vendredi 25 novembre 2011

Désirer, est-ce perdre son temps?

Quand nous désirons un objet, une situation ou une personne, nous activons à son égard un mouvement particulier et ambigu. Je ne désire pas une promotion comme je la veux ou comme j’en ai besoin. Dans ce dernier cas (le besoin), j’exprime un lien de dépendance fort. Je ne peux pas vivre sans. Si je veux une promotion, je décris bien un souhait mais pas seulement dans la mesure où je définis aussi la finalité d’un travail. C’est à cela que visent mes actes, c’est ce qui leur donne un but. Je veux une promotion et je l’aurai parce que je mets tout en œuvre pour l’avoir. Vouloir, c’est agir en vue de…C’est un mouvement clair, conscient que je maîtrise et contrôle du début à la fin. Quand je dis ce que je veux je décris aussi la ligne directrice orientant mes actions vers une direction. Autrement dit, je ne décris pas seulement ce que je souhaiterais voir se réaliser dans l’absolu, « comme ça », en tant que tel, je déclenche un processus visant à ce que cet objectif se réalise concrètement. Vouloir une promotion, c’est être l’initiateur d’une série de faits visant à ce qu’une promotion soit en effet acquise. Par conséquent, le fait de vouloir désigne un commencement, un élan personnel s’imprimant dans le monde, créant des lignes de faits en vue d’obtenir un résultat défini d’avance. L’être volontaire sous-entend donc qu’il est envisageable voire nécessaire de faire advenir dans la réalité l’objet de sa volonté. Il est possible d’inscrire son intention dans la chair des faits de telle sorte que l’on soit exaucé.
Désirer une promotion ne désigne rien de tel. Je ne revendique pas, par cette expression, une action sur le monde, j’ « émets » un vœu, je ne me prononce pas sur sa faisabilité et je ne déclenche aucune procédure visant à acquérir en effet une promotion. J’aimerais qu’elle se réalise mais un peu comme on gagne au loto, pas au gré d’un processus rationnel de moyens mis en œuvre en vue d’une finalité. Je peux bien exprimer fortement mon désir d’avoir une promotion, mais si c’est bien là un terme que j’utilise en connaissance de cause, alors cela signifie simplement l’intensité de mon envie mais pas du tout l’attention soigneuse et appliquée dont j’investis le déroulement de mon projet. Si je désire une promotion, je sous-entends que tout ne dépend pas que de moi, qu’il y a un facteur « chance ». Aussi loin que je puisse aller dans la tentative de l’obtenir, il y aura nécessairement toujours une part qui ne sera pas de mon ressort.
Désirer revient donc d’emblée à se situer sur un autre plan que celui de la réalité. « Dans un monde idéal, j’aurais une promotion » : voilà ce que dit le désir d’une promotion. Finalement, en un sens, on n’affirme même pas que l’on voudrait en avoir une, on se met dans une posture de retrait à l’égard de « la vraie vie » et on commence à délirer sur tout ce dont on pourrait jouir si les choses n’étaient pas ce qu’elles sont, si nous-mêmes étions différents de nous-mêmes. Le désir n’aspire aucunement à voir son attente comblée dans le réel mais à constituer dans le réel une bulle de « non-réel ». Désirer une promotion, cela revient à la juger tellement irréalisable que l’on peut, dans l’espace ainsi dégagé entre soi et l’objet convoité, créer une zone de jouissance à l’égard non plus de l’objet, mais du désir de l’objet. On ne jouit pas d’avoir mais de désirer avoir, c’est-à-dire précisément de ne pas avoir. On comprend ainsi pourquoi le vrai désir n’est jamais découragé de l’éloignement voire de l’inaccessibilité de ce qu’il désire. C’est justement cette inaccessibilité qui l’attire, l’entretient, le fait croître. Il y a donc dans le désir l’activation d’une étrange mécanique tendue vers un objet dont elle n’attend que l’éloignement, l’impossible acquisition. Le désir ne se nourrit que de lui-même, c’est-à-dire qu’il ne cesse de s’accroître à hauteur de sa non satisfaction. Vouloir une promotion, au contraire, n’aspire qu’à s’accomplir. C’est une tension qui ne travaille qu’à sa propre disparition en tant que tension vers cet objet. Après on en voudra un autre. Vouloir, c’est vouloir ne plus vouloir alors que désirer, c’est désirer le fait même de désirer.
Le désir désigne donc cette aspiration étrange à vivre intensément l’intervalle nous séparant d’une chose, d’une situation ou d’un être mais aucunement à jouir de son acquisition, c’est la raison pour laquelle désirer ne peut manquer d’apparaître comme inutile, vain et improductif aux yeux du volontaire car désirer, en effet, ne crée rien, ne débouche sur rien, « n’aboutit » à rien.
Mais cette perspective s’inverse dès que l’on réalise qu’il n’y a peut-être pas de plus grande illusion que celle de la possession. La volonté nous fait avancer, progresser de l’acquisition d’un objet à un autre objet mais en quoi cette acquisition constitue-t-elle une réalisation ? De quoi le bonheur conjugal se nourrit-il si ce n’est précisément de la compréhension de l’impossible acquisition de l’autre ? Désirer quelqu’un, est-ce jouir intensément de l’intervalle nous séparant de l’être aimé, étant entendu que cette jouissance est une faible compensation au regard de la réussite de « la conquête » ou bien au contraire, sachant qu’il n’y a rien d’autre à vivre réellement que cet intervalle, parce que toute conquête, toute « appropriation », tout « accomplissement » est un leurre ? Désirer revient à ne jamais entreprendre de réaliser ses objectifs mais n’y a-t-il pas quelque chose de faux, de mensonger dans cette représentation d’un homme conquérant, décidant du fait de sa libre et seule initiative des orientations de sa vie ?
L’homme d’action est l’homme de la liberté qui sait ce qu’il veut et qui le fait. Dom Juan veut conquérir des femmes mais il emprunte le chemin de l’aventure amoureuse à contresens en s’imposant de maîtriser un sentiment dont la nature même réside dans l’impossibilité de contrôle, dans la jouissance d’être porté par ce qui nous dépasse. Sur le même modèle, nous ne cessons d’admirer et de considérer comme exemplaires les vies « productives » de business men qui « se sont faits tout seuls », qui ont imposé à la vie le schéma programmé d’une vie voulue, planifiée, s’interdisant toute passivité. Le problème réside dans le fait qu’il n’est peut-être pas d’autre vie authentique à mener pour un homme que celle qui consiste à vivre.
Désirer désigne le fait d’être porté par une force vitale nous dessaisissant complètement du pouvoir de dire « je », lorsque un homme sent qu’il ne peut résister à son attirance pour cette femme ou qu’un peintre éprouve le fond de cette nécessité par le biais de laquelle il ne peut pas ne pas peindre. Quelque chose de la vie s’empare de notre vie pour lui imposer le flux de la bonne direction parce que c’est la seule direction. Chacun de nous comprend alors, pourvu qu’il ne se dissimule pas à lui-même l’évidence de cette réalisation, qu’il ne vit pas pour être « quelqu’un » mais qu’il vit pour vivre et qu’il y a dans l’autosuffisance de ce leitmotiv comme un écho à celui de l’incitation à « désirer pour désirer ». Etre dessaisi du pouvoir de dire : « je », n’est-ce pas par le fait de se démarquer complètement de tout effort visant à prendre l’initiative de « sa » vie, se tenir à l’écoute de ce qu’est vraiment vivre et jouir du présent dans la conscience enfin acquise de l’irréalité du futur, temps fictif de la volonté ?
Finalement, on peut essayer de résumer cette opposition Désir/Volonté en trois points : Vouloir, c’est 1) savoir ce que l’on veut 2) tout mettre en œuvre pour l‘obtenir, faire devenir réel son objectif 3) cesser de vouloir la chose une fois qu’on l’a obtenue. Le point commun de ces trois caractères c’est le rapport d’un Je volontaire et conscient à un objet donné, défini. Désirer, c’est, point par point, ce qui contredit ces trois critères, soit 1) ne pas savoir vraiment ce que l’on désire (si je désire une voiture, je ne peux pas identifier ce qui d’elle éveille ce désir, c’est un charme trouble et confus) 2) je ne veux pas l’avoir, je vis intensément l’intervalle qui nous sépare. 3) je ne désire pas quelque chose ou quelqu’un je désire désirer. Je désire ne jamais en finir avec le désir. Le désir se satisfait d’être lui-même, il se satisfait de n’être pas satisfait. Il est, comme dit Victor Hugo « une force qui va ».
Lorsque deux aimants sont placés de telle sorte que se crée entre eux un champ d’attraction magnétique, on réalise la notion de « force », soit l’efficience d’une puissance née de la mise en relation de deux éléments. Cette force ne tient pas à l’un ou à l’autre, elle naît de leur mise en relation. Ce n’est pas l’élan de l’un vers l’autre qui crée le champ d’attraction, c’est le champ de force né de leur mise en présence qui peut entraîner leur attraction si je ne les retiens plus. Autrement dit ce ne sont pas les éléments qui causent le phénomène de l’attraction, c’est le phénomène qui décide de l’attraction des éléments, lesquels ne sont les promoteurs de rien. De même, désirer c’est être pris dans un champ, jouir de l’efficience de cette magnétisation mais ne prendre aucune initiative et être plongé dans une situation à l’intérieur de laquelle il n’est absolument pas question d’agir. Le point commun de ces trois caractéristiques tient donc dans l’efficience d’une force créant des mises en rapport entre des êtres et des situations, des objets ou des personnes sans que des motifs ou des raisons personnelles soient discernables, ou alors seulement de façon postérieure et fausse (Van Gogh peut dire qu’il veut peindre, cette « volonté » sera l’effet d’un désir non maîtrisable et non voulu). Quand vous exprimez vos désirs, vous les avouez, vous les exposez, comme un point faible, quelque chose qui met à nu les ressorts les plus cachés mais aussi les plus « à vif », les plus réels de celui ou celle que vous êtes.
 C’est comme si sous l’apparence d’un monde social humain à l’intérieur duquel nous ne cessons d’être libres (et angoissés) d’avoir des choix, perçait l’efficience d’un monde beaucoup plus confus dans lequel aucun sujet humain jamais ne veut librement, de son propre chef mais où des forces ne cessent d’entrer en interaction, créant des rapports, des liens puis les défaisant (monde Nietzschéen des forces brutes : « Une mer de forces en tempête et en flux perpétuel, éternellement en train de changer, éternellement en train de refluer, avec de gigantesques années au retour régulier, un flux et un reflux de ses formes, allant des plus simples aux plus complexes, des plus calmes, des plus fixes, des plus froides aux plus ardentes, aux plus violentes, aux plus contradictoires, pour revenir ensuite de la multiplicité à la simplicité, du jeu des contrastes au besoin d’harmonie, affirmant encore son être dans cette régularité des cycles et des années, se glorifiant dans la sainteté de ce qui doit éternellement revenir, comme un devenir qui ne connaît ni satiété, ni dégoût, ni lassitude. »). Le désir pourrait être le rappel à la seule véritable efficience de ce monde là, en deçà du monde faux de nos projets, de nos volontés, de nos objectifs.
C’est peut-être sous l’angle de la question du sujet, du « je », qu’il s’agit d’aborder le problème. Le fait que désirer soit perdre son temps est tout à fait compréhensible si l’on part du principe que la texture même d’une vie humaine est celle de la détermination et de la réalisation d’objectifs. Désirer c’est demeurer dans une espèce d’expectative stérile et naïvement contemplative. Mais il n’est pas exclu qu’on éprouve dans cette sorte de « stand by », de passivité qui nous incite malgré nous à rester sous le charme d’une personne, d’une situation ou d’une activité, comme l’écho d’un dynamisme autrement plus puissant, celui d’un univers dans lequel n’agissent que des infinitifs, celui d’un incessant glissement des faits par quoi des « situations » s’engendrent sans que l’homme n’y fasse jamais intervenir le pouvoir d’initiative que sous l’effet d’une illusion rétrospective. Désirer désigne alors rester sourd aux incitations fallacieuses et artificielles d’un temps préfabriqué, modélisé « sur mesure » au gré des seules ambitions socialisées humaines. Désirer c’est peut-être perdre son temps mais seulement en référence à une conception illusoire et faussement arrangeante selon laquelle nous aurions à le gagner. Le désir est l’attention fascinée, troublante que nous portons à ce qui, en deçà du temps socialisé humain, constitue la vérité du mouvement de l’univers.
Cela signifie que quand un homme désire une femme sans vouloir nécessairement la conquérir, la faire « sienne », il demeure sous la juste influence d’une pure et simple « logique des forces » à l’œuvre dans l’exacte appréhension d’un monde ramené à la littéralité de ce qu’il est et peut-être même de « ce que c’est qu’être ». C’est sur point que nous saisissons la référence à la philosophie de Spinoza pour qui « l’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien d’autre que l’essence de cette chose ». Nous consistons vraiment et seulement dans l’intensité de l’effort que nous dépensons maintenant pour exister. Etre soi, c’est l’intensité investie dans le désir d’être. On comprend ainsi à quel point la voie indiquée par Spinoza n’est en aucun cas celle de la richesse ou de l’augmentation de son pouvoir mais plutôt celle de la libération de sa puissance. Nous n’existons vraiment qu’à la hauteur de l’intensité de notre désir d’exister. Vivre est libérer de l’énergie vitale, on pourrait dire aussi « la brûler », terme qui revient sans cesse dans le registre lexical du désir. On comprend le point de départ de la philosophie de Spinoza quand on réalise l’écart qui la sépare de notre façon commune de prendre la vie, laquelle consiste à considérer qu’être est une affaire entendue dès la naissance, de telle sorte que nous passons notre vie à avoir, à « accumuler », à gagner du temps (et des biens), à devenir « quelqu’un ». Maintenant que je suis, que dois-je faire pour avoir ? Mais pour Spinoza nous n’en avons jamais terminé avec le fait d’être puisque nous ne consistons jamais en quoi que ce soit d’autre que l’intensité de l’effort que nous investissons dans le fait d’être. Être, ce n’est pas « être quelqu’un » mais c’est « brûler du désir d’être », passer par les intensités plus ou moins fortes de ce désir et jouir des plus fortes parce que c’est en elles que notre désir d’être libère sa pleine puissance. Il est des femmes qui, dans le voisinage de certains hommes se sentent davantage brûler du désir d’être qu’en présence de certains autres et c’est ce simple phénomène d’attraction que nous appelons l’amour. Dans cette proximité, elles ne font rien si par ce terme on entend « rentabiliser les secondes », mais elles font tout si par ce terme on entend « libérer sa pleine puissance d’exister », vraiment « être » et il n’y a finalement rien d’autre à faire. Phèdre n’a aucun intérêt humain à aimer Hyppolite, elle n’a aucun avenir à espérer selon les critères de la société des hommes mais elle est sous l’emprise d’une nécessité autrement plus forte que celle de penser à son avenir ou de sauvegarder ses intérêts : celle de brûler de l’énergie vitale, de donner à la vie le comptant d’envie de vivre dans lequel elle consiste. Elle n’a dès lors pas d’autre lieu à habiter pour accomplir et libérer sa pleine puissance d’exister que celui de la proximité avec cet être que les usages de la cour lui interdisent d’aimer.
Il faudrait en effet s’interroger sur ce que vivre devient pour un homme qui aurait relevé la supercherie humaine (et surtout occidentale) d’un « temps à ne pas perdre ». Exister n’est plus le cadre d’une incessante conquête de statuts, de choses à faire, de défis à relever ; c’est autrement plus exigeant, c’est donner maintenant à l’existence la plus forte intensité de vie que l’on peut, ne pas rester en deçà de soi-même. Rien n’est dans le monde que le flux de toutes les intensités émises et investies par les existants dans le fait d’exister et c’est à la hauteur de cette libération là qu’il s’agit de se situer. Toutes les choses brûlent du désir d’être et c’est en cela qu’être, pour la totalité de l’univers, consiste. Nous comprenons bien ce que progresser peut vouloir dire pour une civilisation, pour une culture, pour la technologie, mais pour la vie, le cosmos, nous parlons seulement d’ « évolution », de mouvement parce que nous ne distinguons nulle part d’idéal, de critère en référence à quoi la vie « progresserait ». Il n’existe nulle part d’idée préconçue au regard de laquelle l’univers irait vers un mieux parce que nous sommes là en prise avec ce que l’on pourrait appeler « de l’universel présent », l’évidence de la limite absolue à toute prévision. Après tout, comme le philosophe Hume le fait remarquer, il n’y a que de fortes chances que le soleil se lève aussi demain et je ne peux d’aucune manière en avoir l’assurance ferme et certaine. Le désir est le mouvement de notre lucidité par laquelle nous ramenons tout à l’effroyable justesse de ce présent là : nous sommes en cet instant sur le « bord d’être » d’un univers qui n’a nulle part la capacité de s’enraciner dans la certitude d’un avenir. Quand nous désirons, c’est comme si nous éprouvions l’onde de choc de la vérité stricte, littérale et cosmique d’un présent sans futur, l’appel d’air vertigineux de la conscience de n’avoir pour être que le seul espace donné de l’instant présent.
C’est comme si le temps social de la volonté humaine tout imprégné qu’il est de la notion de progrès nous apparaissait maintenant comme le temps de la peur, celui de la tentative par l’homme de la dissimulation d’une vérité aussi irrécusable que scandaleuse : à savoir qu’il n’est absolument rien de cet instant présent qui puisse me donner l’assurance d’un instant futur. Nous vivons en chaque instant présent un instant ultime. Rien jamais n’est ailleurs, en tant que présent, qu’au bord de « ne pas être ». Je vis sans cesse, en direct, la faillite d’un futur assuré et c’est bien là la seule chose que nous vivons vraiment.
 L’empereur philosophe Marc-Aurèle écrit dans ses « pensées pour moi-même » qu’il faut « vivre chaque instant comme s’il était le premier et le dernier ». Mais le « comme » ne serait-il pas de trop ? De quoi est-il ici question ? De la nature même du Temps et de l’effort de l’esprit humain pour la réaliser, la comprendre. Si nous interrogeons Alain ou tout autre défenseur de la volonté par opposition au désir et lui demandons : « par rapport à quelle utilisation du temps le fait de désirer entraînerait une perte ? » il nous répondrait probablement par rapport à un temps occupé à réaliser concrètement un projet plutôt que de rêver de façon stérile à un idéal. La représentation du fait que l’on puisse perdre notre temps suppose obligatoirement le schéma préétabli d’un « mode d’emploi » du temps, d’un seuil, de la normativité d’un temps rentable, « bien » utilisé à l’égard duquel le désir marquerait de la « perte » du « mal ». Etant entendu qu’une seconde future va incessamment venir prolonger la seconde présente, la vraie question est : « quoi faire de cette seconde future pour qu’un projet humain s’y accomplisse ? » Telle est la conception des « hommes d’action », pragmatiques, volontaires, engagés. La nécessité de faire quelque chose de son temps repose sur des projets humains fondés sur une conception humaine de l’évolution comme progrès, à savoir que cette seconde à venir non seulement ne peut que « venir » mais elle ne peut aussi que m’apporter du mieux, du plus. Les exemples utilisés par Alain sont bien représentatifs du climat purement socialisé de ce « mieux » : conquérir une femme, gagner de l’argent, etc.
Mais que se passe-t-il quand un astrophysicien comme Jean-Pierre Luminet « recadre » ces préoccupations dans un contexte qui n’est plus « humain », ni même « terrien » mais « cosmique » ? Non seulement ce temps de progresser, de la rentabilité des heures, est ramené à des données « écrasantes », aux dix milliards d’années qui composent la durée de vie du soleil, par exemple, mais il est aussi décontextualisé de son milieu communautaire, c’est-à-dire de l’élan présupposé d’une perfectibilité culturelle, du « va sans dire » d’une progression sociétale et humanisante pour être simplement situé au cœur de tous les mouvements dans l’espace. Le « sens » de la vie compris comme signification de nos actions est ramené au « sens » du mouvement comme direction de planètes, d’orbites, de galaxies et ce facteur normatif de motivation sociale visant à gagner nécessairement demain plus d’argent qu’aujourd’hui se voit privé de tout support temporel objectif. C’est dans un jeu d’interactions entre une multiplicité de forces se libérant conjointement dans l’espace que notre minuscule aspiration à faire quelque chose du temps se trouve réduite, c’est-à-dire laminée, anéantie. Le temps n’est plus alors situé dans l’espace il est englobé en lui et il l’est comme une considération fictive, abstraite, subjectivement « humaine ».
On peut bien utiliser le battement d’un pulsar (le résidu de l’explosion d’une supernova) pour rythmer, avec un degré de précision inouï, le temps d’un laboratoire (anecdote de Jean-Pierre Luminet) ou d’une société, on aura seulement greffé une interprétation temporelle humaine sur les données universelles d’un espace en mouvement (et ce terme d’ « universel » ne désigne pas ici « tous les hommes »). Ce n’est pas dans le temps qu’il y a de l’espace, c’est dans l’espace que l’on peut, si l’on y tient vraiment (et les hommes semblent y tenir beaucoup), inventer la fiction planificatrice d’un temps. Il est complètement absurde de se poser la question de savoir dans quel temps bat l’énergie régulière du pulsar parce que la réponse est « dans l’espace ». Ce n’est pas dans le temps que se déploient les mouvements, c’est dans les mouvements que se constituent, comme des « théories » ou plutôt des « hypothèses », des temps. Si « le » temps existait par lui-même dans l’espace et l’englobait, nous ne pourrions pas voir la lumière d’une étoile morte puisque cela revient à voir maintenant ce qui n’est plus « maintenant ». La réalité est qu’elle n’est plus le maintenant de cette lumière qui est notre maintenant à nous. Nous disons que la lumière de l’étoile met « un certain temps » à nous arriver alors que ce que nous vivons en direct c’est justement l’authenticité de l’effet de nivellement, d’égalisation de l’émission d’une totalité dynamique, énergétique de l’espace. Toutes les énergies se libèrent dans l’espace et c’est ça qui fait un « maintenant » dans le présent duquel je perçois maintenant la lumière d’une étoile d’hier. Elle n’est d’hier qu’au regard d’une certaine interprétation qui peine encore à reconnaître que l’étoile est toujours dans sa lumière, qu’elle est moins « une  chose » qu’une force, c’est-à-dire un infinitif : briller ou plutôt se consumer. Le maintenant est une réalité de l’espace et pas du temps, il est le point ultime et commun de coefficience de toutes les énergies qui se libèrent.
Je peux bien dire maintenant que le soleil va continuer à brûler encore 5 milliards d’années, j’interprète en le disant le mouvement de libération de l’énergie solaire dans le référentiel de durée du mouvement de rotation de la terre autour du soleil (qui constitue une année), donc j’applique au mouvement de libération d’une force (l’énergie combustible du soleil) l’unité de mesure de la libération d’une autre force (celle de l’orbite gravitationnelle de la terre) mais ce que je vis est précisément l’impossibilité d’insinuer la plus infime possibilité d’interprétation de l’une par l’autre dans la mesure où le simple fait qu’il y ait maintenant « l’espace » d’un maintenant, c’est justement à la coefficience de ces forces que je le dois. Aussi précis que puissent être les calculs de prévision de libération des forces, ils ne peuvent se concevoir que pris dans la matière même de ce qu’ils sont en train d’évaluer. S’il n’y a que de l’espace, il n’y a que des forces,  et elles ne se libèrent que maintenant. Aussi précis, pointilleux que puissent être les anticipations sur ce qui va être, elles auront toujours ce temps de retard à l’égard de la vitesse d’exécution de ce qui est. Qu’un calcul de prévision sur les forces puisse se tenir à partir de maintenant, c’est ce qui ne saurait avoir de réalité et d’exactitude que dans la résorption totale de sa teneur réalisante, coeffectuante dans ce maintenant. On peut toujours spéculer sur les forces, on ne pourra le faire qu’à partir de la pointe de leur effectivité « non spéculable », ce qui s’appelle « maintenant » et qui désigne à la fois l’espace de leur intrication et le donné de leur libération. L’instant n’est soutenu que par ce maillage serré constitué par les points d’interaction de toutes les énergies qui s’y libèrent. C’est comme un cours sur la nature duquel tous les élèves se trompent en se disant qu’il dure une heure et donc « attendent » inlassablement la minute à venir alors qu’il n’est fait que des points de croisement de toutes leurs énergies conjointes et ne saurait, sous cet angle, « devoir être » quelque chose. Il n’y a rien à attendre d’un cours que l’embrasement collectif de toutes les énergies présentes qui s’y libèrent. C’est aussi la seule loi de l’univers, par quoi rien jamais n’est « maintenant » que ce « bord d’être » d’un monde qui n’a nulle part de voie, par avance tracée, vers quoi « progresser ».
En d’autres termes, cet instant n’est que la simultanéité de toutes les dépenses de toutes les forces de l’univers, mais cette simultanéité marque en réalité l’effet de « prise » (au sens où l’on dit d’une mayonnaise qu’elle prend) de toutes les interactions de ces forces en un Tout. Ce n’est pas parce qu’elles sont en un même temps qu’elles sont ensemble, c’est parce qu’elles sont ensemble qu’elles composent un « tout » dont on dit qu’il est « en même temps ». Qu’il y ait monde, c’est l’effet de prise, de densification, de consistance de toutes les forces qui le composent par leur interaction. L’univers est un peu comme le « toujours » d’une mayonnaise qui ne cesse de « prendre » mais « plus ou moins bien » et ce que nous interprétons comme des successions de temps sont en réalité des fluctuations de densification de sa masse. Cela signifie que le sentiment que nous avons d’un temps qui passe se trouve être en réalité l’interprétation humaine et fausse du mouvement sous l’influence duquel l’univers gagne plus ou moins de « consistance », d’affermissement. Le désir est cette énergie qui, en nous, est en prise avec cette réalité que Nietzsche a, d’une certaine manière et à juste raison, qualifié de « surhumaine », baptisant ainsi celles et ceux qui la perçoivent, l’acceptent et y abondent, de toute la force de leur désir, de « surhumains » : « L’homme, dit-il, est quelque chose qui doit être dépassé. » Lorsque nous désirons, quelque chose de nous, à un niveau de justesse très inconscient, réalise l’étroitesse du temps social de la volonté et l’efficience de ces fluctuations de contraction et de décontraction d’un espace cosmique, universel (en un sens non humain). L’un des premiers effets de cette réalisation est de totalement éradiquer la question de l’avenir qui apparaît au désirant non seulement vaine mais privée de toute existence effective.
En s’installant à son métier à tisser pour confectionner le linceul de son beau-père et en défaisant la nuit ce qu’elle a fait le jour, Pénélope suspend le temps de la volonté, de la reconnaissance, de la célébrité et de la gloire des hommes pour prendre place dans l’efficience active des variations de consistance d’une réalité cosmique présente. Le désir est un peu comme une énergie première, totalement déconnectée des ambitions humaines, exclusivement en prise avec les données les plus brutes et les plus indépassables de « notre être au monde ». Contrairement à l’interprétation qui est faite de son étymologie, il ne nous fait pas tendre « vers » l’étoile mais appréhender la vie à partir d’elle : de sidera, à partir de l’étoile. Il est finalement la réalisation par un être humain de la dimension sidérale et sidérante de l’existence, comme le réveil « inopiné » à la juste prise en compte de notre seul vrai contexte.
Probablement atteignons-nous ici le fond de la perspective du sujet qui s’éclaircit dans la perspective d’un « oui » dépourvu de tout esprit critique à l’encontre de la notion. Le désir nous fait perdre notre temps, c’est-à-dire qu’il nous installe dans la dimension vraie d’un « univers mutant » au sein duquel le temps enfin se voit ramené à ce qu’il est : l’invention de toutes pièces d’une créature soucieuse d’alimenter l’illusion d’avoir « un destin », quelque chose de propre à elle-même à réaliser dans un univers qui n’est « que là » mais « plus ou moins ». Que désirer soit si souvent assimilé à la folie marque bien la profondeur du malentendu humain. Ce n’est pas tant « perdre son temps » que réaliser qu’il n’y en a pas.
Ce malentendu peut tout aussi bien s’illustrer par la distinction entre le pouvoir et la puissance. Avoir du pouvoir, c’est être doté de la capacité de diriger des situations, des personnes, ou sa propre vie. On désigne par ce terme l’exercice d’un contrôle que l’on conquiert et utilise à un moment donné, pour une durée donnée. Le pouvoir a donc un début et une fin. On peut le déléguer. Il désigne finalement le critère même de l’élévation au sein d’une hiérarchie sociale et semble indissociable de la capacité reconnue à contraindre, à imposer. Le pouvoir est donc en ce sens l’instrument par lequel un homme donne à son vouloir un impact dans le monde des hommes. On donne ainsi à une personne un périmètre de contrôle dans lequel être va signifier pour lui imposer des directives à d’autres hommes. Etre une puissance est le contraire de tout cela : ce n’est pas une contrainte, c’est le fait de consister en une force, exactement comme une ampoule dont l’utilisation actualise un « potentiel ». Celui-ci n’est donc pas fictif. La puissance ne peut être déléguée, on pourrait dire que nous n’avons que la puissance que nous sommes, en laquelle nous consistons. La puissance ne s’exerce pas, elle évolue, elle circule au gré de différentes intensités de flux. Il n’est finalement affaire pour nous que de « monter en puissance » mais nous saisissons bien toute la différence entre cette expression et celle que décrit le fait de monter les échelons de l’ascension sociale. Monter en puissance, c’est donner tout ce qu’on peut donner, aller au bout de ce que l’on peut étant entendu que nous ne consistons qu’en cela. On comprend parfaitement la notion de puissance quand on inverse les termes de cette formule de motivation : donner le meilleur de soi ; la puissance, au contraire consiste à être le meilleur de ce qu’on donne. Autant le pouvoir ne vise pour nous qu’à « être quelqu’un », un VIP, autant la puissance traduit la nécessité pour un être de « donner son comptant » d’énergie, d’être à la hauteur de ce qu’il peut. Si désirer est perdre son temps aux yeux d’un homme de pouvoir, c’est la seule manifestation donnée à un homme de puissance de s’accomplir. Désirer désigne exactement le fait de libérer sa puissance, ce qui selon Spinoza constitue le propre de la Joie (c’est là peut-être toute la différence entre le plaisir d’exercer son pouvoir et la jouissance de libérer sa puissance. Les hommes de pouvoir ne libèrent que très peu de leur puissance).
Mais, si l’exercice du pouvoir est stoppé net par la mort, la puissance, elle, n’y fait pas droit. Dans la réalisation de l’absence de toute perspective d’avenir, la mort n’entre jamais dans nos préoccupations puisque on ne peut approcher la mort qu’en prévision. S’appliquer à libérer sa puissance, c’est avoir dépassé la question de la mort. Je ne suis pas « une personne », un « je » qui va mourir, je suis un être libérant dans le fait d’être tout son « comptant d’être », je suis ce que je peux et je suis tellement investi dans le « sans fin » de cet ouvrage (Pénélope) que mourir ne parasite jamais, par son absence totale de consistance effective, le moment donné de consister vraiment et seulement dans le fait d’exister. C’est exactement le sens de la formule de Spinoza selon laquelle « la sagesse est une méditation de la vie et non de la mort ».

Le cycle de vie de l'objet (séance 2)

L’attention portée au « devenir autre objet de l’objet » inverse le rapport de l’homme aux choses. Ce ne sont plus les objets qui naissent « tout faits » du génie créateur des hommes, ce sont les hommes qui s’intercalent dans les variations eco-systémiques des éléments et les propriétés naturelles des matières premières. Ce n’est plus vraiment dans son esprit qu’il s’agit pour le designer de chercher la bonne idée mais plutôt dans l’écoute attentive, aguerrie de ce que peuvent les forces. L’un des terrains de recherche les plus intéressants sous cet angle est constitué, d’une part, par l’ethnologie, l’étude des peuples, principalement ceux que certains ont tendance à considérer comme les moins civilisés, et, d’autre part, par l’éthologie, l’étude du comportement des animaux.
En prêtant attention à cette usine de retraitement cyclique de produits infinis qui s’appelle la nature sur le fond de laquelle jusque là nous bâtissions de toutes pièces le mirage hallucinant de produits finis voire jetables (le cycle de vie, c’est la conscience enfin avérée de l’irréalité du jetable), notre appréciation des sociétés dites avancées se transforme, voire s’inverse. Les modes de vie des sociétés tribales que la foi en notre fausse « supériorité occidentale » avait tendance à considérer comme arriérées deviennent les plus modernes, et, en un tout autre sens du mot « technique », les plus technologiquement performantes. Mais quel est ce « nouveau » sens d’une « nouvelle technologie » ?
Peut-être convient-il de rappeler en premier lieu que l’art est né du mot grec « techné ». Le philosophe Michel Foucault a passé les dernières années de sa vie à réfléchir au concept de « techné tou biou » « art de vivre ». Que deviendrait la technologie si nous n’attendions plus d’elle qu’elle nous fasse passer de l’Ipad 1 à l’Ipad 2 mais qu’elle s’assume en un tout autre sens qui serait celui de son assimilation à des «techniques d’existence », qu’elle nous fasse peu à peu rentrer dans la complexité de tout ce qu’exister suppose de rouages, de finesses, d’agencement, de composantes. Nous n’envisageons pas un seul instant la possibilité qu’il ait fallu à l’enfant sauvage concevoir une quantité incroyable de stratagèmes, de tactiques, d’approches de solidarités élémentaires pour simplement « exister ». Vivre dans un trou de terre est trop misérablement connoté pour que nous réalisions toute la justesse de cet habitat dans son exploitation de la force géothermique.
Mais ce n’est pas là le sens que donne Foucault à la « techné tou biou ». il désigne plutôt une « stylistique de l’existence ». Etre est affaire de style. Exister : ça se travaille. Rien n’est tout fait. Tout est à faire et principalement nous-mêmes. Etre humain devient une matière souple, ductile, un peu comme une mousse à mémoire de formes. Et même si Foucault ne s’est intéressé à ce concept qu’au regard de son évolution historique, ou plutôt dans son rapport à une généalogie d’être soi, rien ne nous empêche de porter à cette infinie malléabilité de la « matière humaine » un autre type d’intérêt marqué par l’empreinte imposée à l’homme par « un devenir autre objet de l’objet » forcément marqué par ce devenir propre des forces et des éléments que nous avons déjà évoqué. La voie dont Foucault ouvre le pas est celle d’une technologie intime, aucunement soucieuse de s’extravertir. Il n’est pas question d’accroître son pouvoir par la technique mais plutôt de se sentir consister dans une certaine façon d’être, dans les fluctuations de techniques d’existence multiples qui décident de nous davantage que nous ne décidons d’elles. Et si l’homme ne pesait pas davantage sur la nature qu’au titre d’aiguilleur de mutations des devenirs propres de ses matières premières ?
Foucault a suffisamment mis à mal la notion de sujet humain, de personne préconstituée pour que nous orientions son travail en un sens qui serait plutôt celui des travaux de Gilles Deleuze et de ses devenirs élémentaires ou devenirs animaux. A partir du moment où l’homme fait moins advenir une chose qu’il ne module les devenirs cycliques des matières premières, la notion de destination finale et humanisée de l’objet perd de son importance au bénéfice d’une zone d’indistinction dans laquelle il est offert à l’homme de cesser de se concevoir comme un constructeur mais comme une « donnée variable » d’un univers « donné » constitué d’éléments donnés et « mutants ». Cela signifie qu’un homme n’habite plus une maison avec une ossature bois comme maison mais comme devenir maison du bois, c’est-à-dire d’une matière première dotée de la puissance d’autres « devenirs », prise de conscience par laquelle s’ouvre non seulement la piste d’un travail de recherche dans lequel le bois cesse d’avoir des « propriétés » exploitables pour manifester des solidarités avec « la matière humaine » mais aussi par quoi l’homme se voit ramené à l’évidence de cette condition d’avoir son chemin à faire parmi les choses et de prendre corps dans le sillon de toutes les connexions qu’il va tisser avec les corps des choses. Peut-être n’est-il pas complètement stupide d’envisager la possibilité que l’attention portée au cycle de vie de l’objet transforme le rapport de l’homme à l’objet en une fascinante alchimie pour laquelle il ne serait plus question que de faire couler le métal en fusion de « l’être chose » de toutes les choses. Revenir au pur trouble de la présence mondaine, effective, à ces étonnements d’enfants devant la douceur de la ouate, la rugosité de la pierre, la chaleur de la terre. Etre « tout chose » non seulement de se sentir chose au milieu des choses mais de s’intégrer ainsi à la puissance presque muette de leurs devenirs.

lundi 21 novembre 2011

Toute vérité est-elle bonne à dire?

Imaginons la situation suivante : nous connaissons un couple heureux, mais voilà qu’un jour nous avons la preuve irréfutable de l’infidélité du mari. La question se pose alors à nous de savoir s’il vaut mieux « dire la vérité » à l’épouse ou garder cela pour soi pour ne pas faire d’histoires ou pour ne pas entraîner dans la vie de cette femme, avec laquelle nous sommes amis, un drame, une dépression. On peut imaginer toutes les variantes possibles dans la gestion de cette situation mais le fond du problème n’est pas là. Il se situe plutôt dans la question de savoir s’il suffit qu’une information soit vraie pour qu’il soit « automatique » qu’on la révèle. Y-a-t-il déjà en soi, dans la vérité d’un fait toutes les conditions nécessaires et suffisantes à sa divulgation ?
On imagine mal Galilée gardant pour lui la vérité de l’Héliocentrisme, mais sommes-nous sûrs que parmi les membres du tribunal du saint office qui l’a condamné, il n’y en ait pas quelques-uns qui ont parfaitement pressenti la justesse des thèses avancées par l’astronome mais qu’ils les ont jugées moins fausses qu’ « impubliables ». Les peuples d’Europe avaient-ils les oreilles pour entendre une vérité si révolutionnaire ? Considérer que toute vérité est bonne à dire revient à faire primer le critère de l’exactitude « pure », absolue, sur celui de la réceptivité émotive ou sensible, voire de la capacité de réalisation intellectuelle du ou des destinataires du message. Comment pourrions-nous faire entendre une vérité à quelqu’un si nous ne préparons pas d’abord le terrain, si nous n’essayons pas préalablement de gagner sa confiance ?
Mais, en même temps, nous acceptons alors de soumettre « la vérité à condition », celle des circonstances idéales de l’écoute juste. La personne devient alors ouverte, disponible à l’égard de vérités qu’elle peut entendre. Or qu’est-ce qu’une vérité qui ne peut être énoncée comme telle que dans la bouche d’une personne qui, parce qu’elle aura réussi à se mettre dans les situations adéquates, sera seule habilitée à la dire ? Qu’est-ce qu’une vérité contrainte d’attendre les conditions favorables de sa reconnaissance comme vérité ? Si une vérité ne peut être reconnue comme telle qu’à certains moments, dans certaines circonstances très précises, cela suppose qu’elle ne détient pas par elle-même ce fond de justesse irréfutable et perpétuel, cette constance « inusable » qui constitue le propre d’une vérité.
Il y a, en effet, quelque chose de contraire à la notion même de « vérité » dans l’attitude qui consiste à attendre et à favoriser le bon moment de sa divulgation, c’est le fait qu’en un sens, le terrain de la vérité est toujours déjà préparé, c’est-à-dire que le caractère indiscutable de son admission comme vérité est justement ce qui fait d’elle une vérité. Nous n’avons pas à attendre la bonne occasion de dire la vérité parce que la vérité est toujours déjà attendue, il n’y a qu’elle que nous attendons, ou, en d’autres termes, ce qui fait d’elle une vérité c’est sa capacité à forcer les éventuels barrages de l’écoute, à s’imposer. Saisir le moment de dire la vérité, c’est se résoudre à ne dire que la vérité d’un moment, l’instant opportun de la convenance entre une nouvelle et l’aptitude à « l’encaisser » du destinataire. Cela signifierait donc que ce qui fait d’elle une vérité, c’est la capacité personnelle de « contenance » de l’auditeur, capacité subjective, variable, changeante. Dans cette perspective, nous n’attendrions jamais des autres autre chose que des vérités compatibles avec notre capacité nécessairement limitée de les admettre. Un croyant ne pourrait entendre que des vérités de croyant, un athée que des vérités d’athée, un homme de droite que des vérités de droite, etc. Chacun de nous ne progresserait qu’au gré de la ligne droite délimitée par ses ornières comme ces chevaux de trait dont on attend les sillons réguliers du labourage. Cela reviendrait à valider cette représentation d’une société au sein de laquelle ne circulent et ne se contredisent que des croyances.
Nous avons tous tendance, en effet, à interpréter les faits en fonction de nos choix, de nos opinions, de nos façons de penser ou de ce qu’il nous plait de penser. Nous ne demandons rien d’autre aux évènements que de nous conforter dans nos croyances et nous nous arrangeons pour qu’en effet ils le fassent. Cela veut dire que nous ne nous confrontons jamais au réel pur mais toujours armé d’un certain bagage idéologique, d’une certaine représentation du monde, laquelle n’attend que d’être confirmée par une certaine lecture des faits. Informer brutalement une femme de l’infidélité de son mari, c’est lui donner l’occasion de sentir ce point de faille, cette ligne de frontière qui existe pour tout un chacun dans le monde entre ce qui existe et ce que nous vivons comme existant. Cette épouse mène une vie de couple heureuse et nous la confrontons à la réalité stricte, irréfutable d’une relation fausse, pourrie par le mensonge. Nous lui révélons l’existence d’un monde qui n’est pas tissé du fil de nos croyances, d’évènements purs dont la matière n’est pas celle de nos représentations mentales ni celle du désir de notre inclination à croire ceci plutôt que cela. Nous la faisons sortir d’un rêve étant entendu qu’en un sens, c’est bien par ce penchant que nous nous laissons tenter, celui de nous créer de toute pièce le songe d’une réalité habitable, vivable. Peut-on vivre sans se faire des idées sur ce que nous vivons ? N’y aurait-il pas quelque chose d’inhumain à appliquer cette maxime selon laquelle il est toujours bon de dire la vérité, indépendamment des conséquences ? Il y a « ce qui est » et ce que les limites imposées par une bonne santé mentale modélisent, formatent et adaptent à ce que nous sommes capables de concevoir comme « étant ».
Dans le film des frères Wachowski : Matrix, Morpheus dit à Néo que la plupart des hommes ne sont pas prêts à être débranchés de la matrice, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas disposés à revenir à la réalité stricte, brute de leur situation. Quelque chose de nous est prêt à être trompé pourvu que la version virtuelle de l’existence qui nous sera donnée soit « praticable », « viable ». Plutôt qu’une existence réelle impossible à domestiquer, à adoucir, à prévoir, à formater, nous souhaitons une existence mensongère mais vivable, c’est-à-dire programmée. Et c’est à cette programmation que nous nous apprêtons de provoquer un « bug » en révélant à cette épouse que son mari la trompe.
On comprend mieux le sens de « bonne » dans l’intitulé de la question de savoir si toute vérité est bonne à dire : cela veut dire « nécessaire ». N’y aurait-il pas, dans le fait de dire la vérité, la marque d’une nécessité absolue, inconditionnelle, dépassant du cadre de cette autre nécessité qu’est celle de maintenir à flot les conditions de conservation de notre intégrité physique et psychique, de notre identité ?
Dans l’une de ses œuvres : « D’un prétendu droit de mentir par humanité », le philosophe Kant prend un autre exemple. Imaginons que l’un de nos amis arrive chez nous et nous dise qu’une bande d’assassins est à sa recherche pour le tuer. Nous l’accueillons dans notre maison et ses poursuivants sonnent à la porte. Ils nous demandent alors si cet ami est bien ici. Faut-il considérer alors que « toute vérité est bonne à dire ? » L’écrivain français Benjamin Constant évoquant ce cas de figure répond « non » parce que nous ne sommes redevables de quelque chose qu’à ceux qui ont droit à cette chose et ces assassins n’ont, du fait de leur mauvaise intention, pas droit à la vérité. Mais Kant conteste cette prise de position au regard de cette thèse tout à fait compréhensible : défendre que la vérité soit un devoir seulement à l’égard de ceux qui y ont droit revient à faire dépendre la vérité d’une proposition de la personne à qui on la transmet. Les termes de « droit et de devoir » ont un sens « moral » et juridique, ils reviennent finalement toujours à évaluer une attitude ou un acte au regard de la bonne intention de son auteur. Le malfaiteur est défavorablement jugé quand il est certain qu’il a agi délibérément « mal », avec une mauvaise intention. Quand une bonne volonté aboutit à des actes répréhensibles, le jugement moral s’adoucit. En d’autres termes, il ne dépend finalement que de nous d’agir bien, c’est purement et simplement une question de bonne volonté. C’est cette bonne volonté qui donc détermine nos droits. Par contre, je ne saurai pas faire dépendre de la bonne volonté de la personne à qui je parle la vérité des informations que je lui transmets. Cela reviendrait à dire que le critère en fonction duquel une information est vraie ou fausse varie selon la nature de l’intention du destinataire du message. Si un « méchant » me demande le temps qu’il fait, je serai alors en droit de lui mentir, de lui dissimuler une vérité à laquelle, en tant que méchant, il n’a pas « droit ».
La vérité est le rapport de conformité entre une proposition et un fait. Je dis la vérité quand, alors qu’il fait beau, je dis qu’il fait beau. Je suis porté à dire la vérité pas tant à cause de la nature morale de la personne à qui je parle que parce qu’il fait beau. Nous sommes ici confrontés à l’extériorité d’un fait pur : le beau temps, à l’égard duquel la vérité se définit comme stricte conformité. Si je dis à un méchant qu’il pleut alors qu’il fait beau parce qu’il est méchant, je ne fais pas que trahir cette personne mais aussi la définition même de la vérité comme conformité entre une proposition et une réalité. Je ne crois pas que la vérité soit suffisamment « vraie », nécessaire, pour se dégager complètement de l’appréciation sociale de l’intérêt qu’il y a à dire la vérité à quelqu’un dont « on ne sait pas ce qu’il en fera ». Si je soumets le fait de dire la vérité à la condition de savoir ce que le récepteur du message en fera, je pars du principe que l’utilisation d’une vérité est plus importante que la vérité elle-même. Cela reviendrait à instituer une société dans laquelle toute personne n’adresserait aux autres que des messages contenant les informations qu’il aurait intérêt à lui faire croire, et même si cette déformation ne se concevait qu’à l’égard des « méchants » pour sauvegarder les intérêts d’une société bonne, il n’en demeurerait pas moins que la vérité serait complètement bafouée, transformée en autre chose qui serait la notion d’intérêt public. Faire dépendre la révélation de la vérité de l’usage qui en sera fait, c’est d’une part présumer d’un futur qui au sens strict nous échappe parce qu’il n’est pas encore arrivé et d’autre part considérer que la vérité compte moins que les conséquences réelles de sa divulgation, ce qui revient à l’instrumentaliser. Mais une vérité instrumentalisée n’est plus une vérité, elle devient un mensonge arrangeant. Quand on dit quelque chose de vrai seulement quand cela arrange nos affaires, ce n’est plus en tant que vraie qu’elle est transmise, mais en tant que « commode ».
Cette considération est à appliquer par chacun de nous au quotidien de sa vie. La plupart du temps, nous ne disons la vérité que quand « cela nous arrange », quand cela ne prête pas à conséquence et ne contrarie ni nos plans ni nos intérêts ni notre image, mais cela ne veut pas dire que nous disons la vérité de temps en temps, cela signifie que nous ne la disons jamais, parce que nous la soumettons en permanence à un critère qui lui fait perdre pour toujours sa seule signification. Ce n’est jamais dans la vérité que nous vivons mais dans la confusion de tous les « mensonges arrangeants » qui ne cessent de se croiser et d’interagir dans toute vie socialisée. Cela en vient à un tel point que nous qualifierons comme « ayant les pieds sur terre » l’attitude de celui qui ne cessera de dire ce qui arrange ses affaires, comme si « là » une normalité sociale se constituait du fait même de n’avoir plus aucun rapport avec le vrai.
Que chacun de nous s’interroge un minimum sur la teneur des messages qu’ils ne cessent d’échanger avec ses proches et tous les gens qu’ils croisent dans une journée, il se rendra compte que « dire la vérité » n’intervient quasiment jamais dans ses motivations, il s’agit plutôt de séduire, véhiculer une certaine image de soi, entretenir les idées que l’on se fait sur nous, ne pas s’écarter de l’impression générale qui nous a fait accepter dans telle « représentation », dans tel cadre. Nous parlons pour « nous faire des relations », dans tous les sens du terme, et si la vérité est susceptible de brouiller dans l’esprit de nos interlocuteurs la bonne image qu’ils ont de nous, nous n’hésitons pas un seul instant à la trahir, à la déformer.

Evidemment le cas envisagé par Emmanuel Kant peut nous sembler un peu différent, il s’agit de sauver notre ami. Mais le fait que l’écrasante majorité des personnes mentirait en pareille situation doit nous interpeller un peu : n’est-ce pas l’indice du fait que les conséquences humaines de la communication de nos messages l’a toujours emporté, sans discussion, sur l’exigence de leur vérité ? Ici, cette supériorité peut, en plus, se donner les allures d’un altruisme, d’un secourisme, mais ce n’est qu’un trompe-l’œil. Nous ne disons jamais la vérité pour elle-même, une sorte d’automatisme socialisé et inconscient s’insinue toujours dans notre prise de parole, évaluant en un temps record les conséquences immédiates de notre réponse dans l’attitude de l’auditoire et surimposant ainsi, à la révélation brute, naïve et donnée de « ce qui est », l’anticipation de l’effet que la nouvelle va produire dans l’esprit et le comportement du récepteur. Une logique de communication fondée sur votre présupposition des opinions, des intentions, des pouvoirs de votre interlocuteur prend toujours l’ascendant sur une pure logique de conformité exacte à la réalité.
Il faut bien comprendre ce que Kant nous dit ici. Il ne décrit pas ce qu’il ferait lui en tant que personne, il affirme simplement qu’aucune bonne raison ne saurait être avancée pour justifier le mensonge, lequel constitue, toujours et indépendamment des circonstances, une faute, ou plus exactement « une injustice à l’encontre de l’humanité en général ».
En effet, personne ne parle à quelqu’un sans miser si peu que ce soit, sur le fait d’être cru par son auditeur. A quoi servirait-il de parler sans cela ? Quand on dit quelque chose à une personne, on inscrit une parole dans de la matière attentive, « enregistrante », dans une écoute sur laquelle on compte pour être admis « sur parole » précisément. On ne peut envisager d’émission de message sans ce fond d’écoute là. Cela signifie que nous comptons en permanence sur ce que Kant appelle « un devoir en général », à savoir le crédit que toute personne nous fait de dire la vérité. Je ne commettrai pas d’injustice à l’égard de ces meurtriers potentiels en leur mentant mais j’en commettrai une aux yeux de ce devoir général là qui ne doit jamais être fonction des moments ni des personnes. C’est comme si j’annulai en quelques secondes ce fond de confiance prévalant dans tous les rapports entre les hommes et grâce auquel je pars du principe que telle personne à qui je demande mon chemin dans une ville inconnue ne va pas s’amuser à me mentir. Quand on me demande mon nom, je ne vais pas m’en inventer « un », sauf si, justement, j’ai déjà renoncé à toute idée de devoir, de justesse, d’honnêteté et de confiance entre les hommes, auquel cas je suis déjà un ennemi du genre humain.
Nous ne pouvons concevoir d’humanité sans pacte et de pacte sans confiance. Un être humain a du « répondant ». Il est, en tant qu’homme, un vis-à-vis plus fiable qu’un animal ou le temps qu’il fait car ces « interlocuteurs » là ne peuvent me donner des gages sur la teneur de leur attitude future. Ce qui fait l’humanité, c’est cette efficience contractuelle du rapport par quoi je peux me tenir pour dit ce qui est dit, c’est-à-dire « vrai ». Mentir est saper l’existence de ce fondement là, c’est nier l’essence contractuelle de l’espèce humaine.
Mentir c’est détourner le cours de ce qui arrive au bénéfice de vos convenances personnelles. Même si vous mentez avec de bonnes intentions, comme celle de sauver votre ami des griffes d’assassins, vous défaites les termes de la permanence d’un contrat contenant l’exigence absolue de conformité à « ce qui est » au vu de ce que vous prévoyez et prenez sur vous d’éviter mais la situation que votre mensonge va créer deviendra alors entièrement votre fait. Si vous dites que votre ami n’est pas chez vous et qu’en réalité il soit justement en train de sortir par la fenêtre de la cuisine. Si les assassins le retrouvent en dehors et le tuent, votre mensonge sera la cause de sa mort. C’est un argument que Kant utilise et auquel il ne faut pas répondre en critiquant l’utilisation du conditionnel : « si.. » Le philosophe allemand ne veut pas du tout se prêter au petit jeu des anticipations ou des « si.. », il tend au contraire à le faire cesser. Si vous dites la vérité et qu’il meurt, vous n’avez pas nié l’humanité ; rien ne vous empêche d’ailleurs de le défendre, de vous battre, voire de mourir pour empêcher sa mort.
Le propos ici est de définir la vérité comme la condition même de l’humain et de qualifier comme non conforme à ce devoir d’humanité toute soumission de cet impératif à des intérêts, à des situations ou à des préalables. Dire le vrai est la condition minimale requise pour que quelque chose comme l’Humanité voie le jour. L’humanité, c’est le genre commun à tous les hommes et cette nature commune ne peut prendre forme que dans notre aptitude à nous lier les uns aux autres par des pactes, par des traités, des engagements. C’est finalement cela qui est la source du droit : la confiance née du pacte. Mentir, c’est rendre inopérable cette capacité qu’ont les hommes à compter sur les hommes, à miser sur la transmission. C’est comme si tous les hommes ne constituaient qu’un seul homme grâce à cette capacité communicative et « fiable ». Avec le mensonge, l’humanité vole en éclat laissant chaque homme à la vision  étroite de son existence individuelle. Toute vérité est donc « bonne à dire » pour elle-même, indépendamment des conséquences, parce que la vérité est un devoir inconditionné sans lequel la notion même d’humanité perd son sens.
Sur le point précis de l’opposition entre Benjamin Constant et Emmanuel Kant, il ne semble pas que le philosophe allemand ait tort : il est impossible de défendre l’idée que certains n’auraient pas « droit » à la vérité. La seule possibilité d’émettre un argument sérieux contre lui réside dans cette notion d’humanité. L’un des points essentiel de sa démonstration consiste en effet à opposer à la sensiblerie niaise d’une conception de l’humanité supposant qu’on est humain dés que l’on fléchit sur la rigueur de son devoir, une vision formelle, universelle, objective. C’est justement pour l’humanité qu’on ne peut pas mentir, pour que l’humanité tienne et « fasse bloc », pour qu’elle puisse se constituer sur la base d’échanges non falsifiés. Finalement Kant réfute l’idée que la vérité puisse dépendre de l’intérêt particulier qu’on a à la dire et finalement aussi de l’intérêt public du moment parce que serait trahir la parole au sens strict : « trahir la notion même de parole », mais va-t-il assez loin dans cette voie ? Ne réfute-t-il pas un intérêt au nom d’un autre intérêt plus étendu mais néanmoins « limité » et moins absolu, inconditionnel, qu’il semble le penser ? Il s’agirait d’une vérité assez objective pour n’être pas même soumise à la condition de faire l’humanité, une vérité qui « serait » indépendamment de la nécessité de constituer le fond de cette efficience contractuelle sans laquelle l’humanité n’existerait plus, vérité brute d’un univers « donné », ici et maintenant. Kant décrit rigoureusement et de façon aussi juste qu’implacable les conditions nécessaires à ce qu’une vérité humaine soit, et l’on pourrait dire, sans jeu de mots qu’il décrit le mouvement d’implication réciproque par lequel la vérité humaine participe à l’évidence d’une humanité vraie et inversement, mais qu’une vérité humaine reste une vérité arbitraire au regard d’une pure vérité factuelle, c’est ce qu’il n’envisage pas.
Il convient bien de préciser que cette notion de vérité factuelle va, en effet, à l’encontre de la définition la plus classique et la plus reconnue de la vérité qui la caractérise comme le rapport de convenance entre ce qui est et ce qui est « posé » ou « dit ». Il s’agit plutôt d’une vérité qui consiste dans la seule « réalité » et qui donc ne s’applique pas à des jugements, à des propositions, à du discours. Est vrai ce qui est réel « avant » que j’en dise quoi que ce soit. C’est exactement de cette conception de la vérité que parle Nietzsche : « Quand je donne la définition du mammifère et que je déclare, après avoir examiné un chameau : « voici un mammifère », une vérité a certes été mise à jour, mais elle est néanmoins de valeur limitée, je veux dire qu’elle est entièrement de valeur anthropomorphique (tendance de l’homme à tout ramener à lui-même) et qu’elle ne contient pas un seul point qui soit « vrai en soi », réel et valable universellement, abstraction faite de l’homme. Celui qui cherche de telles vérités ne cherche au fond que la métamorphose du monde en les hommes, il aspire à une compréhension du monde en tant que chose humaine et obtient dans le meilleur des cas, le sentiment d’une assimilation. »  
On perçoit bien que Nietzsche et Kant ne donnent pas du tout le même sens au terme « universel ». Pour Kant est universel ce qui peut être dit, jugé ou pensé par tout homme, en tout lieu, en tout temps. Pour Nietzsche, ce terme désigne le fait indiscutable d’être au monde. Il existe une vérité du chameau qui ne consiste pas du tout dans le fait d’être un mammifère, ni d’être baptisé par l’homme « chameau ». Cette vérité, c’est qu’il existe, et c’est tout. La question de savoir « en tant que quoi il existe » est déjà une question d’homme, donc suspecte au regard de cette vérité « pure », laquelle réside dans le simple fait d’être. C’est une vérité de la situation qui ne vient aucunement de la capacité qu’a l’homme de la restituer objectivement par des mots, mais plutôt du fait « d’être en effet », d’être existante. Vrai signifie alors « qui existe » alors que, par ce terme, Kant entend finalement « cette interprétation humaine des faits sur laquelle les hommes ne peuvent que s’entendre, vérité « dite » ». C’est la raison pour laquelle, selon Kant, toute vérité est bonne à dire parce qu’il n’y a de vérité qu’à partir d’un « dire humain », laquelle fonde la base d’une confiance mutuelle, d’un fond d’échange, d’un « croire sur parole » grâce à quoi un genre spécifiquement humain peut s‘édifier alors que Nietzsche décrit ici une vérité existant toujours avant d’être dite et seulement là parce qu’après, elle sera dénaturée en interprétation humaine.
Autrement dit, Kant va aussi loin que l’on peut aller dans les exigences imposées aux hommes de constituer une vérité « fédératrice », sur le fond de laquelle les hommes ne peuvent que s’entendre. Quand on réfléchit, on réalise que le menteur joue précisément d’une donnée évidente et première du genre humain, notre aptitude au témoignage, au double sens du « rapport » (le lien et le fait de rendre compte d’un fait), au dialogue, à la responsabilité (ce mot vient du latin « responsa » qui signifie répondre). C’est en ce sens que l’on peut expliquer cette inclination perpétuelle à la confirmation. Notre voisin nous dit qu’il fait beau et il attend que nous lui disions : « oui ». Cette entente que nous fondons sur des paroles ne rajoute rien au fait qu’il fasse beau mais il instaure une relation humaine de dialogue dans laquelle, en lui répondant, je réponds de lui et réciproquement. Qu’est-ce que cela veut dire : « répondre de lui » ? Je le reconnais comme digne d’être mon semblable, je lui fais place dans la communauté des hommes, j’instaure un rapport d’égal à égal et si « cela va sans dire », c’est justement à partir de l’évidence de cette base qu’on peut « dire », et seulement là. En falsifiant le rapport de conformité à la chose dont on parle, le menteur détruit ce lien d’homme à homme. Il n’y a plus dés lors aucun sens à parler car cela ne construit plus rien, ne va nulle part. Pouvoir faire l’humanité sur la base de la constatation commune qu’il fait beau suppose, en effet, la communauté de traduction entre une réalité donnée : le soleil et les termes d’un commentaire. On comprend ainsi tout ce que le fait de dire la vérité suppose de dimension morale. Pensons à ces personnes âgées qui vivent seules et viennent moins chercher du pain dans une boulangerie qu’un dialogue, une reconnaissance d’humain à humain, une conversation. Il s’agit pour elle de restaurer la force d’un lien social que la solitude atténue peu à peu. Parler, c’est installer de « l’humain » comme un climat, une atmosphère, c’est forcément « dans cela » qu’on parle et c’est aussi ce qu’on fait arriver en parlant. Défaire une maille de ce réseau, c’est faire s‘écrouler la totalité de l’ouvrage. Nous ne pouvons pas remettre à plus tard le temps d’être homme au milieu des hommes, fussent-ils des assassins, des voleurs, des profiteurs. Kant essaie de montrer que Benjamin Constant qualifie d’humaine une conduite qui est justement tout le contraire. Il y a quelque chose du fait de mentir à des assassins qui va tout à fait dans leur sens, qui se soumet au leitmotiv de leur action destructrice. Ils brisent le pacte et nous leur disons : « d’accord ». C’est ça le mensonge.
Cependant c’est justement dans la compréhension voire l’acceptation de l’argumentation de Kant que se situe la possibilité de son dépassement par Nietzsche, car Kant, tout en s’opposant avec autant de justesse à l’attitude consistant à se détourner de la vérité au profit de son intérêt personnel ou de l’intérêt du moment ne conduit pas jusqu’à son terme le mouvement de dire la vérité pour la vérité. La vérité est le prétexte sur lequel le dire installe une communauté de parole. On atteint le fond de cette définition : « est vrai ce qui peut être dit de tout le monde, en tout lieu et en tout temps ». L’intérêt du vrai est donc de créer une totalité d’hommes, de lieu et de temps. Mais on comprend alors tout le sens de la phrase de Nietzsche : « La vérité est un mensonge dont on a oublié qu’il en est un » Il n’est question fondamentalement pour les hommes que de s’entendre sur le dos d’une réalité dont ils produisent un commentaire, un rapport, une « version » et il leur importe davantage que cette version soit commune plutôt qu’elle soit vraiment conforme à la réalité stricte de ce qui est. D’ailleurs si les hommes allaient au bout de ce mouvement de restitution du vrai, ils percevraient l’inefficacité du langage, lequel traduit en mots communs des données toujours nouvelles et particulières. Toute vérité est peut-être bonne à dire mais si c’est de vérité pure dont il est question, il faut se garder du mensonge allant de pair avec le fait de la dire.
Ce n’est plus du tout de la possibilité de parler pour dire éventuellement le faux dont il est question maintenant mais de la réalisation de cette évidence qu’il est toujours faux de parler. On parle peut-être toujours pour ne pas vivre la vérité. Quand un amoureux déclare sa flamme, il cède sous la force de la vérité d’un ressenti à la hauteur de laquelle il ne parvient pas à demeurer. Il faut qu’il le dise, c’est-à-dire il faut qu’il mente, il faut qu’il fasse comme s’il croyait que cela peut se communiquer, se dire avec des mots déjà bien connus, banalisés, murmurés par tous les amoureux du genre humain qui créent ainsi la communauté « bêlante » du troupeau des amoureux humains. Se pourrait-il que l’humanité vive sous le coup de ce mensonge généralisé ? Nous vivons sans cesse des ressentis nouveaux dont la force inédite et décuplée nous effraie suffisamment pour que nous nous la dissimulions à nous-mêmes en la masquant sous l’apparence de symboles communs qui dénaturent et réduisent leur intensité à des expériences communes par le biais des expressions communes. Nous avons tellement réussi que nous nous ennuyons à mourir en ne percevant plus du réel que la routine installée par des mots. Quiconque parvient à dépasser le mur des mots est fasciné par la richesse d’une réalité muette, fluctuante, variable, bigarrée et inlassablement créatrice. C’est précisément dans ce dépassement des mots que l’art consiste selon le philosophe français Bergson. L’art, c’est l’expression de cette vérité au bout de laquelle Kant lui-même n’est pas allé pour avoir voulu créer le système clos d’un « collectif humain ».
Un fait quotidien peut confirmer l’existence de cette vérité intraduisible en mots, c’est le silence. Quand nous sommes face à une personne silencieuse, nous sommes mal à l’aise parce que, comme Kant nous le fait comprendre, nous ne sommes plus mis en situation de répondre à quelqu’un, de répondre de lui, d’attendre qu’il réponde de nous. Nous ne sommes plus en train d’installer du climat humain. Les choses retombent sur elle-même, sur le fait brut de leur plasticité comme un soufflet. Mais nous pouvons considérer dans une perspective plus proche de la pensée de Nietzsche que c’est aussi toute la texture exacte d’un pur moment de vérité donnée qui nous gêne et nous embarrasse. C’est comme un scandale dont il nous faut faire taire le mouvement de réalisation en parlant, en disant n’importe quoi pourvu que cet espace de vérité soit comblé, trahi, détruit et que le mensonge des « ça va ? Bien et toi ? » reprenne le dessus. « Ouf ! Il s’en est fallu d’un poil que nous vivions vraiment ». 

samedi 19 novembre 2011

Le "cycle de vie" de l'objet

Qu’est-ce que la notion de cycle de vie de l’objet change au travail de conception du designer? Evidemment, en premier lieu, il substitue au concept de produit fini celui de produit infini. Il n’est plus question de réfléchir à un objet sans que le « devenir autre » de l’objet n’occupe, dés à présent, une certaine place dans sa conception. L’objet n’est plus la fermeture d’une parenthèse fonctionnelle humaine dans l’immensité naturelle des éléments. Il n’est plus un dedans séparé d’un dehors, il est un dedans dans la conception duquel déjà interfère le dehors comme un prisonnier dans les conditions de réclusion duquel pèse déjà le travail de sa réinsertion. Que se passe-t-il exactement dans l’esprit d’un concepteur contraint de prendre compte dans le projet de son produit le « devenir un autre produit » de son produit ? Un certain rapport à la matière, laquelle ne peut plus résider dans l’exclusivité de son adéquation à la fonction, à l’ergonomie, à la valeur d’estime, à l’esthétique de « ce » produit mais prend corps ou plutôt prend « date » dans la série illimitée de ses devenirs. On ne travaille plus à parfaire, à finaliser une chose mais justement à la « définaliser ». On infléchit la courbe de ses devenirs objectaux, comme on dirait d’un être dont on ferait changer le cours de ses réincarnations. On n’œuvre plus sur les manifestations de son apparaître, on module les devenirs imperceptibles de son disparaître en tant que « cet objet », les modalités de passage d’un objet à un autre.
On comprend alors que cette notion de cycle nous conduit à réfléchir sur la question essentielle en design de savoir ce qui fait d’une masse ou d’un corps ou d’un « « être là » un « objet ». Cette question prend souvent une portée plus claire quand on pense à des objets rudimentaires. A partir de quel moment vais-je dire de ce bâton qu’il est un levier ? Quand, évidemment, je vais m’en servir comme axe de basculement d’un corps. Ce qui fait donc l’objet est l’avenir humain qui s’y dessine. On perçoit l’identité de l’objet quand « l’avoir à faire humain » dont il est le vecteur fait signe d’un monde d’occupations socialisées, de moments de cuisiner, d’écrire, de dormir, de manger, de se déplacer, etc. C’est comme une fenêtre dont il faudrait voir sur quoi elle donne pour lui reconnaître son statut de fenêtre. Dis-moi vers quelle commodité d’une existence socialisée humaine tu t’orientes et je te dirai qui tu es, voire je te dirai que tu es (en tant que stylo, planche à découper, etc). Il n’y a d’objet identifiable comme objet qu’au gré de ce critère qu’est l’aménagement d’un apport bien déterminé dans le travail de rendre le fait d’exister humainement viable.
Cela signifie donc  qu’il est impossible de s’intéresser et de prendre en compte ces zones fascinantes et indécises dans lesquelles un corps ou une présence vont disparaître en tant qu’objet pour réapparaître en tant qu’autre objet sans explorer une dimension cachée de la matière, de la corporéité, de l’être présent, dimension flottante, confuse de l’entre deux, de l’intervalle, imperméable à la moindre tentative d’assignation d’un sens humain. Pour le dire plus simplement, toute réflexion portant sur le cycle de vie des objets nous contraint à approcher de prés ou de loin  la dimension du devenir propre des forces et des éléments, les mutations d’une plasticité mondaine brute.
C’est ainsi que le consommateur voit poindre dans son univers un pneu puis plus tard, par le biais du recyclage, un tapis roulant mais ce qui aura suivi son cours de l’un à l’autre est le caoutchouc, c’est-à-dire la sève de l’hévéa, laquelle en tant que sève tient du cycle de croissance des arbres, de la nature. Et l’on  perçoit mieux ainsi l’exploit, le tour de force que représente l’effort du designer de concevoir l’objet du dedans d’un univers humain de tâches et de fonctions et du dehors d’un matériau brut, d’un « être là » primitif, nourricier, fruit d’une temporalité cyclique. Le produit est en même temps le dedans d’une ustensilité humaine, il se renferme dans le cadre étroit et circonscrit d’une temporalité journalière et linéaire (il se case dans le créneau de nos emplois du temps d’hommes modernes suivant l’évolution des mentalités et des technologies) mais il ne peut s’y renfermer de façon complètement hermétique, puisque sensible au « devenir autre » de cet objet, son concepteur, tout en l’offrant à l’usage des hommes l’aura maintenu dans le cours de mutations que seul rend possible l’adaptabilité des propriétés naturelles de sa matière première. Finalement il s’agit d’habiter l’objet de la conscience de la secondarité de sa forme à l’égard de la primarité de sa matière donc de l’investir d’une humilité au sens littéral (humus : le sol), de retour à un socle primal changeant mais au gré de variations tout à la fois cycliques et éco-systémiques.
Il ne semble pas concevable de travailler cette notion de cycle de vie de l’objet sans bouleverser plus ou moins explicitement les acquis d’un certain confort mental de l’acheteur dans la mesure où il s’agit finalement d’affirmer que l’espèce humaine décrit comme une parenthèse absurde de consommation d’objets finis dans la dimension globale d’une usine naturelle de retraitement infini de matières premières. En un sens, il n’est pas excessif de parler de révolution copernicienne dans le rapport à l’objet et peut-être au-delà dans le rapport à « l’être là » des produits, des espaces et des affects. Ce n’est plus parce qu’il y a les hommes qu’il y a un monde d’objets mais parce qu’il y a des propriétés élémentaires des matières premières des objets qu’il est donné à un monde d’hommes la possibilité de s’intercaler dans les interstices des mutations éco-systémiques d’un être là premier, non humain, « natal ». Etre en présence de l’objet c’est-à-dire de « l’accessoire » devient dés lors pour l’utilisateur se confronter à la thèse philosophique de la nature accessoire de sa propre présence, en un sens que Nietzsche a décrit au début de son opuscule « Vérité et mensonge au sens extra-moral »: « Il y eut une fois, dans un recoin éloigné de l'univers répandu en d'innombrables systèmes solaires scintillants, un astre sur lequel des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la plus orgueilleuse et la plus mensongère minute de l'" histoire universelle ". Une seule minute, en effet. La nature respira encore un peu et puis l'astre se figea dans la glace, les animaux intelligents durent mourir. - Une fable de ce genre, quelqu'un pourrait l'inventer, mais cette illustration resterait bien au-dessous du fantôme misérable, éphémère, insensé et fortuit que constitue l'intellectuel humain au sein de la nature. Des éternités durant il n'a pas existé ; et lorsque c'en sera fini de lui, il ne se sera rien passé de plus. Car ce fameux intellect ne remplit aucune mission au-delà de l'humaine vie. Il n'est qu'humain, et seul son possesseur et producteur le considère avec pathos, comme s'il renfermait le pivot du monde. »

vendredi 11 novembre 2011

La question: "de quel droit?" a-t-elle un sens? - Copie de Claire Perrenoud, élève de terminale S2

« Lorsqu’on remarque un geste, une attitude, un acte qui ne nous semble pas conforme à ce qui devrait être, provocation, manque de respect, incivilité…nous nous posons la question : « de quel droit ? » parce que nous avons été conditionnés à poser qu’aucune action humaine ne pouvait se réaliser sans se justifier d’un principe de droit. Cette spontanéïté, ce réflexe traduisent en réalité une indignation de la part du locuteur, et non un réel questionnement qui exige une réponse à savoir pourquoi et comment ce geste, cet acte. En posant cette question, on aimerait juste qu’il se pose la question de droit. Mais, comme toute procédure judiciaire, c’est une question que l’on pose après l’acte criminel, qui fait référence à un « avant l’acte », à la loi préexistante que l’on a violée. Cette question nous installe donc en constant décalage à l’égard du présent, et interdit à l’homme d’être à la bonne hauteur d’un présent inédit. Y-a-t-il alors un sens à la question : « de quel droit ? » Le droit positif doit-il rendre des comptes au droit naturel ?
« Je veux donc je peux » est le proverbe tel que nous le connaissons, ou plutôt tel que nous l’interprétons. En effet, si l’on y réfléchit, il est vrai que lorsque nous aimerions faire quelque chose, inconsciemment on se pose la question de droit. Si nous avons le droit de faire, alors nous voulons faire, mais le proverbe devient « je peux donc je veux. » En réalité, si je veux faire et que rien ne m’en empêche physiquement, alors je peux mais c’est sans compter sur le droit qui dit que ce n’est pas parce que l’on peut qu’on peut.
Ainsi peut-on demander s’il y a un sens de faire valoir des normes de droit dans une nature régie par des rapports de force.
On peut d’abord évidemment répondre : »oui », car sans loi, nous vivrions dans l’injustice, soumis à la dictature de la nature, à la loi du plus fort.
Prenons l’exemple simple de la jungle, où règnent des rapports de force et où il n’y a pas de droit positif. Seuls les plus forts résistent et survivent, en dévorant les plus faibles. Il en serait de même chez l’homme, qui sans loi perdrait toute civilité. Les plus forts auraient la possibilité de dominer les plus faibles, en toute liberté. C’est l’avis de Hobbes, pour qui la nature de l’homme est mauvaise. Sans loi, c’est la guerre.
Mais en réalité, même au sein d’un Etat de droit, nous retrouvons des rapports de forces, bien qu’ils soient discrets. Pensons à la fable de La Fontaine « le loup et l’agneau ». En effet le loup n’ayant aucune raison de manger l’agneau (mis à part son appétit glouton) se cache derrière les lois en s’inventant un mobile. L’agneau l’importune. Il trouble son breuvage. Ainsi sa vengeance se légitimise et le loup peut dévorer l’agneau, la conscience tranquille. Chez les hommes les puissants s’aident des lois qu’ils connaissent parfaitement pour se défendre et écraser les faibles. Dans ce cas les rapports de force sont indirects mais quand même bien présents.
De plus, l’interdit a fait naître dans l’esprit des hommes la tentation de les violer ; le commandement « tu ne tueras pas » a une force pléonastique dans le sens où il interdit de faire quelque chose de moralement impossible puisque je ne peux tuer la loi de nature qui a fait naître un homme. Et si les hommes n’avaient commencé à tuer qu’à partir du moment où on le leur a interdit ?
Si l’on pense à un enfant, lui interdire de faire quelque chose qu’il n’aurait pas forcément eu l’idée de faire avant le lui avoir interdit ne fait qu’exciter davantage la tentation de le faire.
On distingue deux sortes de droit, le droit positif concrétisé par des lois écrites et limitée aux frontières d’un pays et le droit naturel modélisé par les lois morales qui s’expriment en tout homme. Celui-ci étant universel et intemporel, peut-il pour autant demander des comptes au droit positif ? Y’aurait-il un sens ?
Devant l’expérience de Milgram, nous ne pouvons répondre à cette question que par « oui », devant l’arbitraire du droit positif et du « je peux donc je fais ». L’autorité nous conduit à aller jusqu’au bout, punir « l’élève ». Notre nature, elle, nous retient, et nous sommes soumis à un problème : exécuter la mission que l’on nous a confié (soumission à l’autorité) face à la répugnance à faire souffrir sa victime. La majorité des cobayes est allée jusqu’à la décharge donnant la mort, ce qui montre que nous sommes conditionnés à obéir au droit positif. Notre civilité, et notre amour pour notre prochain devrait nous aider à rompre avec l’autorité et à désobéir. Le droit naturel doit, dans ce cas, primer sur le droit positif. La dénonciation des juifs pendant la seconde guerre mondiale en est un exemple, c’est grâce au droit naturel, qui est de vivre, que certaines personnes désobéissent aux autorités en cachant, réfugiant des juifs. Le droit naturel permet de conserver l’humanité des hommes, de contrer l’arbitraire du droit positif.
Le droit naturel peut donc demander des comptes au droit positif, mais raisonnablement, et avec des limites car celui-ci est trop subjectif, trop infini. Quoi que nous fassions qui soit autorisé par le droit positif est susceptible d’une façon ou d’une autre d’offenser le droit naturel, et nous sommes y obligés pour faire régner l’ordre et la justice au sein d’une communauté, d’un pays.
De plus le droit positif a la possibilité d’officialiser le droit naturel, de le transformer en quelque sorte en droit positif, tel que les droits de l’homme et du citoyen. En effet, le droit naturel et légitime d’être considéré l’égal de son prochain, d’être libre de ses mouvements, de ses choix, de ses idées sont désormais depuis plusieurs siècles dans de nombreux pays, des droits positifs ne pouvant être violés sous peine d’une sanction. Par contre, dans les pays où ces droits ne sont qu’à l’état de droits naturels (et non de droit positifs), il est autorisé, du point de vue du droit positif de les transgresser.
Nous parlons de droit naturel, inné ; mais s’il est si évident, hors de doute, il n’y alors aucun sens à les qualifier de « droits ». En effet quelque chose de naturel « est » tout simplement, nul besoin de le poser comme un droit ou un devoir.
Pour Emmanuel Lévinas, les ressentis d’apathie et de compassion humains s’éprouvent dés la vision du visage. Il définit l’origine même de notre répulsion à tuer autrui dans le face à face avec son visage, lequel par son caractère énigmatique et son expression, nous fait immédiatement comprendre que cette personne n’est pas que physique.. Son visage fait d’elle quelqu’un qui pense, quelqu’un doté d’une conscience. Tant que nous ne regardons pas une personne par son visage, nous regardons des pieds, des jambes, des bras…Mais dés lors où nous rencontrons un visage, la rencontre n’est plus physique.
Voir une chose, c’est la limiter en tant que chose, or quand je regarde les yeux d’une personne, je ne vois pas des yeux mais un regard, je ne vois pas un nez ou une bouche, je vois un visage, une expression, un message. Celui-ci est indépendant de la personne qui regarde. Nous le voyons lorsque nous regardons le visage d’une personne endormie, ou même décédée. Cette dernière ne veut rien me dire, et pourtant son visage ne cesse de me dire. Un visage n’est jamais neutre, il n’est jamais vide de sens, quelque soit la volonté de son propriétaire.
Pour Lévinas le visage est l’origine même de notre humanité, de notre tentation au respect d’autrui. Il fait de nous quelqu’un à la différence de quelque chose. Le visage est ainsi dénué de toute notion de droit, le simple fait d’en être doté fait de nous quelqu’un qui est, donc quelqu’un, et par conséquent nous rend apte à faire preuve d’empathie humaine. Si on faisait de quelque chose de naturel un droit, le visage expressif et énigmatique serait alors un droit, chose totalement absudre car le visage « est » indiscutablement et c’est tout, inutile d’en faire un droit ou un devoir. En aucun cas j’ai le droit, je suis tout simplement.
De ce fait nous pouvons dire que pouvoir recevoir la compassion des hommes n’est pas un droit, mais un fait naturel et intemporel.
Nous nous sommes d’abord demandé s’il fallait nécessairement faire valoir des normes de droit dans notre société, et en avons conclu qu’elles étaient indispensables au bon déroulement de la vie en société, que sans loi nous serions régis par les lois de nature, à savoir la justice du plus fort, malgré le fait qu’elle existe encore avec la présence de la loi écrite. Nous avons par la suite vu que, malgré son importance, le droit positif devait être contrôlé, ajusté par le droit naturel qui permet de garder notre humanité, « la justice du cœur ». Mais en réalité, pour conclure, on a compris que la notion de « droit » naturel n’existait pas, car ce qui est naturel et inné « est » et ne gagne aucun sens à être qualifié de « droit »."