mardi 12 mars 2024

Terminales 2 / 3 / 6: comment la connaissance d'un texte peut-elle nous donner la clé de la compréhension d'un autre?


 Expliquez le texte suivant. La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte par la compréhension précise du texte du problème dont il est question.


"Quelle est l'attitude du savant face au monde? Celle de l'ingéniosité, de l'habileté. Il s'agit toujours pour lui de manipuler les choses, de monter des dispositifs efficaces, d'inviter la nature à répondre à ses questions. Galilée l'a résumé en un mot: "l'essayeur". Homme de l'artifice, le savant est un activiste... Aussi évacue-t-il ce qui fait l'opacité des choses, ce que Galilée appelait les qualités: simple résidu pour lui, c'est pourtant le tissu même de notre présence au monde, c'est également ce qui hante l'artiste. Car l'artiste n'est pas d'abord celui qui s'exile du monde, celui qui se réfugie dans les palais abrités de l'imaginaire. Qu'au contraire l'imaginaire soit comme la doublure du réel, l'invisible, l'envers charnel du visible, et surgit la puissance de l'art: pouvoir de révélation de ce qui se dérobe à nous sous la proximité de la possession, pouvoir de restitution d'une vision naissante sur les choses et nous-mêmes. L'artiste ne quitte pas les apparences, il veut leur rendre leur densité... Si pour le savant le monde doit être disponible, grâce à l'artiste, il devient habitable. » 

Maurice Merleau-Ponty - L’œil et l’esprit

Ce texte est incompréhensible si nous ne disposons pas de certaines « clés », notamment du bouleversement provoqué par l’état d’esprit de la science moderne dans l’histoire des sciences. Ce bouleversement s’effectue vers 1630, sous l’impulsion de penseurs comme Galilée et Descartes pour lesquels il est temps pour la science de sortir de l’influence de la scolastique, laquelle enferme l’activité du savant dans un rôle d’observateur capable de saisir la cause des phénomènes naturels.

 

 Oliviers sous le soleil à Vincent van Gogh

 

Ce que le 17e siècle apporte de radicalement nouveau, c’est la mise au premier plan de la notion d’expérience. On comprend mieux ce que cela veut dire si l’on se pose cette question: est-ce que l’on connaît mieux la nature quand on l’observe passivement ou bien quand, à partir d’une idée qui nous vient à l’esprit, on met en oeuvre une sorte de « question test » très concrète et qu’on la pose à la nature? Ainsi par exemple si je regarde la nature et que je me demande si un corps tombe d’autant plus vite qu’il est plus lourd, je vais peut-être répondre « oui », alors que si je dépressurise une pièce, que j’en retire l’air et que j’y fais tomber une plume et une boule de Bowling je vais me rendre compte qu’elles tombent en même temps et que la résistance à l’air, par conséquent, est un critère qui joue davantage dans la chute d’un corps que sa masse. Mais encore faut-il que J’ai une idée AVANT, et que cette idée soit capable de se détacher des apparences pour réfléchir, raisonner, utiliser son entendement davantage que ses yeux ou ses oreilles. Avec la science moderne, on réalise que le savant ne trouvera pas de théorie toute cuite dans la nature, dans les cieux, dans le vivant. Il faut que l’on conçoive une expérience qui sommera la nature de répondre parce qu’en elle même la nature ne nous communique rien, elle suit son cours. Point! Suffit-il de regarder faire la nature pour être un scientifique ou bien faut-il la brusquer un petit peu, l’interroger sévèrement en posant une question sous forme expérimentale? 




Tous les progrès de la science occidentale à partir du 17e siècle répondent par la deuxième option. Ne nous laissons pas aveugler par nos sens. Réfléchissons avant, plaçons notre esprit entre nous et la nature pour ne l’aborder qu’avec une possibilité déjà construite que nous appellerons hypothèse (sous la thèse) et mettons cette possibilité en demeure de nous prouver qu’elle est autre chose qu’un simple possible. Cela s’appelle une expérience et cela prouve qu’un vrai scientifique à partir de cette époque ne porte jamais son attention vers la nature « gratuitement » simplement par hasard mais toujours avec une idée en tête dont il veut « arracher » à la nature l’aveu de sa fiabilité ou de sa totale méprise. Pasteur voit bien qu’il y a des anticorps, mais ce n’est pas pour autant que l’idée du vaccin est dans la nature. Elle ne s’y trouve pas. Il faut l’essayer, d’où le nom que Galilée se donne à lui-même en tant que savant : « essayeur », infatigable interrogateur de l’accusée nature. Quelque chose d’absolument « énorme » voit alors le jour en Europe: une conception résolument activiste de la science, quelque chose que Kant a parfaitement exprimé dans ce passage:

« Quand GALILÉE fit rouler ses sphères sur un plan incliné avec un degré d’accélération dû à la pesanteur déterminé selon sa volonté (…) ce fut une révélation lumineuse pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans et qu’elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements, suivant des lois immuables, qu’elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire en laisse par elle ; car autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé d’avance, nos observations ne se rattacheraient point à une loi nécessaire, chose que la raison demande et dont elle a besoin.Il faut donc que la raison se présente à la nature tenant, d’une main, ses principes qui seuls peuvent donner aux phénomènes concordant entre eux l’autorité de lois, et de l’autre, l’expérimentation qu’elle a imaginée d’après ces principes, pour être instruite par elle, il est vrai, mais non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qu’il plaît au maître, mais, au contraire, comme un juge en fonctions qui force les témoins à répondre aux questions qu’il leur pose. »

Emmanuel Kant, Critique de la raison pure [1781-1787], préface de la seconde édition





Tout s’éclaire à présent et notamment l’importance des mathématiques en physique, ou encore la fameuse phrase de Galilée sur la nature écrite en langue mathématique: « la nature est un livre écrit en langage mathématique. » Dans l’univers, il y a des lois mais elles ne s’imposent pas de façon immédiate, donnée. A force de voir se produire et se reproduire certains phénomènes, des idées nous viennent: « Et si un organisme pouvait triompher d’une maladie en s’y étant déjà confronté? Et si la toxicité d’un virus n’était qu’une question de dosage? » Il faut un « et si? » pour voir se déployer devant soi la loi et en tirer profit. Cela suppose que notre pensée soit capable de « pressentir » l’existence de lois là où ne s’effectuent devant nos sens que des faits. Il faut donc les relier, opérer entre les faits des recoupements, des raisonnements, des rapports. Or quelle est la science des rapports? Quelle est la science purement abstraite dans l’exercice de laquelle l’esprit humain procède au développement de chaines de raisonnement intégral? Les mathématiques. La nature ne nous dira rien si nous ne lui posons pas de questions mais il faut que ces questions soient inspirées par la prescience de lois et il faut que ces lois soient formulées dans la seule langue adéquate qui est celle des mathématiques. Alors derrière les apparences perpétuellement changeantes, provisoires, éphémères, évanouissantes, des sensations apparaîtront comme en filigrane des LOIS universelles et immuables. Je peux me laisser aller à croire en voyant la différence de la glace et de la vapeur que ce sont des réalités différentes alors que ce sont deux états différents de l’eau, de la même molécule d’eau H2o. Quiconque n’a pas en tête cette pensée symbolique et purement rationnelle des mathématiques ne peut rien comprendre scientifiquement à la réalité.

Mais alors qu’est-ce que nous faisons de ces changements d’états, de ces mutations sensibles au fil desquelles je perçois à chaque instant un « devenir autre » de l’eau, du feu, de la chaleur, des couleurs, bref de la vie et du monde? Si je suis un scientifique Galiléen, un savant de la science moderne, la réponse est « rien », je dois les dépasser pour ne plus voir que des symboles, des concepts. Mais si je suis un peintre, je les peins, si je suis un musicien, j’en compose une mélodie, si je suis un cinéaste, je les filme. L’artiste focalise toute son attention sur ce que le savant de la science moderne vient de jeter à la poubelle, en lui disant en substance: « Attends un peu, c’est quand même fascinant ces mutations, cette sorte de courant au fil duquel rien jamais ne demeure complètement identique. On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Tu ne peux pas éluder complètement tout ça sous le prétexte qu’il faut des lois des symboles, des concepts et des identités. Si tu fais ça tu perds le contact avec une certaine vérité au nom d’une autre vérité, à savoir que rien jamais ne demeure identique et que toute loi est vouée à perdre sa validité. »



Tout s’explique alors dans le texte de Merleau-Ponty qui ne vise pas seulement et peut-être pas vraiment à opposer systématiquement le savant de la science moderne et l’artiste mais à pointer du doigt une erreur de la doxa selon laquelle le savant est en phase avec la réalité sensible alors que l’artiste est un rêveur qui s’évade de l’existence concrète. Au contraire, l’artiste ne veut pas se détourner des « apparences », du contact premier que nous éprouvons avec le réel. Il le perçoit, il le célèbre, il le souligne et ça s’appelle « une oeuvre ». Bien sûr, certaines oeuvres nous semblent complètement décalées par rapport à ce que nous percevons mais c’est peut-être parce que nous sommes davantage influence.e.s par la langue que nous le pensons et que nous voyons ce que notre pensée découpée par de mots nous préparent à voir. "l’invisible: envers charnel du visible »: ça veut dire exactement ça, le peintre essaie de voir le devenir sous-jacent sous le dynamisme duquel la réalité apparaît. Le savant, lui, se détourne des apparences pour trouver l’immuabilité de lois qui expliquent universellement les phénomènes.





lundi 11 mars 2024

terminales 2 / 3 / 6: quelques éléments pour comprendre la définition d'une œuvre d'art

 


1) La vision courante de l’oeuvre d’art

Il est difficile de ne pas partir d’un malentendu, voire d’un quiproquo évident entre le jugement de l’oeuvre d’art par l’opinion commune et ce que certains philosophes écrivent à ce propos. 

Pour l’opinion courante, la doxa, l’art est un divertissement, un amusement, une pratique à laquelle on peut passer du temps mais "en plus" des véritables activités, plus productrices, plus utiles, plus en lien avec des nécessités vitales ou avec une rétribution. On considère alors que l’on fait de l’art EN PLUS des activités sérieuses pour lesquelles nous n’avons pas vraiment le choix de les effectuer ou pas parce qu’elles sont vitales. 

Pour un travailleur sérieux, on n’a pas le temps de faire de l’art parce qu’une œuvre est totalement dépourvue d’utilité pratique de fonction, d’objectif. Ça ne sert à rien. Dans une logique de moyens à fins, aucune pratique artistique ne peut valoir, ni même être citée.

on peut également invoquer ici l’extrême légèreté que l’opinion courante s’accorde à elle-même dans la définition de ce qu’une oeuvre est de telle sorte que l’on n’entend toujours des jugements privatifs, négatifs: « c’est pas de l’art, ça ». Tout est subjectif: c’est de l’art pour toi mais pas pour moi. Chacun peut dire ce qu’il veut! » En art de toute façon chacun est libre de juger ce qu’il considère comme de l’art »

Quand nous prêtons attention à ces remarques très dépréciatives, nous entendons souvent  le même argument, ou plutôt ce que l’on pense en être un: « il suffit de mettre ça dans un musée et on appelle ça une œuvre et ça se vend des millions. C’est scandaleux! » Il y a donc dans l’art une forme de performativité (faire advenir quelque chose en le décrétant) qui scandalise un mode de pensée habitué à considérer qu’il faut travailler (moyens) pour obtenir une récompense (finalité).

Comment une œuvre d’art pourrait-elle ainsi gagner ses gallons en « étant simplement là »?

De fait, tout ceci correspond assez bien à la démarche du ready made telle que Marcel Duchamp l’a initiée. Nous savons exactement tout ce qu’elle effectue en réalité: pointer tout ce qui, dans la perception des objets qui nous entourent, a à voir avec le conditionnement de l’habitude. Nous ne prêtons pas attention à ce qui est mais à ce dont nous avons besoin selon nos activités, nos pensées, nos attentes. Quand je regarde un ustensile, je ne l’aperçois pas « en tant que tel » mais je l’utilise pour ce que j’attends de lui.  Je ne e vois pas pour ce qu'il est mais en tant que j'envisage une action à partir de lui.

C’est exactement comme ces jeux pour enfants qui présentent des points qu’il faut relier selon un certain ordre pour faire apparaître des figures. En fait il y a une multitude de points autour de nous mais nous ne nous dirigeons entre eux qu'en reliant entre eux les points des figures dont nous avons besoin, celles que seulement nous voyons. Il y a un insoupçonnable déchet de choses là dans cette projection de nos besoins sur les corps qui pourtant sont bel et bien là. L’un des effets de l’art est de nous faire prendre conscience des ces perceptions non aperçues, gâchées, laissées en jachère dans notre vie quotidienne. Quel besoin est-ce que je pourrai avoir, dans le trajet que je fais pour aller travailler, de m‘arrêter sur ce brouillard, sur cette branche, sur ce banc, sur cette selle de vélo, ce guidon,  ou sur ce visage? J’ai autre chose à faire qu’à être là. Mais quoi? Me concentrer sur ce qu’il me faut gagner dans une perspective de moyens grâce à laquelle je vais acquérir dans une société fondée sur l’échange de quoi vivre.



2) Corps organique et corps anorexique

Duchamp, Picasso nous invitent, pour le moins, à réaliser l’existence de cette multitude d’affects, de perceptions à côté desquelles nous passons à cause d’une mobilisation très ciblée de nos intérêt parce que, de fait, cette roue de bicyclette est « là » parce que ce visage est là, etc.  L’œuvre d’art situe l’existence humaine à un niveau d’instantanéité dans l’attention auquel nous ne sommes pas habitué.e.s parce que nous avons été très tôt conditionnés à "moyenner" notre rapport à la vie, à le soumettre impérativement à une logique de moyens. Laquelle? Celle du besoin vital.

Si tu veux vivre, il faut manger, respirer, boire, dormir.

- Si tu veux vivre, il faut manger

- Mais ne suis-je pas déjà vivant en mangeant?

- Si mais ce soir, demain, dans une semaine? Il faut prévoir.

- Mais pourquoi limiter la vie à ces seuls besoins, ne suis-je pas aussi vivant quand je marche, quand je cours, quand je lis, quand je fais de la philo, ou quand je peins un portrait?

- Si, mais justement: si tu veux avoir le temps de faire toutes ces choses inutiles, il faut que tu te préoccupes d’abord de manger.

- Mais ces choses que tu dis inutiles, ne me nourrissent-elles pas elles aussi, autrement?

- Oui, mais secondairement, après la nourriture, après l’eau. Ce sont des nourritures de second ordre du point de vue vital.

- D’accord, mais si je passe l’intégralité de mon temps à gagner de quoi me remplir le ventre pour ne pas mourir, est-ce que je suis encore un être? Ne deviendrais-je pas une espèce de zombi comme dans ces films d’horreur de Romero où on voit des morts vivants qui veulent mordre les vivants pour les mordre et les mordre encore? Des espèces d’estomacs à dents sur pattes? Est-ce que je vivrai encore comme un HUMAIN?

- Ok mais comment feras tu de l’art si tu ne nourris pas ton corps?

- Et toi comment seras-tu un être humain si tu n’es plus qu’un corps?

- Mais bon sang!  Parce que pour être un homme il faut d’abord que tu sois vivant. 

- Non, pour que je sois vivant il faut seulement que j’ai à devenir quelqu’un 

C’est dans ce tout dernier échange que se joue le fond du problème, parce qu’en fait, il n’est jamais question d’affirmer qu’une personne pourrait n’être qu’un corps ou qu’un être. De toute façon nous sommes à la fois un corps et un être, un organisme et un individu, un ensemble de fonctions physiques et vitales et une présence intensive et signée, « stylisée ». Nous sommes cela de façon « corrélée ». Il n’est pas question de soutenir que nous pourrions vivre à l’écart de notre corps. Ce serait insensé. Par contre, on perçoit qu’il y a une différence pour un être humain entre avoir un corps et être son corps. Je suis un être et j’ai un corps mais plus que toute autre chose, je travaille à être mon corps, à l’intensifier, à lui donner toute la puissance de mon être, de mon envie d’être et c’est par exemple là que nous pouvons situer la performance sportive, le cœur de cette performance qui parfois donne lieu à des « miracles » ou du moins à des réalisations étonnantes, à savoir à des corps que l’on pourrait juger extérieurement plus faibles qu’un autre et qui pourtant effectuent des performances supérieures. 

Un sportif qui se dope utilise son corps comme un moyen: il « a » son corps et il veut en retirer artificiellement le meilleur rendement rendement possible. Il ne lui vient pas en tête que ce rendement ne peut vraiment venir d’ailleurs que de l’être, que du fait d’être son corps et de lui donner le plus d’énergie dont il est capable si c’est nécessaire. Il lui faut donner tout ce qu’il peut. « On ne sait pas ce que peut un corps » dit Spinoza dés lors qu’il ne fait qu’un avec l’effort d’un être pour persévérer dans son être dans le fait d’être et non dans l’illusion d’avoir un corps. Pour être vivant il faut que tu sois quelqu’un. La véritable opposition entre des options de vie se situe ici: entre celles et ceux qui placent le vital au-dessus de l’être en soumettant constamment ce qu’ils ou elles veulent être à la nécessité de survivre et celles et ceux qui ont compris, avec Spinoza que le vital n’existe pas, que le désir de persévérer dans son être s’inventait à tout instant et que finalement il n’existait pas de seuil, de limite bien précise qui permettrait de prévoir, de programmer le point de rupture d’un être, ce qu’il ne peut vraiment pas faire. En fait c’est de l’infini, non pas parce que les humains seraient des super héros mais tout simplement parce qu’il n’y a pas ici de finitude que l’on pourrait programmer.



(Il est peut-être une maladie que nous ferions bien d’aborder sous cet angle, c’est l’anorexie, à savoir ce refus de se nourrir qui se manifeste souvent à la période de l’adolescence et qui est souvent traité comme un problème psychique, comme une pathologie, comme un refus, une négativité alors qu’elle pourrait s’expliquer comme une positivité au contraire, une exploration de cette zone infinie dont il est question ici. Qu’est-ce qu’un corps réellement habité par son être « peut »? 

Il n’est vraiment pas question d’approuver l’anorexique qui explore cette zone de façon brutale, maladroite, inadaptée, inconsciente, ou pourrait dire « en amateur », alors qu’elle requiert de nous au contraire, un certain professionnalisme, un travail concerté, patient, rigoureux (mais d’une rigueur qui n’est pas pour autant rationnelle. Une expédition, ça se prépare, fût-ce tel vers l’impréparé, vers le non préparable. ATTENTION à cette pensée: que l’anorexie soit un trouble dont il est nécessaire de se sortir est évident et urgent. L’anorexie est une impasse. Il ne faut pas y aller. Mais ce regard par lequel deleuze l’éclaire sous un nouveau jour est très riche et pourrait justement mieux convenir que la psychiatrie institutionnelle  à faire comprendre aux anorexiques ce qu’ils font sans s’en rendre compte. Oui il y a bien en effet dans ce qui vous intéresse une zone explorable mais il ne faut pas y aller « comme ça ». Il faut y aller par la pratique de l’art et sûrement pas par le désir de châtier son corps, de le punir alors qu’il n’a pas à l’être, puisque justement vous l’êtes, puisque nous sommes notre corps).

3) L’exposition

Duchamp est-il un imposteur ? En un sens, c’est vraiment la question, la seule question. Son concept de ready made est-il un bon moyen de gagner de l’argent sans trop se fatiguer en donnant ainsi de l'art une définition qui permettrait de le produire sans travailler?

Le problème d’une telle perspective qui classerait Duchamp dans la catégorie « profiteur »,  « charlatan », etc, c’est qu’elle nie une évidence: celle du sens profond de la notion d’exposition ou de présentation dans l’art. Que nous entrions dans la grotte de Lascaux, que nous nous promenions sur un champ recouvert de mégalithes ou que l’on franchisse le seuil d’une exposition, tout cela, toutes ces fréquentations ont le point commun de nous faire pénétrer dans un espace à l’intérieur duquel nous sommes « attendus », en tant que visiteurs par des « réalisations » humaines de telle sorte que, de façon miraculeuse, aussi éloignées dans le temps que soient ces présentations, quelqu’un a misé sur ma sensibilité, sur ma capacité à être touché.e, curieux. se, ou tout simplement « là » devant une peinture, un rocher mis debout, une séquence sonore qui ne sont que là mais qui le sont pleinement, comme une mise en présence aboutie mais font il va falloir se contenter. Le rapport avec une œuvre d’art ne se « moyenne » pas, ne se marchande pas, ne se conditionne à rien, ne se négocie pas, ne prête pas à discussion. Toi qui es là, « SOIS ! » devant une réalisation qui,  « toute affaire cessante », EST, et puis c’est tout. 

Evidemment, une majorité de personnes auront sûrement du mal à saisir le fond de cette présence. Existons-nous autrement qu’en présence de toutes ces choses qui "sont" aussi: cet ordinateur, cette table, cette tasse de café, cette chaise, etc. Nous sommes au milieu d’objets qui sont: la belle affaire. Alors ce serait ça l’art? Mais de qui se moque-t-on?




Non, cet ordinateur n’est pas là, pas plus que cette tasse ou cette chaise…du moins  ces choses ne sont-elles pas vraiment là pour toi tant que tu ne les appréhenderas que comme des ustensiles. Kosuth (Three chairs) prend cette même chaise mais la place dans une installation à côté d’une photo et d’une pancarte où est écrite la définition de la chaise de telle sorte qu’enfin, pour la première fois de ta vie peut-être, tu vas prêter attention au fait que cette chaise est là AVANT que te vienne l’idée de t’assoir dessus (mais encore faudrait-il que tu sois bien disposé.e)

Alors seulement on comprend le sens du mot présence et on réalise que nous passons 99 % de notre vie à éluder la présence des choses du monde et peut-être aussi des autres (quand je vais acheter du pain, est-ce que je saisis la présence de l’être là de la personne ou est-ce que j’achète du pain à un boulanger?) Eluder la présence, remettre à plus tard le moment de rencontrer, de se confronter à l’évidence pourtant incontournable d’un monde là: à quoi passons nous notre temps si ce n’est cela?

La solennité qui imprègne les lieux d’exposition, les espaces sacrés entourés de menhirs ou de mégalithes, les salles de concert, les lieux historiques ne peut  pas s’expliquer autrement que dans les termes de cette mise en demeure qui nous est imposée avec justesse et bonheur (bon heur): tu n’es pas là pour éluder la présence. Tu n’es pas là pour éluder l’être là des objets en la faisant passer après ton utilisation, après leur pseudo ustensilité. Tu es là pour te confronter ENFIN  à la chair même de la présence des choses, à des couleurs, à des formes, à des volumes, à des pesanteurs, à des textures, à de la plasticité donnée, insurmontable, indissoluble, bref à l’essentiel , c’est-à-dire en l’occurrence à l’existentiel. SOIS ! Et arrête de simplement VIVRE. « Présentation » ici signifie aussi réduction de nos expériences au présent de cette mise en présence avec l’être là effectif de la réalité, du monde. 

Que chacune et chacun y réfléchisse un peu et nous réaliserons qu’en fait nous touchons ici du doigt le sens profond et la seule définition authentique d’une oeuvre d’art. On peut toujours évoquer sa « beauté », sa signification profonde, son abstraction (bidon), son intelligibilité, son idéalisme, la vérité est beaucoup plus prosaïque, beaucoup plus simple et surtout beaucoup plus physique, donnée, efficiente, concrète.  Toute oeuvre d’art révèle la non-ustensilité profonde du monde. Me voilà en présence de couleurs qui ne signalisent rien ou ne m’avertissent pas, de pierres posées qui ne semblent vouées à aucune fonction d’habitat, de mots qui ne semblent pas nécessairement vouloir me dire quoi que soit et ne valent que par leur sonorité, etc.




4) La fiction représentative et le divertissement 

Voilà que par un retournement saisissant, la supercherie du ready made brutalement nous apparaît au contraire comme ce qui pointe et déjoue une supercherie d’une amplitude qui nous apparaît sans précédent: on semble vouloir nous faire croire que, de toutes nos activités, l’art serait la plus dilatoire, la plus distractive, la plus accessoire, la plus vague, la plus abstraite, la plus dispensable, la plus évasive, alors qu’en réalité elle nous resitue exactement dans la vérité la moins dépassable, la plus irréductible et irrévocable qui soit accessible aux humains: l’existence d’un « monde-là » dans lequel nous ne sommes « que là », l’existence d’un monde dans lequel le dasein se trouve étrangement « chez lui », lui pour lequel au contraire un tel sentiment nous semblait pourtant inatteignable, « Chez lui » puisque les présences des éléments, des choses, des autres apparaissent comme « ob/jetées » simplement « là ».

Mais comment et pourquoi une supercherie d’une telle nature et d’une telle ampleur a-t-elle pu voir le jour?  Pascal et le passage qu’il consacre à la notion de divertissement répond parfaitement à la question:

« Mais quand j’ai pensé de plus près et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective et qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près.

Quelque condition qu’on se figure, où l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde. Et cependant, qu’on s’en imagine accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher. S’il est sans divertissement et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point. Il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent des révoltes qui peuvent arriver et enfin de la mort et des maladies, qui sont inévitables. De sorte que s’il est sans ce qu’on appelle divertissement, le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets qui joue et qui se divertit. »

Mais on ne comprend rien au sens profond de la pensée de Pascal si on ne la rapproche pas de la phrase qu’il écrit juste avant:

« Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent dans la Cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre »

Si nous déduisons du premier passage que Pascal prône un divertissement continuel afin de se détourner de cette situation atroce qui est celle de ne pas pouvoir se distraire de la pensée de sa condition misérable, absurde et mortelle, on commet un contre)sens puisque bizarrement juste avant il affirme que tout le malheur des hommes vient justement de ceci qu’ils ne sont pas capable de se confronter vraiment à cette condition en la prenant de face dans une médiation simple et sincère grâce à laquelle ils pourraient rester dans cette chambre, en face de la vérité de ce qu’ils sont, à savoir ce que Heidegger trois siècles plus tard appellera le dasein.



Pascal perçoit une réalité d’une profondeur inouïe: nous vivons dans une sorte de déni constant de notre condition authentique et nous avons inventé des charges, des honneurs, des métiers, des devoirs, des choses à faire et à incarner pour nous détourner le plus possible de la vérité de ce que nous sommes, à savoir « juste là » sans destin ni mission clairement fixées. Nous avons donc inverser le vrai rapport qui devrait hiérarchiser nos activités: nous avons substitué à l’essentiel l’accessoire et à l’accessoire l’essentiel. Ce qui est accessoire, c’est ce divertissement par le biais duquel nous nous disons que socialement nous n’avons que des choses nécessaires à faire: métier, charges, comptes en banque, etc. Ce qui est essentiel c’est d’assumer notre être, d’assumer notre condition de Dasein.

Dés lors nous avons inventé une société dans laquelle tout est conditionné, perverti par cette nouvelle redistribution des importances et des tâches. Toute personne qui réfléchit au dasein est un parasite, un inutile qui ne sert à rien qui perd son temps en pensées vaines et creuses. Par contre toute personne qui consacre son énergie à monter dans la hiérarchie, à « produire de la richesse », à créer des marchandises, à se faire bien voir de toutes et de tous, celui-là atteindrait les sommets de la renommée et de cette société du Déni.

Il est un terme autour duquel se cristallise parfaitement cette entreprise du déni, c’est celui de « fiction » avec toute l’ambiguïté étymologique du terme (fiction vient de fingo fingere qui veut dire « forger »). On pourrait parler de « représentation » également, qui vient du latin et qui signifie «  mettre sous les yeux de quelqu’un ». De fait, c’est bel et bien ça une œuvre d’art: mettre sous les yeux de quelqu’un la vérité de la condition qui est la sienne. Mais nous prenons généralement ce terme comme représentation fictive de ce qui est réel. 

Evidemment tout dépend de la définition que l’on admet de la notion de réalité, mais si l’on comprend bien le sens de cette mise en présence dont nous avons parlé précédemment alors rien ne saurait être plus réel qu’une œuvre, réel au sens « d‘être là ». Si au contraire, on insiste sur le fait qu’une œuvre est une invention, une création ou pire encore une imitation, alors évidemment le terme de « fiction » sera totalement justifié. 

Aller jusqu’au terme de la démarche de Duchamp, c’est vraiment saisir à quel point un artiste n’invente rien, ne spécule pas, ne sophistique pas le réel mais se situe au contraire dans une démarche de «  réalisation », de raffinement pur de la matière même du réel. Une œuvre c’est de la réalité condensée, purifiée, raréfiée, sublimée. C’est de la réalité sans additifs ni anesthésiants.

C’est peut-être chez Aristote que nous retrouvons pour la première fois une définition qui se rapproche le plus de cette conception. Dans le livre Esthétique d’Aristote, nous retrouvons beaucoup de développements qui ne cadrent pas avec la conception de Duchamp, mais pas du tout.

Selon l’auteur grec, l’art trois fonctions:

  • Thérapeutique: l’art calme comme le bruit des flûtes qui nous enchante et nous ravit
  • Pédagogique: on peut grâce à l’effet de polarisation de la peinture sur un objet l’étudier sans avoir à subir les désagréments de la nature
  • Cathartique: l’épreuve d’œuvres d’art permet de nous purifier, de nous défouler des émotions puissantes: « Nous voyons ces mêmes personnes, quand elles ont eu recours aux mélodies qui transportent l'âme hors d'elle-même, recouvrer leur calme comme si elles avaient pris un remède et une purgation. C'est à ce même traitement, dès lors, que doivent être nécessairement soumis à la fois ceux qui sont enclins à la pitié et ceux qui sont enclins à la terreur, et tous les autres qui, d'une façon générale, sont sous l'empire d'une émotion quelconque pour autant qu'il y a en chacun d'eux tendance à de telles émotions, et pour tous il se produit une certaine purgation et un soulagement accompagné de plaisir. Or, c'est de la même façon aussi que les mélodies purgatrices procurent à l'homme une joie inoffensive »



Ce troisième critère lui est très profond, contrairement aux deux premiers. La catharsis décrit cette capacité de l’œuvre de nous défouler de défait un cadre par la toile, la musique le théâtre dans lequel nous allons pouvoir vire nos affects avec une certaine pureté, neutralité. Aristote ne l’exprime pas en ces termes mais lorsque il évoque ce « soulagement » dans l’œuvre, il établit la possibilité d’un rapprochement avec des sentiments qu’il nous est peut-être arrivé d’éprouver dans la vie courante. Supposas que nous nous trouvions à l’enterrement d’une personne que nous aimions et qui nous était très proche. Il est évident que nous serons écrasé.e de douleur, de souffrance, broyé.e. 

Mais étrangement il est possible que confusément une certaine intensité se révèle dans cette douleur, intensité dont nous pourrions avoir honte. De quoi s’agit-il? Du fait que là, dans cet enterrement auquel participent tous les proches de la personne disparue, nous éprouvions le sentiment qu’aussi abjecte et écrasante que soit la douleur elle revêt quelque chose de total, de radical, de pur, et qu’en fait quelque chose de nous, même là, se réjouisse d’un sentiment aussi pur, aussi puissant, comme si dans cette aptitude à ressentir, quelque chose de ma puissance de sensibilité se donner à expérimenter. 

Dans une tragédie, ce sentiment confus, inavouable pourrait s’exprimer et se savourer comme tel, sur un mode assumé. C’est ça une tragédie, un cadre à l’intérieur duquel il nous est donné de vivre le fond authentique des affects en tant qu’ils peuvent là et seulement là être revendiqués. Je vois se dérouler la tragédie d’Œdipe et j’éprouve de la terreur et de la pitié pures. 

Dans l’esprit d’Aristote, la représentation théâtrale reste une imitation de la "vraie" vie. Mais en fait, il n’en est rien. Dans cette pureté et cette neutralité que permet le cadre théâtral, l’affect est abordé tel qu’il est, pour ce qu’il est. Nous vivons la terreur telle qu’elle est alors que dans notre vie quotidienne elle est «  causée », provoquée et donc impure parce que reliée à un contexte. Il n’est pas exclu aussi qu’elle soit intéressée ou que je fasse semblant , de la même façon que l’on peut faire semblant d’être attristé dans un enterrement. Mais au théâtre non!



5) Forcer l’admiration?

Il est un autre terme dont l’ambiguïté étymologique peut être évoquée ici avec pertinence, c’est celui d’admiration qui vient du latin ad mirari qui signifie « s’étonner ». Si nous suivons bien ce qui découle du ready made et de la conception de l’art que nous retrouvons notamment chez Bergson, alors l’admiration que suscite l’œuvre n’aura pas d’autre cause que celle de nous mettre en situation de nous étonner devant la révélation de ce qui est , sans que nous l’ayons aperçu: 

 « Qu’est-ce que l’artiste ? C’est un homme qui voit mieux que les autres, car il regarde la réalité nue et sans voiles. Voir avec des yeux de peintre, c’est voir mieux que le commun des mortels. Lorsque nous regardons un objet, d’habitude nous ne le voyons pas ; parce que ce que nous voyons, ce sont des conventions interposées entre l’objet et nous ; ce que nous voyons ce sont des signes conventionnels qui nous permettent de reconnaître l’objet et de la distinguer pratiquement d’un autre, pour la commodité de la vie. Mais celui qui mettra le feu à toutes ces conventions, celui qui méprisera l’usage pratique et les commodités de la vie et s’efforcera de voir directement la réalité elle-même, sans rien interposer entre elle et lui, celui-là sera un artiste. »

Henri Bergson, Conférences de Madrid sur l’âme humaine (1916) dans Mélanges.

Est-ce que l’œuvre d’art « force » l’admiration alors? Pas vraiment dans la mesure où cet étonnement vient de ce que nous nous sommes habitué.e.s à ne pas voir les choses telles qu’elles « sont », telles qu’elles se donnent. L’œuvre d’art canalise notre capacité de sidération vers des lieux où Elle n’est pas habituée à aller: ce moment, ce brouillard, ces chaussures, ce nymphéa, etc.

En même temps, cette référence à la contrainte, à la « force », n’est pas complètement à côté puisque de fait, il existe au cœur de l’œuvre une performativité dans l’exposition, dans l’être là proprement artistique de toute œuvre. 

Mais ce qui est vraiment fascinant c’est que ce verbe forcer sera repris par les partisans d’une conception de l’art élitiste comme exceptionnel, chef d’œuvre, exploit surhumain d’un artiste génial et incommensurable. Parmi les stratégies inconscientes que nous mettons en place pour que le déni de notre situation de dasein perdure et recouvre toute notre existence d’un vernis d’ « existence courante », il y a la nécessité de faire passer les artistes reconnus pour des êtres qui bénéficieraient d’un talent exceptionnel qui ne serait pas à la hauteur du commun de sorte, alors qu’au contraire, il n’est jamais trop tard pour se confronter à la nouvelle authentique que toute œuvre transmet: « le monde est là et il n’est que là, tout comme toi. »

Les véritables artistes n’aspirent pas du tout à être reconnus, admirés, célébrés, mais plutôt à ce que l’on réalise que leurs œuvres ne sont que des célébrations « de ce qui est » et qu’il n’y a rien à forcer dans tout cela. De fait, les brouillards sont exactement comme Monet les peint, tout comme les chaussures de Van Gogh ou le cri de Munch. Toute œuvre d’art est un doigt pointé vers…mais sans jugement ni désignation comminatoire. C’est une façon de souligner, d’attirer une attention distraite par le déni vers ce qui est vraiment essentiel, à savoir justement l’existentiel et non le vital.