samedi 19 novembre 2011

Le "cycle de vie" de l'objet

Qu’est-ce que la notion de cycle de vie de l’objet change au travail de conception du designer? Evidemment, en premier lieu, il substitue au concept de produit fini celui de produit infini. Il n’est plus question de réfléchir à un objet sans que le « devenir autre » de l’objet n’occupe, dés à présent, une certaine place dans sa conception. L’objet n’est plus la fermeture d’une parenthèse fonctionnelle humaine dans l’immensité naturelle des éléments. Il n’est plus un dedans séparé d’un dehors, il est un dedans dans la conception duquel déjà interfère le dehors comme un prisonnier dans les conditions de réclusion duquel pèse déjà le travail de sa réinsertion. Que se passe-t-il exactement dans l’esprit d’un concepteur contraint de prendre compte dans le projet de son produit le « devenir un autre produit » de son produit ? Un certain rapport à la matière, laquelle ne peut plus résider dans l’exclusivité de son adéquation à la fonction, à l’ergonomie, à la valeur d’estime, à l’esthétique de « ce » produit mais prend corps ou plutôt prend « date » dans la série illimitée de ses devenirs. On ne travaille plus à parfaire, à finaliser une chose mais justement à la « définaliser ». On infléchit la courbe de ses devenirs objectaux, comme on dirait d’un être dont on ferait changer le cours de ses réincarnations. On n’œuvre plus sur les manifestations de son apparaître, on module les devenirs imperceptibles de son disparaître en tant que « cet objet », les modalités de passage d’un objet à un autre.
On comprend alors que cette notion de cycle nous conduit à réfléchir sur la question essentielle en design de savoir ce qui fait d’une masse ou d’un corps ou d’un « « être là » un « objet ». Cette question prend souvent une portée plus claire quand on pense à des objets rudimentaires. A partir de quel moment vais-je dire de ce bâton qu’il est un levier ? Quand, évidemment, je vais m’en servir comme axe de basculement d’un corps. Ce qui fait donc l’objet est l’avenir humain qui s’y dessine. On perçoit l’identité de l’objet quand « l’avoir à faire humain » dont il est le vecteur fait signe d’un monde d’occupations socialisées, de moments de cuisiner, d’écrire, de dormir, de manger, de se déplacer, etc. C’est comme une fenêtre dont il faudrait voir sur quoi elle donne pour lui reconnaître son statut de fenêtre. Dis-moi vers quelle commodité d’une existence socialisée humaine tu t’orientes et je te dirai qui tu es, voire je te dirai que tu es (en tant que stylo, planche à découper, etc). Il n’y a d’objet identifiable comme objet qu’au gré de ce critère qu’est l’aménagement d’un apport bien déterminé dans le travail de rendre le fait d’exister humainement viable.
Cela signifie donc  qu’il est impossible de s’intéresser et de prendre en compte ces zones fascinantes et indécises dans lesquelles un corps ou une présence vont disparaître en tant qu’objet pour réapparaître en tant qu’autre objet sans explorer une dimension cachée de la matière, de la corporéité, de l’être présent, dimension flottante, confuse de l’entre deux, de l’intervalle, imperméable à la moindre tentative d’assignation d’un sens humain. Pour le dire plus simplement, toute réflexion portant sur le cycle de vie des objets nous contraint à approcher de prés ou de loin  la dimension du devenir propre des forces et des éléments, les mutations d’une plasticité mondaine brute.
C’est ainsi que le consommateur voit poindre dans son univers un pneu puis plus tard, par le biais du recyclage, un tapis roulant mais ce qui aura suivi son cours de l’un à l’autre est le caoutchouc, c’est-à-dire la sève de l’hévéa, laquelle en tant que sève tient du cycle de croissance des arbres, de la nature. Et l’on  perçoit mieux ainsi l’exploit, le tour de force que représente l’effort du designer de concevoir l’objet du dedans d’un univers humain de tâches et de fonctions et du dehors d’un matériau brut, d’un « être là » primitif, nourricier, fruit d’une temporalité cyclique. Le produit est en même temps le dedans d’une ustensilité humaine, il se renferme dans le cadre étroit et circonscrit d’une temporalité journalière et linéaire (il se case dans le créneau de nos emplois du temps d’hommes modernes suivant l’évolution des mentalités et des technologies) mais il ne peut s’y renfermer de façon complètement hermétique, puisque sensible au « devenir autre » de cet objet, son concepteur, tout en l’offrant à l’usage des hommes l’aura maintenu dans le cours de mutations que seul rend possible l’adaptabilité des propriétés naturelles de sa matière première. Finalement il s’agit d’habiter l’objet de la conscience de la secondarité de sa forme à l’égard de la primarité de sa matière donc de l’investir d’une humilité au sens littéral (humus : le sol), de retour à un socle primal changeant mais au gré de variations tout à la fois cycliques et éco-systémiques.
Il ne semble pas concevable de travailler cette notion de cycle de vie de l’objet sans bouleverser plus ou moins explicitement les acquis d’un certain confort mental de l’acheteur dans la mesure où il s’agit finalement d’affirmer que l’espèce humaine décrit comme une parenthèse absurde de consommation d’objets finis dans la dimension globale d’une usine naturelle de retraitement infini de matières premières. En un sens, il n’est pas excessif de parler de révolution copernicienne dans le rapport à l’objet et peut-être au-delà dans le rapport à « l’être là » des produits, des espaces et des affects. Ce n’est plus parce qu’il y a les hommes qu’il y a un monde d’objets mais parce qu’il y a des propriétés élémentaires des matières premières des objets qu’il est donné à un monde d’hommes la possibilité de s’intercaler dans les interstices des mutations éco-systémiques d’un être là premier, non humain, « natal ». Etre en présence de l’objet c’est-à-dire de « l’accessoire » devient dés lors pour l’utilisateur se confronter à la thèse philosophique de la nature accessoire de sa propre présence, en un sens que Nietzsche a décrit au début de son opuscule « Vérité et mensonge au sens extra-moral »: « Il y eut une fois, dans un recoin éloigné de l'univers répandu en d'innombrables systèmes solaires scintillants, un astre sur lequel des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la plus orgueilleuse et la plus mensongère minute de l'" histoire universelle ". Une seule minute, en effet. La nature respira encore un peu et puis l'astre se figea dans la glace, les animaux intelligents durent mourir. - Une fable de ce genre, quelqu'un pourrait l'inventer, mais cette illustration resterait bien au-dessous du fantôme misérable, éphémère, insensé et fortuit que constitue l'intellectuel humain au sein de la nature. Des éternités durant il n'a pas existé ; et lorsque c'en sera fini de lui, il ne se sera rien passé de plus. Car ce fameux intellect ne remplit aucune mission au-delà de l'humaine vie. Il n'est qu'humain, et seul son possesseur et producteur le considère avec pathos, comme s'il renfermait le pivot du monde. »

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