vendredi 21 octobre 2011

Jean-Jacques Rousseau et la notion de "contenant" - Saline d'Arc et Senans

Peut-être le plus simple est-il de partir de cette notion de contenant pour éventuellement croiser le plus naturellement possible la philosophie de Rousseau plutôt que d’essayer à toute force de plaquer l’une sur l’autre avec le risque que la « greffe » ne prenne pas. Il y a dans la mythologie grecque, et plus particulièrement dans « les travaux et les jours » d’Hésiode, une référence fondamentale qui est faite au contenant et à son rapport avec l’espèce humaine. Elle nous ramène à un âge d’or dans lequel les hommes et les dieux vivent ensemble, sans travailler, ni être soumis à la nécessité de se nourrir. Il n’y a qu’un sexe qui est masculin. Mais Zeus décide justement de définir la part qui revient aux Dieux et celle qui revient aux humains. C’est la tâche qu’il assigne à Prométhée, lequel n’est pas un dieu mais un titan.
Or ce personnage de la mythologie a toujours privilégié les hommes en jouant des mauvais tours à Zeus. Il  amène la dépouille d’un bœuf qui a été sacrifié et décide de répartir entre les hommes et les Dieux les différents morceaux de l’animal. Il prend donc des os de la bête et les recouvre d’une magnifique couche de graisse blanche et épaisse, appétissante, puis il place les parties comestibles dans ce que l’on appelle la gaster, c’est-à-dire la poche de l’estomac du taureau, laquelle ne paie vraiment pas de mine, c’est la panse du bœuf, de la tripe, ce que les grecs appelaient le ventre méprisable. Les meilleures parties sont donc placées dans le contenant le plus vil et le squelette recouvert de l’élément le plus engageant. Zeus voit bien qu’il y a un coup fourré mais il joue le jeu et choisit la part qui, au regard du contenant, lui revient, à savoir celle qui est couverte de cette belle graisse, puis il retire cette couche et découvre les os. Il pique alors une grosse colère et accuse Prométhée de ne pas avoir joué honnêtement son rôle d’arbitre. Tout ce qui va ainsi déterminer la condition de l’homme par distinction de celle des Dieux naît de cette « erreur sur la marchandise », de cette duperie sur le contenant, de la tromperie rendue possible par l’opposition du dehors et du dedans.
 La conséquence punitive de cette ruse est ambiguë puisque Zeus décide de suivre la répartition de Prométhée. Dans les sacrifices, les Dieux auront les restes de l’animal, la fumée se dégageant de sa graisse brulée, l’encens et les hommes se nourriront de sa viande mais cela signifie qu’ils deviendront dépendants de la nourriture, qu’ils en auront besoin pour sans cesse retrouver l’énergie qu’ils dispensent en  vivant parce que l’immortalité n’est plus leur condition. Zeus répond donc à la ruse de Prométhée de la façon suivante : « Puisque tu leur as réservé les meilleurs morceaux, ils en auront la pleine jouissance mais au point de ne plus pouvoir vivre sans. Tu as voulu me tromper par la gaster, l’apparence trompeuse de l’estomac, les hommes seront à jamais marqués du sceau du ventre méprisable et il ne pourront exister qu’en se remplissant la panse, sous peine de mourir. Les êtres humains deviennent ainsi simultanément carnivores et mortels.
Zeus réagit également à la rouerie de Prométhée en dissimulant le blé et le feu, et c’est ce qui donne naissance à la malédiction du travail. Le secret du blé désormais sera « dans » la terre, dans sa force  de germination et de croissance et si l’homme ne sème pas les graines et ne récolte pas la moisson, il ne pourra pas survivre. Puisque on a essayé de le tromper sur le « dedans » en jouant de la belle apparence du dehors, les hommes vont être condamnés à extraire du dedans de la terre, le « produit du dehors » de leur subsistance.
Concernant le feu, Prométhée va encore jouer un tour à Zeus en usant de la notion de contenant. Il passe devant lui avec une tige de narthex qui est une sorte de fenouil dont la particularité est, contrairement à l’arbre dont la sève est intérieure et l’écorce extérieure, d’être humide et verte à l’extérieur et sèche à l’intérieur. L’écorce est le « dedans » de la plante. Prométhée place donc le feu à l’intérieur de la tige de narthex où il trouve assez de sécheresse pour brûler en cachette et trompe ainsi la vigilance du dieu des dieux. Ici encore la ruse de Prométhée est à double tranchant car les hommes dotés de cette semence de feu entretenue dans la tige de narthex vont être condamnés sans jeu de mots à vivre et mourir à « petits feux », se transmettant ces semences, les conservant à grand peine dans leurs foyers respectifs mais sans jamais retrouver la pleine puissance du feu de la foudre divine.
C’est alors qu’intervient la troisième et dernière référence au contenant, la plus célèbre, celle de Pandore, la première femme, subterfuge utilisé par Zeus, pour se venger de la ruse prométhéenne du Narthex. Puisque il a été abusé par une racine humide à l’extérieur et sèche à l’intérieur, Zeus envoie à Prométhée la belle  plante de la femme capiteuse et piégeuse pour qu’elle assèche l’énergie sexuelle de l’homme, qu’elle tarisse dans son ventre le feu du désir masculin. Prométhée (qui signifie « celui qui réfléchit avant) refuse le cadeau empoisonné mais Zeus offre Pandore à son frère Epiméthée (« celui qui réfléchit après »). Il confie également à la première femme une jarre contenant tous les maux de la terre, sans lui dire ce que c’est mais en la conjurant de ne pas l’ouvrir. On connaît la suite : Pandore ne résistera pas à la tentation, libérant ainsi tous les maux dont nous souffrons depuis. Elle ne referme la jarre que tardivement emprisonnant l’espérance qui fut ensuite libérée afin d’alléger le fardeau des souffrances humaines. De là vient l’expression « ouvrir la boîte de pandore », agir de manière irréfléchie sans penser aux conséquences.
La « gaster », le narthex, et la jarre décrivent donc trois variations sur le thème du contenant au sein d’un mythe dont le propos est de définir le propre de la condition humaine. Le point commun de ces variations réside évidemment dans cette thèse : ce qui contient est d’abord ce qui dissimule, ce qui trompe sur la nature du contenu, principalement en la contredisant, le comestible dans l’immangeable pour la gaster, le sec dans l’humide pour le narthex. Ce qui caractérise l’homme, c’est donc cette dialectique du manifeste et du caché dont la notion même de contenant est l’articulation, le cœur, le noeud. Ce qui nous est finalement suggéré ici, c’est que si les dieux « sont », les hommes « transigent ». Exister est une affaire à la hauteur de laquelle ils ne peuvent se situer que par l’entremise de la tractation, de la négociation, du mixte, de la composition, du jeu sur les apparences. Il nous est absolument impossible d’assumer complètement le fait de notre existence, de le vivre de « plain-pied ». Cela aurait été si simple de distinguer entre les bons morceaux donnés aux dieux et les mauvais offerts aux hommes mais être intelligent comme l’est Prométhée, c’est justement « brouiller la donne », pervertir la distinction naturelle et hiérarchique des Dieux et des hommes par l’ambiguïté de l’être et du paraître, du visible et de l’invisible, du contenant et du contenu.
C’est ça exister pour un homme : machiner, bricoler, cacher ce qu’il est, se faire passer pour ce qu’il n’est pas, errer constamment dans l’indétermination de son statut, parce qu’il n’est rien qui lui assigne vraiment une place dans la création. Il doit donc constamment arracher aux circonstances ses conditions de vie. Il est un ingénieur de « l’exister ». Il s’ingénie à durer, comme le marque bien dans le mythe l’obligation du travail. Comment participer à une soirée VIP alors que vous n’êtes pas une « très importante personne » ? C’est bien là tout le rapport de l’homme à la vie  et l’origine de ses efforts continus pour se donner la contenance d’un « ayant droit » à l’existence. C’est peut-être à ce terme là en particulier qu’il convient d’articuler une réflexion philosophique sur la notion de contenant : avoir une contenance, c’est, d’abord consister dans un cubage, c’est aussi tenir une attitude, et enfin c’est « se donner l’air de… »
Or ce dernier sens de la contenance, il se trouve que tout designer en fait l’expérience directe quand travaillant sur le volume ou sur l’ergonomie de son produit, il éprouve le fond de cette efficience imageante par le biais duquel ce qu’il fait est peut-être moins ce qu’il fait que ce sur quoi l’acheteur va exercer un travail d’identification sociale, professionnelle ou personnelle. Plus le designer travaille la matière, plus il sent qu’une seconde matière travaille la première jusqu’à la faire passer au second plan par rapport à la question « essentielle » de la contenance que le propriétaire de l’objet va se donner par l’objet. Le designer peut bien travailler sur les os du bœuf, il y aura toujours une bonne couche de graisse de valeur de reconnaissance ajoutée ou de considération sociale qui recouvrira son travail. Créer les formes ou les volumes d’un objet de consommation, c’est toujours aussi faire plouf dans l’eau des rapports sociaux et provoquer un train d’ondes dans le jeu des contenances à se donner devant les autres ou soi-même.
Un designer peut se trouver un jour face à un projet de « contenant » mais il n’a pas cessé de travailler sur la contenance, et finalement, si l’on en croit ce mythe, tout simplement parce qu’il y a quelque chose de cette équivoque de la contenance qui définit exactement la condition humaine. La gaster, le Narthex et la boite de Pandore ont ce trait commun de n’être pas ce dont ils ont l’air. Il y a l’air que Zeus se donne en choisissant le plus beau contenant, air conforme à son statut,  et la réalité de ce qu’il a choisi une fois qu’il l’enlève. En d’autres termes si un designer ne peut pas faire autrement que de travailler toujours sur la base de cette matière incontournable qu’est la valeur d’estime et qui constitue finalement comme un fond commun à tout produit, c’est parce qu’il y a quelque chose du fait d’être humain qui présuppose « la tromperie sur la marchandise », et c’est ce que nous disent ces variations sur les trois contenants. Si le terme de tromperie est considéré comme trop fort, bien qu’il ne le soit pas au regard du mythe, on peut simplement affirmer que le designer travaille toujours sur des postures, sur des déplacements de pions sur un échiquier social par quoi l’achat de son produit est l’expression d’un signe d’appartenance à tel ou tel milieu, courant ou style de vie, et c’est bien ce que désigne le terme de « contenance ».
Mais ce que nous suggère aussi ce mythe fondateur, c’est que l’homme est forcé de travailler et de dissimuler par la contenance parce qu’il n’est du tout sûr qu’il ait un contenu, contrairement aux Dieux qui sont ce qu’ils sont et aux animaux qui sont déterminés par leur nature de cheval ou de chien. L’homme bricole sa façon d’être, il la monnaye, il l’arrache difficilement au fil d’un jeu de tractations, d’interdits, de commandements et de jeux de dupes avec les dieux dont il est tantôt le gagnant tantôt le perdant et finalement les deux en même temps. C’est donc pour pallier son absence tragique de contenu que Prométhée se voit ainsi sans cesse contraint de jouer de l’ambiguïté du contenant (Il est le fondateur du packaging).
Or s’il est possible de situer la philosophie de Rousseau par rapport à ce mythe fondateur de la condition humaine et à la conception du contenant à laquelle il renvoie, c’est peut-être justement sur cette question de l’absence de contenu à la notion d’homme parce que s’il existe finalement une orientation commune à des œuvres aussi diverses que le contrat social, discours sur l’origine de l’inégalité, ou les Confessions, c’est justement celle qui consiste à chercher en l’homme un « contenu sans contenance ».

Rousseau est un penseur de l’origine, du natal, du natif plus que de la nature. Ce n’est pas que la nature soit bonne en elle-même, c’est plutôt que l’homme n’y a pas encore contracté ce virus de la contenance qui le rendra hypocrite et veule. Dans son livre sur l’éducation, Rousseau n’affirme pas que l’enfant est fondamentalement bon, il dit qu’il n’est méchant qu’au sein des situations et donc que son agressivité n’est jamais vraiment la sienne mais celle des circonstances dans lesquelles il se laisse prendre comme l’une de leurs composantes. Pour être bon il s’agit de s’empêcher soi-même de se placer dans des configurations qui vont nous mettre en position de souhaiter du mal à quelqu’un. Il fait ainsi remarquer qu’il existe dans la société cette coutume bizarre de l’héritage par le biais de laquelle nous courons le risque de vouloir la mort de nos parents. Renoncer à l’héritage, c’est se dérober à la méchanceté entérinée par la société et quasiment constitutive des rapports au autres qu’elles nous forcent à avoir en instituant des liens de dépendance entre les hommes. De la même façon, le Contrat social commence par la phrase : « l’homme est né libre et partout il est dans les fers. » Il y a donc quelque chose qui ne va pas dans l’évolution des sociétés et il n’est pas question de revenir à l’âge de pierre mais de réhabiliter ce « natal libéré » de l’être humain de droit, et cela dans une communauté politique gouvernée.
Il existe un « devenir mauvais de l’être en société » et l’individu qui parviendra, le plus qu’il lui sera possible de se garder de cette mauvaise influence sera moins fondamentalement « bon » que « lui-même », authentique, « humain ». On comprend donc à quel point la posture philosophique de Rousseau se situe exactement à l’opposé des présupposés du mythe grec de la définition du genre humain. Autant il s’agit, pour Prométhée de donner à l’homme qui n’a pas en soi de contenu, une contenance, et cela au travers de trois épisodes liés à la nature trompeuse du contenant, autant il est affaire pour Rousseau de revenir au contenu humain en se gardant du piège de la contenance, c’est-à-dire de l’air qu’on se donne.
Cette aspiration à l’expression d’une matière humaine « première », chimiquement pure se manifeste tout autant dans les confessions dans lesquelles il est question de lui que dans ses œuvres philosophiques dans lesquelles il est question de l’homme. « Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de sa nature ; et cet homme ce sera moi. » Il n’hésite pas ici à se donner des accents lyriques, grandiloquents pour bien marquer le caractère nouveau, inédit de son entreprise. On n’a jamais vraiment tenté cette aventure consistant pour un homme à se livrer totalement sans arrière pensée ni précautions oratoires. Qu’est-ce que ça pourrait donner : un homme suffisamment débarrassé du souci de paraître pour « s’avouer », « tout déballer » jusqu’à pouvoir se présenter devant le plus objectif des juges (Dieu) et lui dire tout est là, il n’y a rien de plus ou de moins dans ce livre que « moi ». Il s’agit d’imposer comme une donnée le caractère incomparable de toute expérience humaine. Personne ne pourra dire qu’il est meilleur  que Rousseau non pas que la vie de Rousseau soit exemplaire mais sa sincérité, du moins à ses yeux, rendra vaine, dépassée, la moindre tentative de jugement comparatif. Les confessions, c’est simplement de la vie d’homme sans emballage, sans packaging. Un terme ici s’impose et l’on pourrait le faire figurer dans le cahier des charges d’un projet design visant à concevoir un contenant rousseauiste, c’est « la transparence ». (titre d’un livre de Starobinski sur Rousseau :  « la transparence et l’obstacle »)
De toutes façons, pour définir le contenant Rousseauiste idéal, il suffit finalement de prendre exactement le contre-pied des trois contenants de la mythologie grecque au fil desquels le genre humain acquiert son style. C’est donc un contenant dans la plasticité duquel s’annule la dialectique du manifeste et du caché. Le fantasme de Rousseau dans « les confessions » est celui d’une écriture qui ne dissimulerait, n’arrangerait rien, une écriture donc qui serait comme un contenant parfaitement en phase avec son contenu. « J’ai dévoilé mon intérieur comme tu l’as vu toi-même. Etre éternel… ». Dieu, finalement c’est un autre terme pour la notion d’omniprésence. Quoi qu’on fasse, quel que soit la solitude totale dans laquelle on se trouve quand on le fait, ça se fait bien dans de la qualité d’être visible, d’être image, même si cette image n’est pas conçue par de la perception humaine. Cette visibilité inhumaine de tout ce que les hommes font, on appelle cela Dieu (c’est peut-être aussi le regard du cinéaste) mais en tout cas c’est à la hauteur de cette qualité de regard là que Rousseau entreprend de se hisser par le biais de l’écriture la plus pure des aventures de son moi.
Il est clair que dans ce crédit qu’accorde Rousseau à la possibilité d’un contenant : l’écriture qui ne déguiserait rien de son contenu : son moi, il y a peut-être un peu de naïveté. Quand on lit les Confessions, on perçoit bien qu’il n’est jamais à la hauteur de ce regard neutre et omniprésent. Ainsi quand il raconte les choses les plus viles qu’il a faites, il a toujours tendance à se charger, à s’adresser à lui-même les épithètes les plus violentes, pour susciter en nous de la compassion, et on peut justement s’interroger sur la question de savoir si ce n’est justement pas cela dont nous avertit le mythe grec : l’homme est une créature qui ne peut pas aborder la vie, tout d’une pièce, sincèrement, totalement, pleinement. Il est tout sauf une expérience de l’existence au premier jet, il faut qu’il transige, qu’il trame, qu’il marchande. Même quand il dit la vérité, il parle, et parler c’est nécessairement mentir, donc aussi loin que l’on puisse aller dans la sincérité de la confession, on utilisera des mots, lesquels seront toujours la gaster des meilleurs morceaux ou la racine de narthex humide à l’intérieur de laquelle le feu brûle. L’homme est bien l’animal des contenants trompeurs parce qu’il est un animal de langage. Mais même sous cet angle la tentative de Rousseau de livrer du pur contenu, de la « matière d’homme sans additifs » reste troublante car il est averti mieux que quiconque de la nature fondamentalement dissimulatrice des mots.
Son but est justement d’utiliser la langue à contre emploi, de la retourner comme un gant dont on exhiberait la doublure et qu’on exposerait à l’air. Les mots sous sa plume deviennent des instruments d’équarisseur avec lesquels il n’est plus question que d’accomplir une seule chose : « s’écorcher vif. Il s’agit de parvenir à une écriture outrancière de sincérité et si démesurément authentique que l’idée même de se comparer avec ce moi sanguinolent, évidé, comme la dépouille d’un lapin dont on viendrait d’arracher la fourrure apparaisse comme ridicule et vaine. C’est comme si la vraie pudeur était dans la nudité, idée que l’on retrouve souvent dans la peinture et dans certains nus dans lesquelles l’absence de vêtements du modèle révèle une grâce sans démonstration, une nudité vraie et bizarrement « contenue » parce que passive, indolente, simple et captée par le peintre  avec une sorte « d’inadvertance calculée ». Peut-être la justesse de l’écriture de Rousseau consiste-t-elle à saisir exactement ce moment de grâce là, celui de cette nudité pudique à la fois pour se livrer tel qu’il est dans les confessions et d’un point de vue plus philosophique pour trouver l’essence la plus exacte parce que la plus réduite à l’essentiel, la plus raffinée au sens chimique du terme de l’être humain : ce que c’est qu’être homme quand on a enfin supprimé l’accessoire, et nous sommes obligés de convenir que notre mode de société nous a totalement embarqué du côté de l’accessoire avec une définition de la pudeur qui correspond à ce choix de l’artifice et du faux semblant.
 « Les femmes sauvages n’ont pas de pudeur, car elles vont nues. Je réponds que les nôtres en ont encore moins car elles s’habillent ». Il est difficile de lire cette phrase sans la rapprocher du sentiment que l’on éprouve parfois du caractère impudique des habits, quand une tenue « parle » trop, quand une personne s’étale, voire se vautre dans sa parure. Rousseau critique aussi l’usage d’une pudeur pratique recouvrant d’un voile arrangeant et hypocrite l’autorité des mâles, pères de famille et époux. Mais il existe une contenance dans la nudité et cela s’appelle la grâce, la justesse sans arrière pensée « du simple appareil », peut-être celle d’un père qui n’utiliserait à aucun des instants du rapport qu’il entretient avec ces enfants l’image du père. C’est cette vraie contenance derrière la fausse contenance que Rousseau cherche et dont je crois que l’on peut dire qu’il ne l’a pas trouvé dans « les confessions » pour décrire son moi, mais qu’il s’en est peut-être davantage approché pour cerner le contenu humain dans ses œuvres philosophiques.
Pour modéliser le prototype du contenant rousseauiste, il faudrait donc concevoir un contenant sans contenance, livrant son contenu sans la moindre opacité ni trahison, mais plus finement encore, et c’est sur ce point qu’il rejoint peut-être quelque chose de la justesse de la pratique du design, un contenant trouvant derrière la fausse contenance, celle qui aguiche sa cible avec des courbes, des couleurs, des matières qui sont autant de clins d’yeux à la clientèle visée, la vraie contenance de sa nudité de contenant, la juste et pure retenue de l’art de contenir.
Le terme de « retenue » convient parfaitement à décrire la direction essentielle de l’œuvre philosophique de Rousseau, notamment dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité » parce que son propos consiste à saisir le moment où l’être humain a dépassé ce que l’on pourrait appeler « le seuil de la pudeur de n’être que lui-même » et ce moment a rapport avec l’incapacité de l’homme à se contenir dans le seul travail de satisfaction de ces vrais besoins. C’est sur ce point qu’il distingue l’amour de soi et l’amour-propre. L’amour de soi est une motivation qui nous guide vers le contentement de nos vrais besoins ; l’amour-propre rajoute à cette satisfaction une dimension qui en corrompt complétement l’esprit, celle de ne pas perdre la face aux yeux des autres dans un jeu de compétition visant à satisfaire des désirs artificiels. L’être humain s’est inventé en société des marqueurs de puissance consistant à avoir les moyens de satisfaire de faux besoins et plus on est puissant plus on peut surenchérir dans la sophistication de la satisfaction de faux besoins.
Cette distinction clarifie celle d’une fausse et d’une vraie contenance. L’amour-propre est un sentiment né de la vie en collectivité sous l’influence duquel on a honte d’avoir la sagesse de ne satisfaire que les besoins essentiels. L’amour de soi ne se manifeste qu’au sein d’un rapport de soi à soi et il nous permet de nous maintenir dans la dimension première et natale d’un ancrage au vivant, c’est-à-dire au vital. Autrement dit l’amour-propre désigne exactement cette impulsion née du vis-à-vis constant avec les autres et consistant à ne pas se contenir dans la surenchère de biens de consommation, voire à y trouver une forme de « dignité ». Finalement, dans un rayon de supermarché, soit nous jouissons du génie de l’espèce productrice de biens qui nous permet d’avoir à choisir entre une vingtaine de marque de pâtes différentes, et l’on se situe alors dans ce que l’on appelle la fausse contenance dénoncée par Rousseau, soit on est pris d’un sentiment de nausée devant cet entassement de marchandises dont vous savez bien que la plupart seront détruites comme si les grandes surfaces étaient le théâtre d’un étrange rituel, d’un sacrifice de denrées sur l’autel d’un dieu absent, qui voient les humains concentrer une abondance de produits, en répartir quelques uns au gré du pouvoir d’achat des visiteurs et en brûler la plupart parce qu’en tant que produits marchands, ils ne sont plus du tout de la nourriture bonne à calmer la faim. Manger, dormir, vivre sont devenus, sous l’influence de l’amour propre, des activités qu’il s’agit de soumettre exclusivement à l’impératif social de marquer un niveau de vie, un standing, comme si vivre n’avait pas finalement qu’un seul niveau: tenir. Il s’agit de se donner une certaine contenance par notre pouvoir de consommer et de perdre ainsi le ressenti de la juste contenance induite par notre puissance de vivre.
Or si nous cherchons dans toutes les modalités de développement des collectivités humaines les modèles de sociétés les plus conformes à l’observation de cette vraie contenance, on retrouve exactement les tribus indiennes de l’Amérique du Nord, à savoir de petits groupes, dispersés sur un grand territoire, peu soucieux de se fédérer et se déplaçant au gré des saisons et des migrations de leur source de nourriture. Ne faire valoir dans ses actions que la seule satisfaction des besoins vitaux, c’est forcément bouger, suivre des flux, être pris dans des courants météorologiques, géographiques, bref c’est le nomadisme des tribus indiennes, mongoles ou celles des Touaregs. Il faut être occidental pour inventer la notion d’immigration clandestine parce que rien ne saurait être moins clandestin, illégal, anormal que les mouvements d’immigration, lesquels sont toujours des flux commandés par du vivant. La délimitation des frontières de pays sur la terre est peut-être aussi absurde que si dans notre corps, le foie voulait se constituer comme organe à part entière n’ayant rien à voir avec le cœur ou le cerveau. L’être humain socialisé, c’est cette anomalie de la substitution d’un flux de marchandises : le libre échange fondé sur un mode d’existence sédentaire à des flux du vivant dynamisés, entérinés par un mode d’existence nomade. Et cette anomalie part de la corruption d’une vraie contenance, celle de la satisfaction du vital, par une fausse contenance : la mise en valeur de soi par la capacité de satisfaction de besoins accessoires.
Rousseau n’a jamais explicitement développé une réflexion sur le nomadisme mais il a tellement désigné la propriété comme l’origine même de la civilisation et donc, selon lui, des maux humains qu’il est possible de le prolonger dans cette voie puisque le mode de vie sédentaire est indissociable de la propriété. Quand on lit ce passage du discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité : « Le premier qui ayant enclos un terrain, s’avisa de dire ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le premier fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres que de misères et d’horreurs, n’eût point épargnés au genre humain celui qui arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur. Vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne » », on ne peut pas s’empêcher de penser à la réponse du chef indien Seattle au grand chef blanc lui proposant sous la contrainte de vendre ses terres aux blancs : « nous allons considérer votre offre, car nous savons que si nous ne vendons pas, l'homme blanc va venir avec ses fusils et va prendre notre terre. Mais peut-on acheter ou vendre le ciel, la chaleur de la terre ? Étrange idée pour nous ! Si nous ne sommes pas propriétaires de la fraîcheur de l'air, ni du miroitement de l'eau, comment pouvez-vous nous l'acheter ? ». Comment acheter à quelqu’un ce dont il n’a jamais appréhendé l’existence selon la mode de l’appropriation ? Pourquoi ajouter le droit d’avoir à la nécessité de consommer si ce n’est justement sous l’effet de cette fausse contenance par laquelle on s’impose à l’autre comme possesseur d’un bien dont il devient accessoire de savoir si l’on en a oui ou non besoin ?
Petit à petit, le cahier des charges d’un contenant rousseauiste se remplit. Non seulement il pourrait s’agir d’un contenant annulant la dialectique du manifeste et du caché, contenant qui serait à même d’offrir son contenu sans dissimulation ni artifice, animé plastiquement de la juste retenue dans l’art de contenir, mais il faudrait qu’il soit également empreint de l’expression d’une errance nomade, d’une fluidité itinérante, sans appartenance, et qu’il déjoue la fausse contenance du propriétaire satisfait.
Reste la question des matériaux et sur ce point non plus Rousseau ne nous laisse pas sans indication comme le prouve cette citation : « Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu'ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique ; en un mot, tant qu'ils ne s'appliquèrent qu'à des ouvrages qu'un seul pouvait faire, et qu'à des arts qui n'avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu'ils pouvaient l'être par leur nature et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d'un commerce indépendant ». L’idée de Rousseau consiste déterminer avec précision jusque dans l’évolution des travaux et des matériaux travaillés par l’homme le moment fatal où nous avons perdus le sens inné de la vraie contenance, lequel va de pair avec celui de la confection solitaire.
Or ce seuil correspond au passage de l’âge de la pierre, du bois taillé et de la cueillette à celui du fer et de l’agriculture. Ce qui a perdu l’homme, c’est le métal et le blé, tout simplement parce que c’est à partir du travail d’extraction, de forge que les hommes ont eu besoin de se répartir des tâches, créant ainsi entre eux des liens de dépendance et de hiérarchie (donc d’envie). Les hommes ont ainsi commencé à se spécialiser, certains travaillant la terre pour d’autres travaillant le fer, ces derniers forgeant en retour de meilleurs instruments pour labourer la terre et ainsi de suite de telle sorte qu’un cercle vicieux s’est institué créant une surenchère dans la production des biens de consommation parfaitement indépendante des besoins réels d’une population. C’est comme si l’être humain à partir de la culture et de la forge avait découvert et optimisé la capacité de produire comme se suffisant à elle-même, justifiant de se perfectionner sans cesse à l’exclusion du rapport avec le seul ancrage de l’homme dans le vivant, soit la contenance du vital. Ce qui est troublant, c’est que nous retrouvons ici l’un des traits du mythe d’Hésiode. Pour punir les hommes de l’avoir trompé par la ruse de Prométhée (la gaster), Zeus cache le feu et le blé, créant ainsi la pénibilité d’un travail : entretenir le feu (forge), cultiver le blé en le semant et en le récoltant du ventre de la terre (agriculture).
Il serait tout à fait intéressant de se demander dans cette optique Rousseauiste si dans les niveaux les plus cachés de notre inconscient, des ressorts différents n’agiraient pas quand passant de l’utilisation d’un objet en fer à celle d’un objet en bois, nous revenons de cette société d’abondance dans laquelle nous avons grandi à une société de subsistance dans laquelle, selon lui, nous aurions pu murir, nous épanouir dans la jouissance de notre vrai contenu, dans le sens inné d’une humanité simple et « maintenue ».
On n’imagine mal donc un contenant rousseauiste, en fer, en zinc, ou dans un quelconque dérivé de minerai. C’est plutôt le bois, la peau tannée, la pierre, le roseau, la fibre naturelle qui s’imposent, c’est-à-dire tout ce qu’un homme peut travailler de lui-même sans avoir jamais besoin d’une autre personne, tout ce qu’un homme peut concevoir pour l’amour de soi et non pour jouir du prestige de l’avoir fait aux yeux des autres et cela nous fait comprendre qu’il y a peut-être une leçon à tirer de la lecture de Rousseau pour un designer, c’est la réalisation du fait qu’il existe entre les sensibilités humaines et les matières des solidarités troubles, envoûtantes qui dépasse largement du cadre des lois de l’offre et de la demande. Le travail manuel apparaît alors un lieu bien plus approprié au « connais toi toi-même » socratique que les bibliothèques ou les universités.

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