dimanche 28 avril 2024

Les épisodes spéciaux d'Euphoria par Sam Levinson - Shoganai

 Pour celles et ceux d'entre vous qui souhaitent consulter les deux articles portant sur  les épisodes spéciaux de la série Euphoria: "le malheur n'est pas éternel" et "j'emmerde tout le monde sauf les blobs marins", ils ont été déplacés sur le blog "Shoganai" auquel on peut accéder sur cette page dans la rubrique: "ma liste de blogs" 



vendredi 26 avril 2024

Terminales HLP (groupes 1 et 2) - L'humain et ses limites (2)


Petit résumé sur les points déjà abordés dans l'article précédent et leurs articulations:  


1) La question des expérimentations animales pose exactement le problème des limites de l’humanité. Utiliser certains animaux pour tester des substances ou des opérations susceptibles d’être profitables aux humains repose à la fois sur une proximité génétique et sur une division générique dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est poreuse, fragile, ténue. 


2) Nous retrouvons exactement  le critère de distinction des quatre ontologies formulé par Philippe Descola. Pour les sociétés naturalistes comme la notre (occidentale), il y a continuité entre les humains et les animaux du point de vue du corps (physicalité) mais discontinuité du point de vue de l’âme (intériorité).

Finalement l’être humain se définit par les limites que la société naturaliste établit à ‘l’égard des non-humains d’un point de vue moral ou spiritualiste  et par l’absence de limite du point de vue physique.


3) Avec Louis Pasteur nous franchissons un cap dans la mesure où la lettre qu’il écrit à l’empereur  du Brésil pose l’efficience dans son esprit de scientifique d’une limite traçable entre les citoyens humains reconnus et des humains condamnés à mort sur lesquels des expérimentations dés lors seraient, selon lui, envisageables. On mesure à quel point ces limites deviennent ici celles que la loi tracent, comme si l’humanité n’était plus une donnée biologique observable et irrévocable mais un statut que l’on peut décréter ou pas. Si Pasteur se sent légitimé à écrire cette lettre, c’est finalement parce qu’il estime que certains humains sont du fait de leur situation pénale plus exposés que d’autres à ce que l’on pratique sur eux des expériences que l’on s’interdirait évidemment sur des citoyens « normaux ». 




4) Cette notion de limite peut-elle être appliquée à l’humanité? L’humanité est-elle une condition limitative, « séquençable » et si oui sur quel continuum? C’est LA question de notre cours, en fait: peut-on concevoir l’humanité comme un « morceau » un tronçon délimité sur la continuité d’une ligne, comme le fait la société naturaliste selon Philippe Descola. Il y a deux lignes: celle du physique et celle de l’intériorité. L’humanité pour la société occidentale c’est ce qui sur la ligne de la physicalité est en continuité avec les monde animal et végétal mais séparé, divisé sur la ligne du corps et du physique. L’autre question est celle de savoir si l’être humain peut dans son fonctionnement social et légal, juridique, pénal se donner le droit de décréter que des individus biologiquement humains ne le sont pas juridiquement, ce que finalement la peine de mort et la notion de crime contre l’humanité semblent ratifier, affirmer?


5) Grâce à Michel Foucault, nous avons situé dans le cadre de cette dernière question le problème  de la prison qui s’est révélée être finalement une sorte de zone apolitique au coeur même de la politique, une anomalie absurde et abjecte reposant sur une dynamique de la limite extérieure. Quiconque réfléchit à la prison réalise qu’elle n’a pas d’autre finalité que de rendre opérationnelle une fabrique de la délinquance, grâce à laquelle des contrevenants vont se retrouver piégés dans une sorte de "polis" inversé. En effet, autant la cité est finalement ce que l’on pourrait appeler une matrice de la bonne citoyenneté, autant la prison représente au sein même de la cité une « non-cité », une matrice à délinquance grâce à laquelle des caractères de criminels seront pré-identifiés, désignés comme les limites négatives de ce dont la cité figurera les limites positives. Il s’agit d’essentialiser des portraits-type de délinquants au fil d’une logique qui n’est pas sans rappeler celle du bouc émissaire, comme s’il n’était possible de constituer l’ensemble des bons citoyens que par le processus de stigmatisation, de repérage et d’exclusion du Non-citoyen, du comportement a-social, a-politique et donc finalement non-humain. 

Nous mesurons ici toute l’amplitude et la perversion d’une dynamique de limitation extérieur/intérieur de l’humanité, fondée sur cette usine de la délinquance qu’est la prison. Le point fondamental sur lequel s’est constituée une dynamique sociale aussi perverse, c’est l’oubli total de la phrase d’Aristote selon laquelle l’homme est un animal naturellement politique. Comment sommes nous tombés suffisamment bas pour accréditer la notion d’une institution: la prison,  dont la visée est aussi clairement a-politique et cela au sein même de la polis?



6) Pour approfondir le propos, il nous faut revenir à la dimension anthropologique de limite notamment telle que Philippe Descola l’avait définie avec tant de justesse concernant les quatre ontologies. Ces quatre différents types de société se constituent en eux mêmes par le jeu de cette distribution de continuités et de discontinuités entre le corps et l’esprit. Ce que cela signifie c’est justement qu’il n’existe aucune base objective à cette distribution. C’est comme si chacune de ces ontologies se donnait à elle-même par cette sélection une épaisseur subjective. D’ailleurs cela se manifeste clairement lorsque nous, occidentaux, qui avons été élevés à partir d’un conditionnement naturaliste sommes fascinés par des thèses, des oeuvres ou des spiritualités d’inspiration clairement animiste. Ainsi par exemple, lorsque nous suivons et adhérons à des idées illustrées par les oeuvres de Hayao Myazaki, nous renions totalement les présupposés naturalistes, ce qui prouve que nous pouvons dépasser les frontières et explorer l’autre côté de cette détermination ethnologique de l’ontologie dans laquelle nous avons été éduqués. Les limites de ces quatre ontologies aussi indiscutables qu’elles soient sont poreuses. Elles nous imposent un formatage dont nous ne sommes pas nécessairement dupes, inconscients, esclaves.


Parvenu.e.s à ce 6e point, nous pouvons insister sur le fait qu’il est maintenant parfaitement clair que « oui », l’humanité semble bel et bien être une question de limites, avec tout ce que cela implique de perversité, notamment au regard des expérimentations animales, mais aussi du traitement de la délinquance et de l’existence de la prison (institution a-politique dans la polis humaine, ce qui est une contradiction dans les termes). Non seulement l’humanité est une question de limites que les humains instaurent à l’égard des animaux, des condamnés à mort, voire finalement des délinquants apprenant leur partition de délinquants dans ces fabriques à délinquants que sont les prisons, mais aussi par le bais desquelles ils se répartissent en sociétés animistes, naturalistes, analogistes, totémiques (Descola). Ce que nous constatons, ce sont les conséquences des erreurs notamment de la société naturaliste (écologie) mais aussi des institutions répressives (prison) et tout cela vient sans aucun doute du fait que ces limites aussi bien biologiques, éthologiques, ethnologiques, légales, juridiques, pénales sont celles que les humains se donnent à eux-mêmes. En fait nous voyons ici à l’oeuvre l’efficience de la même dynamique stigmatisante que celle que nous avions démasquée dans la langue lors du cours précédent sur les violence. Ce qu’il nous faut explorer maintenant c’est la possibilité de porter un regard moins dogmatique et surtout moins partial moins subjectif, moins partie prenante sur la pertinence de cette notion de limites appliqués à l’humain.



2) Zôon « a-politikon » et ensemble ouvert (suite)

             Nous avons déjà commencé à développer cette deuxième partie et nous reprenons le cours à cet moment. Cette expression de zôon a-politikon qui est l’exact contraire de l’affirmation d’Aristote peut s’entendre en deux sens:

  1. Elle dénonce dans le prolongement des thèses de Michel Foucault cette effroyable machine à créer des « délinquants types » à partir desquels l’ensemble de la bonne société des bons citoyens peut se définir et se constituer au fin d’une dynamique aussi exclusive qu’inclusive et qui n’est l’un que parce qu’elle n’est pas l’autre. C’est exactement cela qui pose problème: cette logique des ensembles fermés. Or comment la combattre sans explorer le paradoxe des ensembles ouverts?  Peut-on se représenter un ensemble qui ne se constitue qu’au gré d’une dynamique de l’inclusion? Est-ce si difficile que cela? N’est-ce pas finalement assumer l’héritage d’Aristote, celui de l’homme comme animal naturellement politique?
  2. Ceci nous amène au second sens: le zôon a-politikon c’est finalement si l’on suit les thèses combinées de Heidegger et de Jacob Von Uexküll l’animal tout court. La vraie différence entre l’humain et les animaux ne vient pas en effet de ce que la société naturaliste a arbitrairement institué (continuité de corps, et discontinuité d’âme) mais plutôt de la distinction entre le biotope et la polis. Les animaux ont des milieux et les humains n‘en ont pas, de telle sorte qu’il leur revient de se construite une polis, ce que l’on pourrait appeler par un néologisme: un politope

Se pourrait-il que l’être humain loin de se définir comme cette créature qui impose des limites se satisfasse de les explorer, d’être finalement l’espèce la plus border-line de la planète? Nous pouvons ici penser à l’une des citations les plus porteuses de sens à partir de la fameuse affirmation d’Aristote du zôon politikon. Il s’agit de celle de Jacques Rancière: « la politique n’est pas faite de rapports de forces, mais de rapports de mondes. »

Cette phrase est incompréhensible si nous ne l’éclairons pas de tout ce qui a été dit notamment par Jacob Von Uexküll et plus récemment par Philippe Descola dans son livre sur la composition des mondes. Les animaux ne naissent pas dans la nature mais dans un milieu qui les constitue tout autant que eux le constituent. Von Uexküll a mis à jour ce processus par le biais duquel il existe dans la nature des désinhibiteurs (le terme est inventé par Heidegger), c’est-à-dire des affects, des stimulations à partir desquels chaque animal crée le « territoire » à l’intérieur duquel il fait ce qu’il « est ». C’est exactement la notion de biotope telle que la pandémie récente en a clairement prouvé la pertinence (mettre en contact des espèces qui sont ainsi chassées de leur biotope crée des dysfonctionnements, des souches virales destructrices). C’est comme si la texture la plus profonde et la plus structurelle de la vie se défaisait. Il existe dans la nature une harmonie, un ouvrage dont les êtres humains ne tiennent pas compte, auquel ils se rendent aveugles, probablement parce que l’économie mondialisée est fondée malheureusement sur des présupposés naturalistes qui sont bio-incompatibles.

Observer la nature en se détachant complètement de l’idéologie naturaliste permet de ne plus se laisser aveugler par la prétendue limite entre les non humains et les humains du point de vue de l’intériorité. C’est justement le contraire qui est évident: chaque animal est porteur de cette intériorité grâce à laquelle il se constitue le milieu à l’intérieur duquel il peut accomplir et déployer sa puissance, être ce qu’il est: tique, araignée ou abeille. De fait, nous voyons bien comment ces différents biotopes s’articulent entre eux de telle sorte qu’ils se nourrissent les uns des autres au sein d’un ouvrage immanent, grandiose et incroyablement efficient. C’est comme si la nature ne cessait de se faire naturante à chacun de ces « croisements  de biotopes » dont il est clair que chacun concourt à un « ensemble », ensemble que l’on peut VRAIMENT qualifier d’ouvert, parce qu’il n’exclue rien. C’est cela que nous réalisons grâce à Von Uexküll: le sens miraculeusement opérationnel de la notion d‘ensemble OUVERT. 



Mais pourquoi l’être humain est-il privé de biotope? Parce qu’il est zôon politique en un sens qui va bien au-delà de celui dont Aristote  avait déjà développé la géniale intuition: ce que l’humain VOIT, en tant qu’il est lui, être fondamentalement désœuvré (Heidegger), débarrassé de la nécessité accaparante de créer son biotope, ce sont justement les brèches par les biais desquels fonctionne la nature en tant qu’ensemble OUVERT. Le propre de l’être humain n'est pas seulement de se constituer lui-même en tant qu’animal non génétique au sein de la cité mais de se rendre sensible (ce qu’il est dés le départ) à ces pointillés entre les biotopes animaux dans la porosité desquels se constituent les ouvertures de l’ensemble ouvert de la nature naturante. L’homme est donc bel et bien la créature des limites mais pas en ce sens qu’il aurait à les instituer mais parce qu’il lui revient d’en avoir l’intelligence, la sensibilité, d’être le spectateur de la façon naturelle dont toujours déjà ne cessent de se créer et de s’harmoniser des mondes. L’être humain est la créature dans laquelle se définit l’acception la plus noble de toutes les activités, à savoir la politique, mais il n’est plus ici question de la politique de la cité humaine. C’est de la cité des vivants dont l’être humain se trouve être à la fois l’instigateur et le témoin privilégié.



Dans le cours qu’il a donné en 1929 sur le thème « Monde, finitude et solitude »,  Martin Heidegger essaie de spécifier cette différence de rapport au monde entre l’être humain et l’animal. La thèse défendue est la suivante: " 1) la pierre est sans monde 2) l’animal est pauvre en monde 3) l’homme est configurateur de monde."

On pourrait reformuler cette idée en affirmant que la pierre est inerte. Elle n’a aucun rapport avec rien. Elle est là mais en un tout autre sens que le Dasein qui a conscience d’être jeté là. Seule l’être humain est un dasein. La pierre est sans rapport. Elle est une chose. Heidegger reprend les thèses de Jacob Von Uexküll sur le milieu animal. L’animal est pauvre en monde alors que l’homme est configurateur de monde. Qu’est-ce que cela veut dire? Cela pose la différence entre le milieu et le monde. L’animal ne perçoit pas le monde mais les stimuli à partir desquels il configure un territoire à partir de perceptions « données » . Nous avons déjà évoqué les trois affects avec lesquels la tique perçoit son milieu: l’acide butyrique, un certain degré de chaleur (37°), une parcelle de peau dépourvue de poil. C’est exactement ce que nous venons de développer sur le biotope animal. N’ayant pas de biotope, l’être humain lui est jeté dans le monde  La pierre est inerte, elle est posée là. L’animal a un milieu qui s’ouvre à lui à partir de stimulations précises dans l’absence desquelles il est en « stand by ». On sait que Von Uexküll a ainsi gardé dans cet état larvaire une tique pendant plus de 18 ans. L’homme a un monde, c’est-à-dire qu’il ne bénéficie pas de ces stimulations qui lui ouvre un milieu (en cela Heidegger se dissocie de Von Uexküll). Nous pouvons ici relier tout ce qui vient d’être dit à la thèse d’Aristote, l’humain lui est en charge d’une tâche spécifique dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle n'est pas évidente, celle de créer l’environnement dans lequel il va exister en tant qu’homme et cet environnement s’appelle une cité, une Polis. 

Or, comme il a été dit, Heidegger appelle ces stimuli des animaux à partir desquels ils continuent leur milieu "des désinhibiteurs". Être désinhibé.e, c’est n’être plus limité.e, ne plus avoir de retenues imposées. C’est comme si Heidegger suggérait que la tique est empêchée d’être tique dans le milieu qui le lui permet tant qu’elle n’est pas stimulée par les trois affects déjà précisés. L’être humain, par contre n’ayant pas de milieu mais étant jeté dans le monde, on peut légitimement supposer qu’il n’a pas de désinhibiteurs.  Il se trouve que créer une cité implique en effet précisément le contraire de la désinhibition.  Que faut-il en conclure? Que l’être humain, contrairement aux animaux ne constitue pas sa façon d’être en se désinhibant mais en s’inhibant. Ce qui s’éclaire alors est la place fondamentale des interdits dans les civilisations humaines. 




Les milieux propres aux animaux semblent donc installer naturellement des limites à l’intérieur desquelles les animaux sont pris, au sens fort du terme, à savoir que leur être ne se constitue que dans la limite intérieure de leurs biotopes. La tique ne peut libérer l’être par laquelle elle s’affirme en tant que tique que dans le territoire d’actions (ce qu’est un milieu) défini par les trois stimulations. On pourrait dire par conséquent que leur être est délimité par des frontières dont ils ne vivent que l’intériorité qu’elles délimitent. L’animal, selon Heidegger, n’est donc pas conscient puisque son être ne s’effectue que dans le « dedans » du milieu qui se déploie à partir de ces stimulations. Privé de stimulations, l’être humain ne libère pas l’être dans lequel il consiste, d’ailleurs on ne sait pas bien en quoi il consiste puisque dans son cas l’harmonie préétablie des biotopes ne joue pas. Il faut qu’il se prescrive à lui-même des interdits, mais évidemment cela ne peut pas se passer de façon aussi pacifique, aussi établie, aussi harmonisée que pour les animaux. L’être humain est donc fondamentalement un être à problème ne serait-ce que parce qu’il vit le fait d’être non pas comme donné mais comme problème, et c’est en cela qu’il est un dasein.

Ce point est probablement le fondement même de ce rapport étrange de l’être humain aux limites, étant entendu qu’il est le seul être qui ne libère pas son être dans le dedans des limites posées par les désinhibiteurs. On pourrait dire de l’être humain qu’il vit sur la limite extérieure de ce que c’est qu’être. Il vit le fait d’être comme une crise, comme une situation limite qui lui donne à la fois une certaine vision, un regard sur ce qu’il vit mais en même temps qui le définit comme cette créature située dans l’épreuve critique de l’être.

Il est une perspective qui appuie cette particularité de l’être humain selon Heidegger, c’est l’ennui. Le philosophe allemand distingue en effet la stupeur animale et l’ennui humain. L’animal se libère dans un rapport à l’être qui est à la fois libéré et stupéfié, en ce sens que ce rapport ne pose pas question. Ce terme de « stupeur » n’est pas à prendre au sens de stupide, mais à celui d’ « inconscient ». L’existence ne pose aucun problème à l’animal parce qu’il ne vit ce qu’il est que de l’intérieur de son biotope. L’être humain, au contraire, est privé de biotope et vit dans l’angoisse cette expérience d’être jeté non pas dans son milieu mais dans « un » monde. Autant l’animal vit ce que c’est qu’être de l’intérieur de ce que c’est qu’être, autant l’être humain vit le fait d’être de l’extérieur.

Si nous résumons tout ce qui vient d’être dit à partir du cours de Heidegger sur « monde finitude et solitude » dans le commentaire de sa citation: « la pierre est sans monde, l’animal est pauvre en monde et l’homme configurateur de monde », nous devons partir de l’humain comme Dasein. Il ne vit pas le fait d’être comme évident, donné parce que si c’était le cas, il serait comme l’animal et il vivrait dans une forme d’accaparement, d’activité, de relation d’emblée efficiente avec son milieu. Au lieu de cela il est désœuvré, en tant que Dasein et vit le fait d’être comme problématique, questionnant, angoissant.

             En terme de limites, c’est particulièrement intéressant: l’être humain vit le fait d’être « de l’extérieur ». Être était un phénomène qu’il appréhende comme n’étant pas lui, n’étant pas fait pour lui. L’homme n’est pas une créature pour laquelle le fait d’être se fait dans l’être, mais du « dehors », de telle sorte qu’il peut s’étonner d’exister, ce qu’apparemment l’animal ne fait pas. S’il en était autrement l’humain serait accaparé dans la stupeur d’exister, c’est-à-dire dans la non-conscience et il existerait de plain pied avec l’être, mais ce n’est pas le cas. De ce fait, la question de la limite est fondamentale pour l’être humain. Il est la seule créature à se situer dans le fait d’être de l’extérieur.  Il ne vit pas dans les limites naturelles d’un biotope, dans le dedans de ces limites mais dans l’extériorité de ces limites naturelles, ce qui lui impose la tâche de s’imposer à lui-même des limites qu’il lui faudra concevoir, constituer. L’homme est la seule créature à laquelle il revient de s’inhiber artificiellement, volontairement et c’est finalement ce qui s’appelle « construire une cité », être un animal naturellement politique. Quelque chose de la pensée de Heidegger revivifie la phrase d’aristotélisme, l’investit d’un sens nouveau et profond. 




Mais précisément nous avons vu au début de ce cours tout ce qu’il pouvait s’ensuivre d’errance, d’approximation, de dévoiement notamment avec les expérimentations animales, la société naturaliste, la prison. Dans cette tâche très ardue qui revient à l’humain et seulement à lui, à savoir s’imposer à soi-même  des limites grâce auquel nous pourrons exister dans le monde étant entendu que nous ne pouvons pas vivre dans un milieu, l’humain peut se laisser fasciner par le modèle de l’ensemble fermé et par cette dynamique perverse qui consiste à se constituer par stigmatisation excluante de l’élément réputé étranger et dangereux. 


3) Le seuil critique de l’être humain (l'humain EST la limite)

Comment articuler les limites qui s’imposent à l’être humain de « l’extérieur » (mais de quel extérieur est-il ici question?)  et celles qu’ils s’imposent à lui-même de l’intérieur de sa condition? C’est à cette question, fondamentale pour notre sujet, que nous sommes maintenant en capacité de répondre.

Grâce à la condition de « dasein » telle que Heidegger la formule et la problématique en tant qu’elle constitue spécifiquement la situation humaine, nous sommes en mesure de concevoir l’espèce humaine comme une sorte de séquence ou de segment ou encore de territoire sur un continuum, ce dernier étant celui-là même de l’être, de l’existant, de ce que c’est qu’être. Autant l’animal vit pleinement , intérieurement ce que c’est qu’être dans la mesure où son ancrage dans la nature s’opère par le biais d’une authentique immersion dans un biotope auquel il accède par le déclenchement de ce que Heidegger appelle « désinhibiteurs » et Von Uexküll des « signes », autant l’être humain est comme jeté dans un environnement sans s’y voir assigner un milieu. C’est exactement la raison pour laquelle il est un dasein, c’est à dire un être pour lequel est dans son être question de son être. » Il ne sait pas ce qu’il fait « là » parce que cet être là se manifeste à lui de façon neutre, non-signifiante. Il n’a pas d’ancrage à un biotope dans la construction duquel des signaux l’orienteraient. « Ce que c’est qu’être » lui pose donc un problème parce qu’il n’a pas le milieu qui lui permettrait d’investir son être d’un "avoir à être" (alors que les animaux disposent de cette orientation toujours antérieure, déjà naturelle, grâce à laquelle ils sont prédisposés à libérer l’énergie dans laquelle ils consistent). 

Ce qui est absolument génial dans la notion de « milieu » découverte et posée par Von Uexküll, c’est qu’elle associe les questions de "savoir qui être" et celle de "savoir quoi faire" avec la prédétermination d’un champ, ou d’un biotope à l’intérieur duquel ces questions au sens propre n’ont plus vraiment lieu de se poser puisque elle sont déjà dans le lieu d’effectuation de leurs réponses, lieu dont l’être humain, lui ne dispose pas, selon Heidegger. Le milieu, c’est l’affirmation d’une antériorité d’un lieu d’être à l’intérieur duquel un être peut libérer ce que Spinoza appelle son conatus, son désir de persévérer dans SON être, l’araignée dans son être d’araignée, l’orchidée, dans son être d’orchidée, la guêpe dans son être de guêpe. Les animaux, donc, ne sont pas des « dasein ». 

Par conséquent, la structure de ces ensembles ouverts que constituent ces biotopes animaux et végétaux manifestent à la fois une prédétermination, une harmonie préétablie et une certaine capacité dynamique grâce à laquelle la nature est naturante, toujours efficiente, toujours à l’œuvre. Comme le dit Jacques Monod à propos de la vie, la nature « bricole », « joue », invente, improvise des arrangements mais toujours en suivant la trame de ces ensembles ouverts grâce auxquels une solidarité fondamentale se maintient et maintient des ensembles (les biotopes)  au sein d’un ensemble (la nature). 

Par conséquent les animaux déploient leur être, libère leur désir de persévérer dans leur être au sein même des limites intérieures que dessinent les stimulations ou les signaux, ou les désinhibiteurs. Ce dernier terme apparait beaucoup plus clairement si nous le relions au conatus qui est l’expression la plus pertinente du désir chez Spinoza. C’est en ce sens que l’on peut dire que c’est de l’intérieur de ce que c’est qu’être que les animaux « sont ». Ils n’ont pas à avoir conscience ni même à prendre en compte d’autres signaux, d’autres affects que ceux-là même à partir desquels commence l’aventure d’être de LEUR être. Si la guêpe disposait de la perception des désinhibiteurs de l’orchidée, il est évident qu’elle ne se laisserait pas tromper par la transformation de l’orchidée en appareil génital de la guêpe et par conséquent qu’elle n’assurerait pas cette tâche qui consiste à servir d'organe reproducteur à l’orchidée.



Il est très tentant pour nous, humains, d’affirmer que la guêpe n’en a pas « l’intelligence » sauf que, prenant en considération l’ensemble ouvert de la nature, il ne fait aucun doute qu’il existe une très grande intelligence à l’œuvre dans la tromperie de la guêpe par l’orchidée et que nous ne sommes plus du tout en prise ici avec le petit jeu très humain, trop humain, de donner des bons points d’intelligence à certaines espèces au détriment d’autres, mais qui fait ça et qui peut y trouver de l’intérêt à part l’humain? (Et d’ailleurs sur le fond, qui nous dit que la guêpe soit vraiment « trompée »? Qui nous dit que tout cela n’est pas un « jeu » (la nature aime à se cacher - Héraclite)?) 

Sur cette ligne continue de l’être, de ce que c’est qu’être, il ne fait donc aucun doute que l’animal se situe dans ce que l’on peut appeler la bordure intérieure de cette limite. L’animal est « enveloppé » dans l’être et il n’y a rien d’abstrait dans cette terminologie parce que le biotope est cet enveloppement là, « enveloppement » qui ne peut en aucune façon convenir à la condition humaine dans ce continuum de l’être.

L’être humain lui se situe sur la bordure extérieure de l’être, exactement comme sur une ligne de crêtes à la hauteur de laquelle peuvent se distinguer l’être et le « non-être ». Il n’est pas de plus profonde interprétation de la fameuse phrase prononcée par Hamlet: « être ou ne pas être telle est la question », question que seul un être humain peut se poser. L’être humain est cette perspective-limite de l’être, ce seuil critique à partir duquel être se questionne puisque il ne s’aborde pas comme l’intérieur d’une condition donnée. Mais quel est exactement ce vertige qui se manifeste à la condition humaine et pas à celle de la vie non-humaine?

Ce n’est pas la perspective de la mort comme nous avons tendance à le croire trop rapidement, c’est plutôt celle d’une vie sans être, d’une vie que nous suivons sans l’habiter de notre être (la vie longue, très longue que croit nous faire espérer Laurent Alexandre et qui s'apparente plutôt à une espèce de purgatoire aseptisé) . En effet, il est évident si l’on suit les conséquences de tout ce qui vient d’être dit qu’un animal ne peut pas vivre sans être ce qu’il a à être parce que les limites intérieures de son biotope le maintiennent dans cette efficience là. Évidemment les humains peuvent le maintenir hors de la perception de ses désinhibiteurs comme l’a fait Von Uexküll avec une tique mais justement, c’est bien une idée d’humain qui ne s’accomplirait pas dans une nature non transformée par les hommes. Les humains au contraire peuvent parfaitement vivre sans être, précisément puisqu’ils ne disposent pas du biotope à l’intérieur des limites duquel il pourrait libérer son être (qu’on y réfléchisse un peu: vivre sans être, c’est exactement ce que le transhumanisme nous fait miroiter comme idéal de vie humain et c’est terrifiant: augmenter l’espérance de vie, vivre pour vivre sans qu’être ne s’y manifeste d’une quelconque manière)

En d’autres termes, il existe des limites naturelles extérieures pour les animaux et les végétaux grâce auxquelles ils peuvent libérer « de l’intérieur » l’être même dans lequel ils consistent. Par opposition, l’être humain doit intérieurement se prescrire à lui-même des limites dans le cadre légal duquel il pourra effectuer un mode d’être qui lui sera spécifique mais précisément en tant qu’il sera extérieur, c’est-à-dire que sa nature sera extérieure, et dans cette extériorité même de la condition humaine, c’est un mode d’être spécifiquement politique qui s‘affirme. L’être humain est un être dont les conditions pour être ne lui sont pas données de l’intérieur de l’être mais d’un extérieur improbable qu’il va lui falloir inventer constamment. La politique est un mode d’être propre au dasein.

L’être humain finalement ne sait pas comment être parce qu’aucun désinhibiteur ne se manifeste à lui pour lui prescrire un biotope à l’intérieur duquel il aurait pu libérer l’énergie propre à son être naturel. Il n’y a pas d’énergie propre à un être humain. Par conséquent, il lui revient de se fixer à lui-même des inhibiteurs (lois, commandements, rites, etc.) grâce auquel il va pouvoir constituer une attitude, un être à être mais « extérieurement »  puisque ni la nature, ni un Dieu, ni l’être ne lui prescrive quoi que ce soit. C’est comme s’il revenait constamment à l’être humain, et à lui seul de "cent fois sur le métier de la vie, remettre l’ouvrage de l’être qu’il lui faut être", qu’il lui faut déterminer. C’est ça: un animal naturellement politique, un zôon politikon. C’est cela finalement qu’Aristote voulait dire, et c’est bel et bien une question de limites. L’homme doit fixer des limites politiques à sa vie sans quoi il deviendra un « moins que rien », un néant, un être sans être.  C’est comme si nous nous trouvions constamment devant le choix d’Hamlet: la réponse « ne pas être » à la question «  être ou ne pas être » est toujours possible, toujours tentante dans son absurdité même dans sa caducité, dans la séduction même de son vide (on peut ici penser à la vie de Jean-Claude Romans, mais pas seulement: toute vie qui finalement ne franchirait jamais le seuil de la petite affaire privée, de l’oïkos), au vertige qui finalement ne cesse d’exercer sur nous sa dangereuse attraction. Mais en même temps  nous affichons la détermination d’une certaine condition auto-constructrice lorsque nous répondons: « être ». Nous nous définissons dans le suspens effroyable de cette question que nous sommes les seuls animaux à pouvoir nous poser, mais nous évitons de sombrer en ne cessant de lui donner une seule réponse qui est: « être ». 




L’être humain se définit littéralement comme seuil  critique de ce que c’est qu’être et ce seuil critique s’impose à nous comme condition qu’il nous faut assumer par deux actions dont chacune correspond à la bordure extérieure et intérieure de cette limite critique, de ce seuil dont le fil dessine exactement et dangereusement (parce qu’il y a sans cesse un risque) notre condition humaine:

  • Puisque il nous revient, contrairement aux animaux de nous auto-construire, il nous faut des interdits, des inhibitions, alors que les animaux ont des des inhibiteurs: cela c’est le versant intérieur ce qu’il faut que l’être humain s’impose à lui-même mais DE lui-même, en tant qu’espèce. L’être humain est donc une espèce qui doit se fixer à elle-même des limitations.
  • Si l’être humain vit le fait d’être comme une question, comme un problème, s’il vit l’angoisse d’exister et semble être la seule créature à l’éprouver (dasein), c’est que les animaux, les végétaux, eux, « sont » et qu’il vivent le fait d’être en pleine adéquation avec l’être, sans pouvoir ni avoir à se poser des questions. Ce qui s’offre à nous donc, et à nous seulement, n’est ni plus ni moins que le spectacle de ce que c’est qu’être, peut-être aussi « sa prise en charge » (mais de l’extérieur). Les animaux vivent le fait d’exister comme une plénitude, pas nous. Par conséquent la limite qui nous est fixée par cette position consistant à « être de l’extérieur de ce que c’est qu’être » nous permet de percevoir une condition que nous ne pouvons pas accomplir, réaliser, celle d’être de plain-pied avec l’être comme le font les animaux et les végétaux, les non-humains. Nous sommes témoins d’une condition que nous n’appréhendons que de l’extérieur à ce qu’elle « est », sachant que ce qu’elle est, justement c’est être. Nous incarnons l’ouverture d’un regard sur l’être qui en même temps nous exclue de la plénitude de sa réalisation. Quelque chose ici se dessine comme une éthique, comme un « avoir à être ». Ce n’est pas qu’un destin ou qu’une mission soit donnée à l’être humain par un être divin. C’est plutôt que nous avons mis à jour l’être humain comme une « situation ». Nous l’avons situé sur une ligne, sur un continuum qui est tout simplement le fait d’être et que cette mise en situation « pose » l’humain comme un regard, comme une vision, peut-être comme une conscience. Il y a une limite qui est aussi comme un chemin, comme une ligne de crêtes que l’homme peut prendre s’il entend être à la hauteur de la situation qui lui est faite dans l’être. Pour le coup, nous pourrions dire ici que « c’est comme ça », qu’il est du ressort de l’être humain d’être à la hauteur de ce qu’il est ou pas, sachant que ce qu’il est, c’est en charge d’un certain rapport au fait d’être qui lui échoie, à lui et à lui seul. 


Dans une lettre qu’il envoie à Jean Bauffret qui a largement participé à la diffusion de ses idées en France, Martin Heidegger revient précisément sur la place exacte où l’humain se situe par rapport à l’être. Cette lettre s’intitule « lettre sur l’humanisme ». Nous y trouvons ce passage très éclairant:

« L'homme n'est pas le maître de l'étant. L'homme est le berger de l'Être. Dans ce « moins », l'homme ne perd rien, il gagne au contraire, en parvenant à la vérité de l'Être. Il gagne l'essentielle pauvreté du berger dont la dignité repose en ceci : être appelé par l'Être lui-même à la sauvegarde de sa vérité. Cet appel vient comme la projection où s'origine l'être-jeté de l'être-la [Dasein]. Dans son essence historico-ontologique, l'homme est cet étant dont l'être comme existence consiste en ceci qu'il habite dans la proximité de l'Être. L'homme est le voisin de l’Être. »  -

                     Heidegger lettre sur l’humanisme à Jean Bauffret (1946)


Cette lettre est comme un bilan, une sorte de testament de tout ce que son oeuvre essentielle « être et temps » peut permettre de poser, d’induire comme rôle, comme éthique humaine. Il se trouve que cette lettre est très riche sur cette question de l’humanité en tant que concept limite, de condition séquençable sur le continuum de l’être. Le terme retenu est celui de berger, celui qui garde et qui re-garde. L’être humain ne jouit aucunement d’une quelconque maîtrise de l’être, ce que manifeste assez clairement notre statut de Dasein et toute personne s’accordant avec ce sentiment du dasein se rallie nécessairement à cette thèse. Il est une expression française qui peut-être restitue exactement la situation de l’être humain par rapport à l’être (à ce que c’est qu’être)  c’est le terme « regardant ». Une personne qui est dite « regardante » sur ceci ou sur cela est une personne qui se soucie de cette chose, qui s’en préoccupe et qui en assume la charge. On pourrait dire que l’humain est l’espèce regardante sur le fait d’être, regardante parce qu’il en est le témoin (l’animal la vit sans la voir) et aussi parce que cette posture de témoin le met en situation d’en devenir responsable, « en charge » exactement comme un gardien auquel on confie la charge de veiller au troupeau, de s’en préoccuper. L’être humain ne maîtrise rien du fait d’être mais il en a le souci, il lui revient de veiller au grain de l’être. 


On peut ici penser à la réponse de Caïn à l’éternel lorsque celui lui demande ce qu’il a fait de confrère Abel: « Suis-je le gardien de mon frère? » On sait bien qu’il vient de le tuer et que par cette phrase il exprime finalement le mot d’ordre de tous les assassins: « pourquoi aurais-je à me soucier de l’autre humain? » Mais évidemment il faut en changer totalement le contexte: L’humain est comme un tout autre Caïn qui ne répond pas du tout à une divinité supérieure ou éternelle quelconque (puisque pour Heidegger, il n’y en a pas) mais qui, au contraire du Caïn de la bible assurait un rapport responsable à l’être. L’homme est un témoin d’un évènement dont il lui revient d’affirmer, de se porter garant de la réalisation et cet évènement n’est rien de moins que le fait d’être tel qu’il s’applique à la totalité de ce que est.

Quand on lit l’extrait de la lettre, on peut juger qu’elle est pleine de grandes phrases incompréhensibles sur l’être, surtout si on ne connaît pas les thèses de Jacob Von Uexküll dont il faut reconnaître que Heidegger ne prend pas tout, mais il en retient la notion de milieu et celle de monde. L’animal est pauvre en monde. La contrepartie de cette pauvreté en monde est l’extrême richesse du milieu. L’animal est riche en milieu, c’est-à-dire qu’il peut libérer son être pleinement sans inquiétude ni attention particulière dans ce territoire délimité et constitué par les désinhibiteurs. Dans ce « milieu » qui leur est propre, chaque espèce peut s’impliquer exclusivement dans une seul tâche qui est d’être, et d’être exactement ce qu’elle est. 

Nous pouvons rendre compte de cette situation en imaginant un concert dans lequel la plupart des musiciens jouent aveuglément mais parfaitement une partition qui leur a été donnée. Ils jouent exactement ce qui leur a été prescrit et dans un timing parfait de telle sorte que sans se consulter la musique est parfaite et chacun instrument joue quand il faut qu’il joue. Ce sont les vivants non-humains, les orchidées, les guêpes, les tiques, etc. Mais voilà que dans ce concert d’autres instrumentistes n’ont pas de partition et ne savent pas quoi jouer. Ils sont jetés dans la fosse de l’orchestre sans savoir que faire et sans être sûrs qu’ils ont quelque chose à y faire. Leur présence n’est fondée sur rien. Ils ne savent pas ce qu’ils font là et sentent d’autant plus qu’il y a une représentation en cours qu’ils ne sont pas aveugles, eux. Le moins que l’on puisse dire est qu’il y a en effet, de quoi être paniqué.e, comme une actrice à qui on dirait d’entrer sur scène sans qu’on lui ait donné de rôle. Ce que cette angoisse décrit est exactement la perte de sens éprouvée par le Dasein humain, sentiment que les concertistes aveugles ne peuvent pas ressentir.




C’est sur le fond de cette situation qu’il est possible de lire et de relire ce passage de la lettre sur l’humanisme de Heidegger: « L’homme n’est pas le maître de l’étant »: l’homme n’est donc ni le chef d’orchestre ni l’instrumentiste de ce concert de l’être. Il n’est pas là pour jouer.

Dans ce « moins », l'homme ne perd rien, il gagne au contraire, en parvenant à la vérité de l'Être. Il gagne l'essentielle pauvreté du berger dont la dignité repose en ceci : être appelé par l'Être lui-même à la sauvegarde de sa vérité.                 Pourtant il est bien « là », il n’est même que ça: là. Comment rendre compte du fait qu’il soit là si ce n’est pas pour jouer? C’est qu’il est là pour voir, pour regarder, pour re/garder, être regardant à l’égard de ce qui se passe et qui est la musique de l’être. C’est cela qu’il faut entendre par le terme de « berger ». Les termes utilisés par Heidegger sont très clairs: " pauvreté du berger dont la dignité consiste à être appelé par l’être à la sauvegarde de sa vérité". L’être humain est un veilleur qui doit être regardant à l’égard d’un concert dont il est le  seul témoin. Telle est sa position qui n’est critique, en fin de compte, qu’en ce sens qu’elle se doit d’entretenir quelque chose d’une éthique, d’une gravité quand à la retenue de notre «  rôle », puisque rôle il y a. L’être humain, peut-il en effet, prendre suffisamment en compte que la contre-partie de son angoisse est une forme de lucidité de regard sur l’être, regard qui ne peut pas ne pas ouvrir une sorte de chemin, de direction, celle-là même que Heidegger entend par le terme de berger, de gardien et que nous essayons de restituer avec l’expression: « être regardant sur… » Le Dasein est « cet étant pour lequel il est dans son être question de son être ». Cet être en question est en fait une certaine modalité de réponse dés lors que nous la rapprochons de l’étymologie latine de réponse: « responsa » qui a donné le terme: « responsable ». 

Cette angoisse d’exister que nous sommes les seuls êtres vivants à éprouver dissimule une puissance authentique, une certaine modalité d’être à assumer qui se doit de prendre en compte qu’il y a dans cette angoisse une absolue vérité: celle de « voir » à l’œuvre ce que c’est qu’être et d’être les seuls témoins à jouir de ce spectacle. Qu’est-ce que cela veut dire? Que nous sommes à même de voir la façon dont s’orchestrent entre eux les différents biotopes végétaux et animaux et que nous sommes en charge de cela, que notre tâche se résume dans cette extrême humilité de reconnaître que nous ne sommes pas là pour jouer mais que nous sommes en charge de ceci qu’il y a un concert, et qu’il nous revient de veiller à ce qu’effectivement il se produise, sans que nous en soyons ni les orchestrateurs, ni les chefs d’orchestre, ni les instrumentistes, mais seulement et pleinement les « responsables ». Nous nous portons garants de ceci qu’il y a de l’être et nous avons à en répondre. Cette charge ne nous a pas été donné par un Dieu barbu ou par un buisson ardent qui donne à Moïse les tables de la loi, ni par cet éternel qui exile Adam et Eve du paradis éternel. Elle nous est donnée par ce simple fait qu’il y a du « donné ». De fait nous sommes là, nous ne sommes que là, là où les autres sont pris dans une tâche pleine et exhaustive. Ce n’est pas une mission qui nous aurait été fixée par une transcendance quelconque, mais bien au contraire par une situation de fait qui est l’angoisse d’exister propre au dasein. Dans cette angoisse, s’impose à nous toute la charge d’une responsabilité dont cette angoisse est le signe incontournable, puisque elle nous revient, nous accable, nous honore.

Cela peut constituer une blessure narcissique pour l’être humain que de réaliser qu’il est en un sens moins qu’un animal puisque il n’a pas de partition et qu’il n’est pas là pour jouer dans « le concert de l’être », mais comme il le voit, c’est qu’il est là pour qu’il ait lieu et c’est cela qu’il doit comprendre pour saisir le fond structurellement politique, éthique de son existence, de son lieu d’être. C’est en ce sens qu’il gagne un plus à réaliser qu’il est un moins: notons à quel point tout ici est une question de curseur humain sur la gradation du continuum de l’être.

Cette comparaison de l’être (du fait d’exister) avec un concert se trouve aussi avoir le mérite de nous indiquer très clairement ce qu’il ne faut absolument pas faire: jouer. Rien ne saurait s’apparenter davantage à une faute, à un chaos, à une dissonance que de jouer « malgré tout », de croire que notre « bruit » vaut la peine d’être entendu et qu’il est supérieur à la partition des concertistes aveugles. Pourtant il ne fait aucun doute que c’est bel et bien la direction choisie par les humains, sous l’impulsion d’une économie capitaliste qui s’est élargie au monde du fait du pouvoir des sociétés de type naturaliste, dans la terminologie de Philippe Descola, et qui donc repose en toute fin d’analyse sur la discontinuité imposée entre les humains et les non humains sur l’axe de l’intériorité. 

Dans cette effroyable dissonance dont nous vivons en ce moment même la cacophonie abjecte (6e extinction de masse des espèces de la faune et de la flore), le transhumanisme triomphe. Par ce terme, il faut entendre: « Courant de pensée selon lequel les capacités physiques et intellectuelles de l'être humain pourraient être accrues grâce au progrès scientifique et technique. » Ce qui caractérise cette théorie, c’est l’affranchissement de toute notion de limites qui seraient imposables à l’être humain alors même que nous venons non seulement d’affirmer mais aussi de justifier le fait que l’humain est précisément structurellement mais aussi existentiellement l’être même de la limite de l’être. Dans un cours consacré à l’humain ET ses limites, nous venons de mettre à jour que l’humain EST la limite, est à l’être ce que c’est qu’être la limite regardante de l’être.

Il est évident qu’un certain pouvoir peut se dégager de notre situation de « voyants » et « d’auditeur libre » du concert. Nous pouvons croire que finalement le concert est fait pour nous et que les concertistes aveugles jouent n’importe quoi, ou que ce qu’ils jouent sera moins performant que notre mélodie improvisée. Mais quel manque absolu de discernement dans cette attitude qui se trouve exactement être la notre en ce moment critique d’une humanité critique incapable de percevoir tout ce qui d’elle est structurellement critique.