vendredi 25 novembre 2011

Désirer, est-ce perdre son temps?

Quand nous désirons un objet, une situation ou une personne, nous activons à son égard un mouvement particulier et ambigu. Je ne désire pas une promotion comme je la veux ou comme j’en ai besoin. Dans ce dernier cas (le besoin), j’exprime un lien de dépendance fort. Je ne peux pas vivre sans. Si je veux une promotion, je décris bien un souhait mais pas seulement dans la mesure où je définis aussi la finalité d’un travail. C’est à cela que visent mes actes, c’est ce qui leur donne un but. Je veux une promotion et je l’aurai parce que je mets tout en œuvre pour l’avoir. Vouloir, c’est agir en vue de…C’est un mouvement clair, conscient que je maîtrise et contrôle du début à la fin. Quand je dis ce que je veux je décris aussi la ligne directrice orientant mes actions vers une direction. Autrement dit, je ne décris pas seulement ce que je souhaiterais voir se réaliser dans l’absolu, « comme ça », en tant que tel, je déclenche un processus visant à ce que cet objectif se réalise concrètement. Vouloir une promotion, c’est être l’initiateur d’une série de faits visant à ce qu’une promotion soit en effet acquise. Par conséquent, le fait de vouloir désigne un commencement, un élan personnel s’imprimant dans le monde, créant des lignes de faits en vue d’obtenir un résultat défini d’avance. L’être volontaire sous-entend donc qu’il est envisageable voire nécessaire de faire advenir dans la réalité l’objet de sa volonté. Il est possible d’inscrire son intention dans la chair des faits de telle sorte que l’on soit exaucé.
Désirer une promotion ne désigne rien de tel. Je ne revendique pas, par cette expression, une action sur le monde, j’ « émets » un vœu, je ne me prononce pas sur sa faisabilité et je ne déclenche aucune procédure visant à acquérir en effet une promotion. J’aimerais qu’elle se réalise mais un peu comme on gagne au loto, pas au gré d’un processus rationnel de moyens mis en œuvre en vue d’une finalité. Je peux bien exprimer fortement mon désir d’avoir une promotion, mais si c’est bien là un terme que j’utilise en connaissance de cause, alors cela signifie simplement l’intensité de mon envie mais pas du tout l’attention soigneuse et appliquée dont j’investis le déroulement de mon projet. Si je désire une promotion, je sous-entends que tout ne dépend pas que de moi, qu’il y a un facteur « chance ». Aussi loin que je puisse aller dans la tentative de l’obtenir, il y aura nécessairement toujours une part qui ne sera pas de mon ressort.
Désirer revient donc d’emblée à se situer sur un autre plan que celui de la réalité. « Dans un monde idéal, j’aurais une promotion » : voilà ce que dit le désir d’une promotion. Finalement, en un sens, on n’affirme même pas que l’on voudrait en avoir une, on se met dans une posture de retrait à l’égard de « la vraie vie » et on commence à délirer sur tout ce dont on pourrait jouir si les choses n’étaient pas ce qu’elles sont, si nous-mêmes étions différents de nous-mêmes. Le désir n’aspire aucunement à voir son attente comblée dans le réel mais à constituer dans le réel une bulle de « non-réel ». Désirer une promotion, cela revient à la juger tellement irréalisable que l’on peut, dans l’espace ainsi dégagé entre soi et l’objet convoité, créer une zone de jouissance à l’égard non plus de l’objet, mais du désir de l’objet. On ne jouit pas d’avoir mais de désirer avoir, c’est-à-dire précisément de ne pas avoir. On comprend ainsi pourquoi le vrai désir n’est jamais découragé de l’éloignement voire de l’inaccessibilité de ce qu’il désire. C’est justement cette inaccessibilité qui l’attire, l’entretient, le fait croître. Il y a donc dans le désir l’activation d’une étrange mécanique tendue vers un objet dont elle n’attend que l’éloignement, l’impossible acquisition. Le désir ne se nourrit que de lui-même, c’est-à-dire qu’il ne cesse de s’accroître à hauteur de sa non satisfaction. Vouloir une promotion, au contraire, n’aspire qu’à s’accomplir. C’est une tension qui ne travaille qu’à sa propre disparition en tant que tension vers cet objet. Après on en voudra un autre. Vouloir, c’est vouloir ne plus vouloir alors que désirer, c’est désirer le fait même de désirer.
Le désir désigne donc cette aspiration étrange à vivre intensément l’intervalle nous séparant d’une chose, d’une situation ou d’un être mais aucunement à jouir de son acquisition, c’est la raison pour laquelle désirer ne peut manquer d’apparaître comme inutile, vain et improductif aux yeux du volontaire car désirer, en effet, ne crée rien, ne débouche sur rien, « n’aboutit » à rien.
Mais cette perspective s’inverse dès que l’on réalise qu’il n’y a peut-être pas de plus grande illusion que celle de la possession. La volonté nous fait avancer, progresser de l’acquisition d’un objet à un autre objet mais en quoi cette acquisition constitue-t-elle une réalisation ? De quoi le bonheur conjugal se nourrit-il si ce n’est précisément de la compréhension de l’impossible acquisition de l’autre ? Désirer quelqu’un, est-ce jouir intensément de l’intervalle nous séparant de l’être aimé, étant entendu que cette jouissance est une faible compensation au regard de la réussite de « la conquête » ou bien au contraire, sachant qu’il n’y a rien d’autre à vivre réellement que cet intervalle, parce que toute conquête, toute « appropriation », tout « accomplissement » est un leurre ? Désirer revient à ne jamais entreprendre de réaliser ses objectifs mais n’y a-t-il pas quelque chose de faux, de mensonger dans cette représentation d’un homme conquérant, décidant du fait de sa libre et seule initiative des orientations de sa vie ?
L’homme d’action est l’homme de la liberté qui sait ce qu’il veut et qui le fait. Dom Juan veut conquérir des femmes mais il emprunte le chemin de l’aventure amoureuse à contresens en s’imposant de maîtriser un sentiment dont la nature même réside dans l’impossibilité de contrôle, dans la jouissance d’être porté par ce qui nous dépasse. Sur le même modèle, nous ne cessons d’admirer et de considérer comme exemplaires les vies « productives » de business men qui « se sont faits tout seuls », qui ont imposé à la vie le schéma programmé d’une vie voulue, planifiée, s’interdisant toute passivité. Le problème réside dans le fait qu’il n’est peut-être pas d’autre vie authentique à mener pour un homme que celle qui consiste à vivre.
Désirer désigne le fait d’être porté par une force vitale nous dessaisissant complètement du pouvoir de dire « je », lorsque un homme sent qu’il ne peut résister à son attirance pour cette femme ou qu’un peintre éprouve le fond de cette nécessité par le biais de laquelle il ne peut pas ne pas peindre. Quelque chose de la vie s’empare de notre vie pour lui imposer le flux de la bonne direction parce que c’est la seule direction. Chacun de nous comprend alors, pourvu qu’il ne se dissimule pas à lui-même l’évidence de cette réalisation, qu’il ne vit pas pour être « quelqu’un » mais qu’il vit pour vivre et qu’il y a dans l’autosuffisance de ce leitmotiv comme un écho à celui de l’incitation à « désirer pour désirer ». Etre dessaisi du pouvoir de dire : « je », n’est-ce pas par le fait de se démarquer complètement de tout effort visant à prendre l’initiative de « sa » vie, se tenir à l’écoute de ce qu’est vraiment vivre et jouir du présent dans la conscience enfin acquise de l’irréalité du futur, temps fictif de la volonté ?
Finalement, on peut essayer de résumer cette opposition Désir/Volonté en trois points : Vouloir, c’est 1) savoir ce que l’on veut 2) tout mettre en œuvre pour l‘obtenir, faire devenir réel son objectif 3) cesser de vouloir la chose une fois qu’on l’a obtenue. Le point commun de ces trois caractères c’est le rapport d’un Je volontaire et conscient à un objet donné, défini. Désirer, c’est, point par point, ce qui contredit ces trois critères, soit 1) ne pas savoir vraiment ce que l’on désire (si je désire une voiture, je ne peux pas identifier ce qui d’elle éveille ce désir, c’est un charme trouble et confus) 2) je ne veux pas l’avoir, je vis intensément l’intervalle qui nous sépare. 3) je ne désire pas quelque chose ou quelqu’un je désire désirer. Je désire ne jamais en finir avec le désir. Le désir se satisfait d’être lui-même, il se satisfait de n’être pas satisfait. Il est, comme dit Victor Hugo « une force qui va ».
Lorsque deux aimants sont placés de telle sorte que se crée entre eux un champ d’attraction magnétique, on réalise la notion de « force », soit l’efficience d’une puissance née de la mise en relation de deux éléments. Cette force ne tient pas à l’un ou à l’autre, elle naît de leur mise en relation. Ce n’est pas l’élan de l’un vers l’autre qui crée le champ d’attraction, c’est le champ de force né de leur mise en présence qui peut entraîner leur attraction si je ne les retiens plus. Autrement dit ce ne sont pas les éléments qui causent le phénomène de l’attraction, c’est le phénomène qui décide de l’attraction des éléments, lesquels ne sont les promoteurs de rien. De même, désirer c’est être pris dans un champ, jouir de l’efficience de cette magnétisation mais ne prendre aucune initiative et être plongé dans une situation à l’intérieur de laquelle il n’est absolument pas question d’agir. Le point commun de ces trois caractéristiques tient donc dans l’efficience d’une force créant des mises en rapport entre des êtres et des situations, des objets ou des personnes sans que des motifs ou des raisons personnelles soient discernables, ou alors seulement de façon postérieure et fausse (Van Gogh peut dire qu’il veut peindre, cette « volonté » sera l’effet d’un désir non maîtrisable et non voulu). Quand vous exprimez vos désirs, vous les avouez, vous les exposez, comme un point faible, quelque chose qui met à nu les ressorts les plus cachés mais aussi les plus « à vif », les plus réels de celui ou celle que vous êtes.
 C’est comme si sous l’apparence d’un monde social humain à l’intérieur duquel nous ne cessons d’être libres (et angoissés) d’avoir des choix, perçait l’efficience d’un monde beaucoup plus confus dans lequel aucun sujet humain jamais ne veut librement, de son propre chef mais où des forces ne cessent d’entrer en interaction, créant des rapports, des liens puis les défaisant (monde Nietzschéen des forces brutes : « Une mer de forces en tempête et en flux perpétuel, éternellement en train de changer, éternellement en train de refluer, avec de gigantesques années au retour régulier, un flux et un reflux de ses formes, allant des plus simples aux plus complexes, des plus calmes, des plus fixes, des plus froides aux plus ardentes, aux plus violentes, aux plus contradictoires, pour revenir ensuite de la multiplicité à la simplicité, du jeu des contrastes au besoin d’harmonie, affirmant encore son être dans cette régularité des cycles et des années, se glorifiant dans la sainteté de ce qui doit éternellement revenir, comme un devenir qui ne connaît ni satiété, ni dégoût, ni lassitude. »). Le désir pourrait être le rappel à la seule véritable efficience de ce monde là, en deçà du monde faux de nos projets, de nos volontés, de nos objectifs.
C’est peut-être sous l’angle de la question du sujet, du « je », qu’il s’agit d’aborder le problème. Le fait que désirer soit perdre son temps est tout à fait compréhensible si l’on part du principe que la texture même d’une vie humaine est celle de la détermination et de la réalisation d’objectifs. Désirer c’est demeurer dans une espèce d’expectative stérile et naïvement contemplative. Mais il n’est pas exclu qu’on éprouve dans cette sorte de « stand by », de passivité qui nous incite malgré nous à rester sous le charme d’une personne, d’une situation ou d’une activité, comme l’écho d’un dynamisme autrement plus puissant, celui d’un univers dans lequel n’agissent que des infinitifs, celui d’un incessant glissement des faits par quoi des « situations » s’engendrent sans que l’homme n’y fasse jamais intervenir le pouvoir d’initiative que sous l’effet d’une illusion rétrospective. Désirer désigne alors rester sourd aux incitations fallacieuses et artificielles d’un temps préfabriqué, modélisé « sur mesure » au gré des seules ambitions socialisées humaines. Désirer c’est peut-être perdre son temps mais seulement en référence à une conception illusoire et faussement arrangeante selon laquelle nous aurions à le gagner. Le désir est l’attention fascinée, troublante que nous portons à ce qui, en deçà du temps socialisé humain, constitue la vérité du mouvement de l’univers.
Cela signifie que quand un homme désire une femme sans vouloir nécessairement la conquérir, la faire « sienne », il demeure sous la juste influence d’une pure et simple « logique des forces » à l’œuvre dans l’exacte appréhension d’un monde ramené à la littéralité de ce qu’il est et peut-être même de « ce que c’est qu’être ». C’est sur point que nous saisissons la référence à la philosophie de Spinoza pour qui « l’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien d’autre que l’essence de cette chose ». Nous consistons vraiment et seulement dans l’intensité de l’effort que nous dépensons maintenant pour exister. Etre soi, c’est l’intensité investie dans le désir d’être. On comprend ainsi à quel point la voie indiquée par Spinoza n’est en aucun cas celle de la richesse ou de l’augmentation de son pouvoir mais plutôt celle de la libération de sa puissance. Nous n’existons vraiment qu’à la hauteur de l’intensité de notre désir d’exister. Vivre est libérer de l’énergie vitale, on pourrait dire aussi « la brûler », terme qui revient sans cesse dans le registre lexical du désir. On comprend le point de départ de la philosophie de Spinoza quand on réalise l’écart qui la sépare de notre façon commune de prendre la vie, laquelle consiste à considérer qu’être est une affaire entendue dès la naissance, de telle sorte que nous passons notre vie à avoir, à « accumuler », à gagner du temps (et des biens), à devenir « quelqu’un ». Maintenant que je suis, que dois-je faire pour avoir ? Mais pour Spinoza nous n’en avons jamais terminé avec le fait d’être puisque nous ne consistons jamais en quoi que ce soit d’autre que l’intensité de l’effort que nous investissons dans le fait d’être. Être, ce n’est pas « être quelqu’un » mais c’est « brûler du désir d’être », passer par les intensités plus ou moins fortes de ce désir et jouir des plus fortes parce que c’est en elles que notre désir d’être libère sa pleine puissance. Il est des femmes qui, dans le voisinage de certains hommes se sentent davantage brûler du désir d’être qu’en présence de certains autres et c’est ce simple phénomène d’attraction que nous appelons l’amour. Dans cette proximité, elles ne font rien si par ce terme on entend « rentabiliser les secondes », mais elles font tout si par ce terme on entend « libérer sa pleine puissance d’exister », vraiment « être » et il n’y a finalement rien d’autre à faire. Phèdre n’a aucun intérêt humain à aimer Hyppolite, elle n’a aucun avenir à espérer selon les critères de la société des hommes mais elle est sous l’emprise d’une nécessité autrement plus forte que celle de penser à son avenir ou de sauvegarder ses intérêts : celle de brûler de l’énergie vitale, de donner à la vie le comptant d’envie de vivre dans lequel elle consiste. Elle n’a dès lors pas d’autre lieu à habiter pour accomplir et libérer sa pleine puissance d’exister que celui de la proximité avec cet être que les usages de la cour lui interdisent d’aimer.
Il faudrait en effet s’interroger sur ce que vivre devient pour un homme qui aurait relevé la supercherie humaine (et surtout occidentale) d’un « temps à ne pas perdre ». Exister n’est plus le cadre d’une incessante conquête de statuts, de choses à faire, de défis à relever ; c’est autrement plus exigeant, c’est donner maintenant à l’existence la plus forte intensité de vie que l’on peut, ne pas rester en deçà de soi-même. Rien n’est dans le monde que le flux de toutes les intensités émises et investies par les existants dans le fait d’exister et c’est à la hauteur de cette libération là qu’il s’agit de se situer. Toutes les choses brûlent du désir d’être et c’est en cela qu’être, pour la totalité de l’univers, consiste. Nous comprenons bien ce que progresser peut vouloir dire pour une civilisation, pour une culture, pour la technologie, mais pour la vie, le cosmos, nous parlons seulement d’ « évolution », de mouvement parce que nous ne distinguons nulle part d’idéal, de critère en référence à quoi la vie « progresserait ». Il n’existe nulle part d’idée préconçue au regard de laquelle l’univers irait vers un mieux parce que nous sommes là en prise avec ce que l’on pourrait appeler « de l’universel présent », l’évidence de la limite absolue à toute prévision. Après tout, comme le philosophe Hume le fait remarquer, il n’y a que de fortes chances que le soleil se lève aussi demain et je ne peux d’aucune manière en avoir l’assurance ferme et certaine. Le désir est le mouvement de notre lucidité par laquelle nous ramenons tout à l’effroyable justesse de ce présent là : nous sommes en cet instant sur le « bord d’être » d’un univers qui n’a nulle part la capacité de s’enraciner dans la certitude d’un avenir. Quand nous désirons, c’est comme si nous éprouvions l’onde de choc de la vérité stricte, littérale et cosmique d’un présent sans futur, l’appel d’air vertigineux de la conscience de n’avoir pour être que le seul espace donné de l’instant présent.
C’est comme si le temps social de la volonté humaine tout imprégné qu’il est de la notion de progrès nous apparaissait maintenant comme le temps de la peur, celui de la tentative par l’homme de la dissimulation d’une vérité aussi irrécusable que scandaleuse : à savoir qu’il n’est absolument rien de cet instant présent qui puisse me donner l’assurance d’un instant futur. Nous vivons en chaque instant présent un instant ultime. Rien jamais n’est ailleurs, en tant que présent, qu’au bord de « ne pas être ». Je vis sans cesse, en direct, la faillite d’un futur assuré et c’est bien là la seule chose que nous vivons vraiment.
 L’empereur philosophe Marc-Aurèle écrit dans ses « pensées pour moi-même » qu’il faut « vivre chaque instant comme s’il était le premier et le dernier ». Mais le « comme » ne serait-il pas de trop ? De quoi est-il ici question ? De la nature même du Temps et de l’effort de l’esprit humain pour la réaliser, la comprendre. Si nous interrogeons Alain ou tout autre défenseur de la volonté par opposition au désir et lui demandons : « par rapport à quelle utilisation du temps le fait de désirer entraînerait une perte ? » il nous répondrait probablement par rapport à un temps occupé à réaliser concrètement un projet plutôt que de rêver de façon stérile à un idéal. La représentation du fait que l’on puisse perdre notre temps suppose obligatoirement le schéma préétabli d’un « mode d’emploi » du temps, d’un seuil, de la normativité d’un temps rentable, « bien » utilisé à l’égard duquel le désir marquerait de la « perte » du « mal ». Etant entendu qu’une seconde future va incessamment venir prolonger la seconde présente, la vraie question est : « quoi faire de cette seconde future pour qu’un projet humain s’y accomplisse ? » Telle est la conception des « hommes d’action », pragmatiques, volontaires, engagés. La nécessité de faire quelque chose de son temps repose sur des projets humains fondés sur une conception humaine de l’évolution comme progrès, à savoir que cette seconde à venir non seulement ne peut que « venir » mais elle ne peut aussi que m’apporter du mieux, du plus. Les exemples utilisés par Alain sont bien représentatifs du climat purement socialisé de ce « mieux » : conquérir une femme, gagner de l’argent, etc.
Mais que se passe-t-il quand un astrophysicien comme Jean-Pierre Luminet « recadre » ces préoccupations dans un contexte qui n’est plus « humain », ni même « terrien » mais « cosmique » ? Non seulement ce temps de progresser, de la rentabilité des heures, est ramené à des données « écrasantes », aux dix milliards d’années qui composent la durée de vie du soleil, par exemple, mais il est aussi décontextualisé de son milieu communautaire, c’est-à-dire de l’élan présupposé d’une perfectibilité culturelle, du « va sans dire » d’une progression sociétale et humanisante pour être simplement situé au cœur de tous les mouvements dans l’espace. Le « sens » de la vie compris comme signification de nos actions est ramené au « sens » du mouvement comme direction de planètes, d’orbites, de galaxies et ce facteur normatif de motivation sociale visant à gagner nécessairement demain plus d’argent qu’aujourd’hui se voit privé de tout support temporel objectif. C’est dans un jeu d’interactions entre une multiplicité de forces se libérant conjointement dans l’espace que notre minuscule aspiration à faire quelque chose du temps se trouve réduite, c’est-à-dire laminée, anéantie. Le temps n’est plus alors situé dans l’espace il est englobé en lui et il l’est comme une considération fictive, abstraite, subjectivement « humaine ».
On peut bien utiliser le battement d’un pulsar (le résidu de l’explosion d’une supernova) pour rythmer, avec un degré de précision inouï, le temps d’un laboratoire (anecdote de Jean-Pierre Luminet) ou d’une société, on aura seulement greffé une interprétation temporelle humaine sur les données universelles d’un espace en mouvement (et ce terme d’ « universel » ne désigne pas ici « tous les hommes »). Ce n’est pas dans le temps qu’il y a de l’espace, c’est dans l’espace que l’on peut, si l’on y tient vraiment (et les hommes semblent y tenir beaucoup), inventer la fiction planificatrice d’un temps. Il est complètement absurde de se poser la question de savoir dans quel temps bat l’énergie régulière du pulsar parce que la réponse est « dans l’espace ». Ce n’est pas dans le temps que se déploient les mouvements, c’est dans les mouvements que se constituent, comme des « théories » ou plutôt des « hypothèses », des temps. Si « le » temps existait par lui-même dans l’espace et l’englobait, nous ne pourrions pas voir la lumière d’une étoile morte puisque cela revient à voir maintenant ce qui n’est plus « maintenant ». La réalité est qu’elle n’est plus le maintenant de cette lumière qui est notre maintenant à nous. Nous disons que la lumière de l’étoile met « un certain temps » à nous arriver alors que ce que nous vivons en direct c’est justement l’authenticité de l’effet de nivellement, d’égalisation de l’émission d’une totalité dynamique, énergétique de l’espace. Toutes les énergies se libèrent dans l’espace et c’est ça qui fait un « maintenant » dans le présent duquel je perçois maintenant la lumière d’une étoile d’hier. Elle n’est d’hier qu’au regard d’une certaine interprétation qui peine encore à reconnaître que l’étoile est toujours dans sa lumière, qu’elle est moins « une  chose » qu’une force, c’est-à-dire un infinitif : briller ou plutôt se consumer. Le maintenant est une réalité de l’espace et pas du temps, il est le point ultime et commun de coefficience de toutes les énergies qui se libèrent.
Je peux bien dire maintenant que le soleil va continuer à brûler encore 5 milliards d’années, j’interprète en le disant le mouvement de libération de l’énergie solaire dans le référentiel de durée du mouvement de rotation de la terre autour du soleil (qui constitue une année), donc j’applique au mouvement de libération d’une force (l’énergie combustible du soleil) l’unité de mesure de la libération d’une autre force (celle de l’orbite gravitationnelle de la terre) mais ce que je vis est précisément l’impossibilité d’insinuer la plus infime possibilité d’interprétation de l’une par l’autre dans la mesure où le simple fait qu’il y ait maintenant « l’espace » d’un maintenant, c’est justement à la coefficience de ces forces que je le dois. Aussi précis que puissent être les calculs de prévision de libération des forces, ils ne peuvent se concevoir que pris dans la matière même de ce qu’ils sont en train d’évaluer. S’il n’y a que de l’espace, il n’y a que des forces,  et elles ne se libèrent que maintenant. Aussi précis, pointilleux que puissent être les anticipations sur ce qui va être, elles auront toujours ce temps de retard à l’égard de la vitesse d’exécution de ce qui est. Qu’un calcul de prévision sur les forces puisse se tenir à partir de maintenant, c’est ce qui ne saurait avoir de réalité et d’exactitude que dans la résorption totale de sa teneur réalisante, coeffectuante dans ce maintenant. On peut toujours spéculer sur les forces, on ne pourra le faire qu’à partir de la pointe de leur effectivité « non spéculable », ce qui s’appelle « maintenant » et qui désigne à la fois l’espace de leur intrication et le donné de leur libération. L’instant n’est soutenu que par ce maillage serré constitué par les points d’interaction de toutes les énergies qui s’y libèrent. C’est comme un cours sur la nature duquel tous les élèves se trompent en se disant qu’il dure une heure et donc « attendent » inlassablement la minute à venir alors qu’il n’est fait que des points de croisement de toutes leurs énergies conjointes et ne saurait, sous cet angle, « devoir être » quelque chose. Il n’y a rien à attendre d’un cours que l’embrasement collectif de toutes les énergies présentes qui s’y libèrent. C’est aussi la seule loi de l’univers, par quoi rien jamais n’est « maintenant » que ce « bord d’être » d’un monde qui n’a nulle part de voie, par avance tracée, vers quoi « progresser ».
En d’autres termes, cet instant n’est que la simultanéité de toutes les dépenses de toutes les forces de l’univers, mais cette simultanéité marque en réalité l’effet de « prise » (au sens où l’on dit d’une mayonnaise qu’elle prend) de toutes les interactions de ces forces en un Tout. Ce n’est pas parce qu’elles sont en un même temps qu’elles sont ensemble, c’est parce qu’elles sont ensemble qu’elles composent un « tout » dont on dit qu’il est « en même temps ». Qu’il y ait monde, c’est l’effet de prise, de densification, de consistance de toutes les forces qui le composent par leur interaction. L’univers est un peu comme le « toujours » d’une mayonnaise qui ne cesse de « prendre » mais « plus ou moins bien » et ce que nous interprétons comme des successions de temps sont en réalité des fluctuations de densification de sa masse. Cela signifie que le sentiment que nous avons d’un temps qui passe se trouve être en réalité l’interprétation humaine et fausse du mouvement sous l’influence duquel l’univers gagne plus ou moins de « consistance », d’affermissement. Le désir est cette énergie qui, en nous, est en prise avec cette réalité que Nietzsche a, d’une certaine manière et à juste raison, qualifié de « surhumaine », baptisant ainsi celles et ceux qui la perçoivent, l’acceptent et y abondent, de toute la force de leur désir, de « surhumains » : « L’homme, dit-il, est quelque chose qui doit être dépassé. » Lorsque nous désirons, quelque chose de nous, à un niveau de justesse très inconscient, réalise l’étroitesse du temps social de la volonté et l’efficience de ces fluctuations de contraction et de décontraction d’un espace cosmique, universel (en un sens non humain). L’un des premiers effets de cette réalisation est de totalement éradiquer la question de l’avenir qui apparaît au désirant non seulement vaine mais privée de toute existence effective.
En s’installant à son métier à tisser pour confectionner le linceul de son beau-père et en défaisant la nuit ce qu’elle a fait le jour, Pénélope suspend le temps de la volonté, de la reconnaissance, de la célébrité et de la gloire des hommes pour prendre place dans l’efficience active des variations de consistance d’une réalité cosmique présente. Le désir est un peu comme une énergie première, totalement déconnectée des ambitions humaines, exclusivement en prise avec les données les plus brutes et les plus indépassables de « notre être au monde ». Contrairement à l’interprétation qui est faite de son étymologie, il ne nous fait pas tendre « vers » l’étoile mais appréhender la vie à partir d’elle : de sidera, à partir de l’étoile. Il est finalement la réalisation par un être humain de la dimension sidérale et sidérante de l’existence, comme le réveil « inopiné » à la juste prise en compte de notre seul vrai contexte.
Probablement atteignons-nous ici le fond de la perspective du sujet qui s’éclaircit dans la perspective d’un « oui » dépourvu de tout esprit critique à l’encontre de la notion. Le désir nous fait perdre notre temps, c’est-à-dire qu’il nous installe dans la dimension vraie d’un « univers mutant » au sein duquel le temps enfin se voit ramené à ce qu’il est : l’invention de toutes pièces d’une créature soucieuse d’alimenter l’illusion d’avoir « un destin », quelque chose de propre à elle-même à réaliser dans un univers qui n’est « que là » mais « plus ou moins ». Que désirer soit si souvent assimilé à la folie marque bien la profondeur du malentendu humain. Ce n’est pas tant « perdre son temps » que réaliser qu’il n’y en a pas.
Ce malentendu peut tout aussi bien s’illustrer par la distinction entre le pouvoir et la puissance. Avoir du pouvoir, c’est être doté de la capacité de diriger des situations, des personnes, ou sa propre vie. On désigne par ce terme l’exercice d’un contrôle que l’on conquiert et utilise à un moment donné, pour une durée donnée. Le pouvoir a donc un début et une fin. On peut le déléguer. Il désigne finalement le critère même de l’élévation au sein d’une hiérarchie sociale et semble indissociable de la capacité reconnue à contraindre, à imposer. Le pouvoir est donc en ce sens l’instrument par lequel un homme donne à son vouloir un impact dans le monde des hommes. On donne ainsi à une personne un périmètre de contrôle dans lequel être va signifier pour lui imposer des directives à d’autres hommes. Etre une puissance est le contraire de tout cela : ce n’est pas une contrainte, c’est le fait de consister en une force, exactement comme une ampoule dont l’utilisation actualise un « potentiel ». Celui-ci n’est donc pas fictif. La puissance ne peut être déléguée, on pourrait dire que nous n’avons que la puissance que nous sommes, en laquelle nous consistons. La puissance ne s’exerce pas, elle évolue, elle circule au gré de différentes intensités de flux. Il n’est finalement affaire pour nous que de « monter en puissance » mais nous saisissons bien toute la différence entre cette expression et celle que décrit le fait de monter les échelons de l’ascension sociale. Monter en puissance, c’est donner tout ce qu’on peut donner, aller au bout de ce que l’on peut étant entendu que nous ne consistons qu’en cela. On comprend parfaitement la notion de puissance quand on inverse les termes de cette formule de motivation : donner le meilleur de soi ; la puissance, au contraire consiste à être le meilleur de ce qu’on donne. Autant le pouvoir ne vise pour nous qu’à « être quelqu’un », un VIP, autant la puissance traduit la nécessité pour un être de « donner son comptant » d’énergie, d’être à la hauteur de ce qu’il peut. Si désirer est perdre son temps aux yeux d’un homme de pouvoir, c’est la seule manifestation donnée à un homme de puissance de s’accomplir. Désirer désigne exactement le fait de libérer sa puissance, ce qui selon Spinoza constitue le propre de la Joie (c’est là peut-être toute la différence entre le plaisir d’exercer son pouvoir et la jouissance de libérer sa puissance. Les hommes de pouvoir ne libèrent que très peu de leur puissance).
Mais, si l’exercice du pouvoir est stoppé net par la mort, la puissance, elle, n’y fait pas droit. Dans la réalisation de l’absence de toute perspective d’avenir, la mort n’entre jamais dans nos préoccupations puisque on ne peut approcher la mort qu’en prévision. S’appliquer à libérer sa puissance, c’est avoir dépassé la question de la mort. Je ne suis pas « une personne », un « je » qui va mourir, je suis un être libérant dans le fait d’être tout son « comptant d’être », je suis ce que je peux et je suis tellement investi dans le « sans fin » de cet ouvrage (Pénélope) que mourir ne parasite jamais, par son absence totale de consistance effective, le moment donné de consister vraiment et seulement dans le fait d’exister. C’est exactement le sens de la formule de Spinoza selon laquelle « la sagesse est une méditation de la vie et non de la mort ».

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