lundi 26 décembre 2011

Texte de Bergson - La personnification du Hasard

Le mot « hasard » n’est pas explicitement présent dans le texte mais il le « hante » suffisamment pour pouvoir éventuellement figurer dans la formulation de l’idée essentielle. Il s’agit cependant d’un terme à manipuler avec beaucoup de précautions tant il est vrai que nous ne savons jamais ce que nous voulons vraiment désigner quand nous l’utilisons. Comme le fera remarquer Bergson, quelques pages après cet extrait, dans son livre, le simple fait qu’il existe est problématique car de deux choses l’une, soit il fait signe de ce que l’on pourrait appeler « les puissances du chaos », du pur désordre, un événement produit par l’entrecroisement d’interactions absolument imprévisibles, mais dans ce cas on ne voit pas bien à quoi rimerait sa désignation : s’agit-il vraiment de « quelque chose » ? (pour être nommée, il faut bien que la chose baptisée soit « une » chose), soit il étiquette, aussi mince soit-il, le flux d’une « intention ». Quand nous disons d’un fait qu’il est le fruit du hasard, nous laissons entendre qu’il aurait tout aussi bien pu ne pas exister, qu’il n’est donc pas le produit d’un enchaînement nécessaire de causes et d’effets prédéterminés et identifiables, mais affirmer qu’il est le fruit du hasard suppose bien qu’il est provoqué par quelque chose, une puissance étrangère, un peu inquiétante, éventuellement hostile mais en tout cas présente et irréductible à toute tentative d’anticipation humaine. En d’autres termes, l’alternative est la suivante : soit le hasard n’est « rien », et nous ne comprenons pas pourquoi nous nous obstinons à lui donner le nom de « quelque chose », soit il est quelque chose mais alors, cela revient exactement à supposer une certaine intention au hasard des circonstances. Cet événement aurait tout aussi bien pu ne pas exister mais justement il existe et il y a dans le caractère donné, imprévisible de son émergence brute, la marque d’un « coup du sort ou du destin, le dessein incompréhensible pour l’entendement limité des hommes d’une volonté surnaturelle. Quand nous donnons comme origine à un événement le hasard en voulant désigner par là un pur concours de circonstances, nous pointons le doigt vers un phénomène, vers un élan, une force qui ne peut pas avoir produit un effet aussi humainement important sans revêtir pour le moins ce trait d’humanité d’être une intention, même si précisément nous l’assignons à une cause non humaine.
Si le terme de hasard est si ambigu, c’est parce qu’il signifie à la fois « non intentionnel » en ce sens qu’il ne qualifie pas une situation qui serait rationnellement décidée par quelqu’un mais qu’en même temps, il semble faire référence à une certaine « propension » des choses, au génie des faits, à « l’ironie du sort ». Cette dernière expression est très intéressante parce qu’elle énonce clairement l’hypothèse d’une intelligence moqueuse à l’œuvre dans le réel. Nous ne dirions pas d’une tuile tombant sur une route que sa chute est le fruit du hasard, mais c’est bien le terme que nous emploierons si elle heurte la tête d’un passant. Le hasard marque donc sans aucun doute le rapport entre les phénomènes bruts et leurs effets sur l’homme. C’est un mot qui demeure empreint de croyance. Il ne se résout pas à l’observation froide et lucide d’un pur entrecroisement de faits. L’une des origines les plus profondes de l’instinct de croire se trouve dans cette réaction défensive de la nature contre l’impossibilité radicale de déployer dans la réalité « de l’initiative », même s’il ne s’agit pas d’une initiative humaine. Finalement les Dieux sont peut-être nés de l’assimilation que nous faisons sans même nous en rendre compte entre la simple donnée factuelle d’un tonnerre qui gronde et la connotation intentionnelle et personnifiée d’un tonnerre qui « veut gronder ». Pour ne pas croire, il faudrait se résoudre à ne jamais se percevoir comme la victime ou l’heureux bénéficiaire des circonstances.
La croyance au surnaturel du primitif n’est donc que la caricature d’un mouvement dont on retrouve le courant dans l’adhésion du civilisé à l’existence du hasard. Il est inutile de vouloir imputer l’assignation d’une cause mystique à un événement touchant l’homme à un manque de lucidité voire à un aveuglement du primitif à l’égard des causes mécaniques car il perçoit tout aussi bien qu’un civilisé l’enchaînement des circonstances ayant provoqué la chute d’un rocher mais il se trouve alors dans le même embarras que celui qui nous conduira à incriminer le hasard et son explication par le surnaturel n’est pas beaucoup plus irrationnelle que la notre.
L’opposition entre le primitif et le civilisé se voit privée de tout fondement à la lumière d’une autre distinction: celle de la cause et du sens. C’est une chose de relever les facteurs expliquant qu’un fait se produise, mais c’en est une autre de mesurer l’impact d’un événement, son « poids ». Ce n’est pas rien de mourir ou de perdre au jeu. Ces évènements produits d’une causalité purement factuelle ne sauraient être appréhendés par l’homme sans un minimum de gravité ou de dignité signifiante. C’est exactement comme si nous passions automatiquement de l’acception juste et littérale de la réalité à l’envol nécessaire de son interprétation symbolique. Il faut qu’une mort ou qu’une perte à la roulette fassent « sens » et se « désancre » du sol de leur généalogie physique. Ce que la distinction de la cause et du sens fait donc apparaître en pleine lumière, c’est l’impossibilité radicale de l’être humain de s’en tenir simplement aux causes. La croyance se voit ainsi ramenée à une origine beaucoup plus profonde et universelle que l’ignorance des causalités mécaniques, soit l’impossibilité d’en rester à ce niveau. Il y a de la croyance parce qu’il faut que les évènements qui touchent l’homme fassent sens et qu’ils ne sauraient faire sens dans un univers d’interactions brutes et aveugles. Aucun joueur n’entrerait dans un casino où ne fonctionneraient que des mécanismes. C’est pourtant cela qui finalement le définit au plus prés de ce qu’il est.
L’effet d’une action ne saurait faire sens dans la vie d’un homme sans que sa cause ne soit assignable à une origine significative c’est-à-dire intentionnelle. Il faut que ce soit quelqu’un ou quelque chose. Nous saisissons alors le sens profond du terme « personnification ». Le hasard, aussi imprévisible et anonyme qu’il soit reste « une » force, une volonté, un visage favorable ou défavorable des circonstances. L’être humain n’est pas pris dans le rouleau compresseur des incidences. Les causes mécaniques éclairent le « comment » de la mort d’un homme ; les causes mystiques nous donnent des réponses sur le « pourquoi ? ». L’inaptitude de l’homme à se contenter du « comment ? » marque son ancrage dans le religieux, car il n’est pas bien sûr, sur le fond, que la question « pourquoi ? » admette vraiment une réponse. Si nous consentions à cette absence de réponse, il nous faudrait vivre dans un univers exclusivement physique dans lequel des phénomènes s’engendrent, des lignes d’interactions s’entrecroisent, des chiffres tombent à la roulette, des « destins » humains se jouent à des « presque rien » tellement accidentels qu’ils y perdent le statut même de « destins ».
« Il reste à expliquer ce fait capital pour nous qu’est la mort d’un homme » : on peut avoir pleinement rendu raison des causes mécaniques expliquant qu’un homme meurt, on ne se sera pas, pour autant, acquitté de la tâche consistant à imprimer une résonance symbolique à cette mort, résonance qu’elle ne peut pas ne pas revêtir, aussi vrai qu’il nous semble inconcevable qu’un cadavre humain puisse être laissé à l’air libre, offert au travail visible de la décomposition. Nous touchons là un certain type d ‘évidence dans lequel quelque chose d’un « naturel humain » pointe le bout du nez en se détachant d’un « naturel brut ». Les honneurs dont nous entourons la dépouille d’un défunt font bien signe de l’efficience de ce second niveau du symbolique qui se plaque sur celui d’une simple appréhension littérale. La mort ne saurait se concevoir sous un angle simplement « clinique ». Il suffit de penser au decorum ainsi qu’au lyrisme des commentaires dont nous entourons les morts « humainement signifiantes », celles des militaires tués sur le champ de bataille ou de tous ceux qui se sont sacrifiés à une cause. Là la mort prend sens ; on peut l’inscrire dans le cadre d’une rationalité humaine. Le fantôme hideux d’une « mort pour rien » cesse de nous hanter. On saisit bien alors toute la différence entre le comment et le pourquoi : il n’est pas question d’expliquer que la mort « soit », mais de prouver qu’elle peut signifier quelque chose. Mourir aussi « veut dire quelque chose », comme perdre ou gagner à la roulette. Nous ne cessons d’interpréter ce qui arrive comme signifiant « plus » que le simple fait d’arriver. Ainsi nous ne vivons pas dans un monde de phénomènes mais dans un jeu incessant d’interprétations.
Il n’est aucunement question, pour Bergson, d’affirmer que nous avons raison ou tort d’agir de la sorte. A vrai dire, cela dépasse complètement de nos compétences de sujet. Il ne dépend pas d’un homme de pouvoir adhérer ou se dérober à l’émergence d’une telle fonction qu’il désigne du terme de « fabulatrice » parce que celle-ci est « une réaction de la nature contre le pouvoir dissolvant de l’intelligence ». L’idée que Bergson développe dans le livre est celle d’un élan vital qui a crée deux lignes de développement des espèces : celle de l’instinct et celle de l’intelligence. L’être humain, qui se situe au plus haut dans le déploiement de la seconde, est donc sujet à un trouble que ne connaissent pas les espèces instinctives : l’égoïsme. L’instinct n’agit pas sur lui pour subordonner ses intérêts particuliers à ceux de l’intérêt général. L’intelligence nous dote d’une conscience individuelle qui nous fait appréhender notre relation au groupe, à la société, sous un biais négatif, douloureux, pénible, exigeant. Si nous nous laissions complètement guider par cette tendance, nous ne concourrions plus à aucune dynamique collective.
La fonction fabulatrice a pour mission « vitale » de contrecarrer le travail intellectuel, de faire contrepoids à l’efficace d’un mouvement susceptible de briser la cohésion sociale. Finalement, par le religieux, quelque chose du vivant tend à se promouvoir lui-même : l’organique. L’organisation sociale est une tentative par le biais de laquelle la voie du développement par l’intelligence sur laquelle l’homme est lancé essaie de concilier sa nature intellectuelle avec celle de la poussée vitale dont elle est le rejeton. La science manifeste assez clairement l’efficience d’une tendance de l’intelligence à tout « disséquer », à ramener les phénomènes au niveau brut de leur causalité mécanique. Bergson situe la fonction fabulatrice dans le mouvement du vivant visant à contrecarrer, en l’homme, cette réduction au mécanique de façon à maintenir ce fond organique d’une efficience vitale. Cela n’a rien à voir avec un souci plus ou moins romantique ou mystique de laisser à l’existence une part de mystère et d’irrationalité. Il s’agit plutôt de compenser le déficit de dynamisme vital engendré par l’œuvre analytique de l’intelligence. On se fait ainsi une idée plus juste de l’effort poursuivi par Bergson dans ce passage afin de donner à cette fonction fabulatrice un ancrage profond, viscéral dépassant les clivages entre société civilisée et supposée primitive. On pourrait presque dire que cela ne se situe même pas au niveau de l’homme mais du vivant, ou plus encore de cette branche du vivant dans laquelle l’être humain se situe.
Peut-être convient-il d’insister, dans le prolongement des thèses développées dans ce passage, sur le rapport entre la fonction fabulatrice et le dynamisme « humainement fédérateur » de la croyance. Il s’agit bien dans les deux cas de distinguer un certain type d’évènementialité humaine d’un autre type d’évènementialité physique ou naturelle. Le « surnaturel » représente alors précisément la référence par le biais de laquelle une spécificité humaine reprend ses droits. La « demande de sens » invoque paradoxalement de l’irrationnel pour se maintenir dans son état rationnel. Il faut que vivre, mourir, gagner ou perdre au jeu ait du sens, quitte à donner à ce sens une origine mystique pour se préserver du « non sens » d’une existence ramenée à cet éparpillement aléatoire d’une vie irracontable et simplement physique. Nous pouvons penser ici à toutes ces personnes qui, pour un oui ou pour un non, « nous racontent leur vie ». A quelle vérité tentent-ils de s’échapper par ce bavardage incessant ? A la nature profondément inénarrable, au sens propre, de ce que c’est qu’ « exister ». Nous ne cessons de commenter les évènements de notre vie pour ne pas avoir à reconnaître qu’ils consistent vraiment dans une nature d’impact « pure », « donnée », « nue ». La vie, c’est l’efficience continuée d’un hasard éclaté, irréductible à toute tentative de dénomination et de personnification. Mais en même temps, ce n'est pas là ce que la vie veut que nous voyons d'elle-même, parce que cela nous empêcherait d'oeuvrer en son sens, lequel consiste à se constituer sans cesse comme "organisme". C'est pour cette raison que ce n’est pas du tout à ce hasard du multiple et de la dispersion que nous croyons quand nous jouons au loto ou à la roulette. Quand nous parlons du hasard, le simple fait que nous en parlions fait du hasard « une chose », un être, un « visage », alors qu’il consiste vraiment, en profondeur, dans l’inconcevable et continu éclatement des « choses », dans l’impossibilité des évènements de se structurer en évènements « dénombrables », paroles hachées, sans queue ni tête, balbutiées par un dément pour reprendre l’image utilisée par Shakespeare. Qui pourrait miser sur la donne de ce hasard là ? Il y a dans l’incroyance quelque chose d’anti vital, d’anorexique (ce qui ne veut pas dire : « faux »). S’il ne semble pas vraiment possible humainement de se situer à hauteur de l’athéisme de ce hasard anonyme et incessamment explosif, multiple, fragmenté, irracontable, c’est à cause de cette réaction défensive de la nature contre l’efficience « désenchantante » et anorganique de l’intelligence analytique. 

mercredi 21 décembre 2011

Texte d'Alain - Comprendre le sentiment religieux

« Eh bien, je croirais assez que le véritable sentiment religieux consiste à aimer ce qui existe. Mais ce qui existe ne mérite pas d'être aimé ? Assurément non. Il faut aimer le monde sans le juger. Il faut s'incliner devant l'existence. Je n'entends pas qu'il faut tuer sa propre raison, et comme se noyer dans le lac ; on n'aurait plus rien alors à incliner ; la vie n'est pas si simple. Il faut respecter ce qu'on a de Raison, et réaliser la Justice, autant qu'on le peut. Mais il faut savoir aussi méditer sur cet axiome : aucune raison ne peut donner l'existence ; aucune existence ne peut donner ses raisons. »
C’est sur ces mots que se poursuit, dans le livre d’où il est extrait, le passage donné en explication. Nous ne sommes pas censés le connaître, mais cela nous donne certains indices sur le sens du texte que nous avons à comprendre. Alain essaie de définir « le véritable sentiment religieux ». Il faut savoir que deux étymologies du terme de « religion » sont souvent opposées l’une à l’autre. La première fait remonter le mot au latin « religare » qui signifie relier, réunir, la religion est alors ramenée à sa fonction fédératrice et constitutive de société. La seconde fait référence au latin « relegere » qui veut dire recueillir. Ces deux sens marquent une différence notable d’interprétation du fait religieux. On peut en effet être sensible à tout ce qui, d’un dogme, d’un ensemble de rites, de croyances constitue une « confession » religieuse, laquelle se révèle décisive en tant que fondatrice de pratiques de socialisation. Il n’existe pas de société sans fond religieux. C’est bien là le sens profond du verbe « religare » considéré comme origine étymologique de la religion.
Mais ce n’est pas le sens qui intéresse Alain ici. Il tente plutôt de comprendre le fond existentiel, humain, propre à tout homme, de l’attitude religieuse. Les hommes ont apparemment besoin de croire ensemble pour fonder un collectif mais ce n’est pas la nécessité sociale de croire ensemble qui fait de nous des « croyants ». Il y a là un ancrage plus ferme et plus solitaire qui définit une attitude à l’égard de l’univers et de la vie. C’est donc à l’origine latine du verbe relegere, recueillir, qu’Alain fait plutôt référence. Recueillir, c’est accepter, prendre ce qui nous est donné, en tant qu’il nous est donné et qu’il n’y a finalement rien d’autre à prendre.
« Aimer ce qui existe » dit ici l’auteur. Nous pourrions rajouter l’adverbe « inconditionnellement », c’est-à-dire, sans réserve, totalement. Il y a en l’homme le désir incessant et curieux de rendre raison de tout, de tout expliquer. Nous ne supportons pas que les faits s’imposent. Il faut que nous sachions pourquoi et comment. La science rend compte du « comment ». Nous savons aujourd’hui comment quantité de phénomènes se produisent, notamment, grâce à la biologie, dans le domaine du vivant, mais, aussi loin que ces connaissances puissent aller, il est plus que douteux qu’elles parviennent jamais à nous expliquer le « pourquoi ? » de la vie. Nous savons comment la vie « est » mais nous ignorons pourquoi elle est.
C’est sur la base de cette ignorance que se constitue le fond même de l’attitude religieuse ; c’est ce qui fait d’elle une donnée incontournable de toute existence humaine. Nul ne vit sans religion parce que personne n’est en situation d’expliquer ce pourquoi. Il n’est pas bien sûr, en fait, qu’il y en ait un. En effet, la question : « pourquoi ceci ou cela ? » suppose un point de vue neutre, dégagé à partir duquel on s’interroge sur le pourquoi de la chose. Par conséquent, la chose  ne s’impose jamais avec assez de puissance, de fait accompli pour court-circuiter la question. Quand je demande « pourquoi l’homme ? », je pars du principe que l’existence de l’homme s’explique par l’enchaînement d’un certain nombre de raisons qui aurait pu ne pas voir le jour. La question « pourquoi ? » suppose donc que la chose mise en question par le pourquoi aurait pu ne pas être.
Mais c’est justement cet espace neutre envisageant la non existence de la chose mise en question qui fait défaut pour la vie, car on ne voit pas d’où la question : « pourquoi la vie? » pourrait se poser si ce n’est pas « déjà » à partir de ce qu’elle est censée mettre en question, à savoir la vie même. « Pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » demande le philosophe Leibniz, mais on pourrait répondre qu’il faut bien partir de quelque chose (une pensée, des mots) pour envisager la possibilité qu’il n’y ait rien. Dans ce cas, ce rien ne sera jamais vraiment du « rien » puisque il aura toujours au minimum ce peu de réalité d’être une hypothèse lancée à partir d’un « quelque chose ». En d’autres termes, on pourrait répondre à la question de Leibniz : « Parce que si nous étions dans le « rien », rien ne pourrait avoir assez de réalité pour poser la question ». C’est exactement cette expérience limite d’une pensée raisonnante et questionneuse qui marque selon Alain l’origine la plus juste et la plus profonde de l’attitude religieuse.
Mais alors cela signifie qu’il existe un fond de passivité, de « recueillement », au sens fort du terme, en quoi réside le sentiment religieux. Croire, c’est finalement vivre le fait de vivre comme étant « donné », et l’on ne voit pas bien ici ce que la Raison pourrait opposer à ce « leitmotiv » puisque, en effet, rien ne saurait être autrement « qu’en étant ». Il n’y a pas de raisons de croire et c’est pour cela que l’on a forcément raison de croire, en ce sens qu’il n’y a, une fois parvenus à la conscience de cette absence de pourquoi de la vie, rien d’autre à faire.
Je peux juger injuste l’existence de Hitler, par exemple, voire la mienne, mais je ne peux pas considérer comme injustifiée le fait que l’existence, en elle-même, soit, et si j’y réfléchis bien je suis même amené, une fois atteint ce point de réalisation à reconsidérer l’existence de toutes les choses et les êtres qui ont existé et qui existent comme nécessaires, non pas pour que le monde soit « bien » ou moralement acceptable » mais tout simplement parce que c’est ainsi qu’il compose un « tout ». « Comprendre la liaison de toutes choses », pour reprendre les mots utilisés par l’auteur, c’est comprendre que le fait de vivre l’acte de vivre comme « donné » ne nous donne aucunement la marge de manœuvre nécessaire à espérer un monde meilleur ou une situation plus favorable. Il faut bien que cette pensée : « pourquoi les choses ne sont-elles pas différentes de ce qu’elles sont ? » cesse parce qu’elle est toujours sujette à ce refus de réalité qui consiste à ne pas comprendre qu’elle ne se conçoit qu’à partir de ce fait par lequel les choses « sont ce qu’elles sont » et surtout qu’elles le sont « ensemble ». La situation que nous vivons est peut-être personnellement désagréable voire tragique pour nous mais nous ne discernons pas alors qu’elle fait corps avec quantité d’autres situations intriquées les unes aux autres dans une sorte de tissu par quoi l’instant présent d’un univers « tient ». Je n’ai pas à préférer ou à prier que le soleil soit quand il pleut parce que la pluie qui tombe ici et maintenant contribue à « l’ici et maintenant » de l’univers dans sa totalité ; et cette totalité ne peut pas être autre chose que « juste » parce qu’elle ne fait « juste qu’être ». Il n’y a pas de capricieux jardinier qui choisit d’arroser ici ou là, il y  a la totalité d’un univers qui est maintenant, et si cela signifie la pluie sur ma tête, il n’y a rien là qui soit « mal », injuste, ni à expliquer. Elle « est » dans un monde qui « est » et le fait qu’elle soit contribue à ce qu’il soit. Un point c’est tout.
Quand on demande : « Pourquoi cette pluie ? Pourquoi cette peste ? », c’est comme si l’on demandait : « Pourquoi le monde ? », parce que la pluie et la peste sont les composantes d’un univers « Un » et il n’y a pas grand sens à vouloir un monde sans pluie et sans peste. Il n’y a plus lieu ici de vouloir quoi que ce soit d’autre que ce qui est. Le texte d’Alain rejoint sur ce plan la philosophie des stoïciens dont nous retrouvons parfaitement l’esprit dans la définition que donne Epictète de la liberté : « Essaie de vouloir que les choses arrivent non comme tu le veux mais comme elles arrivent et tu seras libre. » Je n’ai pas à vouloir ceci ou cela dans le monde tel qu’il est. Il y a, par contre, nécessité à être en phase avec toutes les choses qui sont.

vendredi 9 décembre 2011

Le cycle de vie de l'objet - Séance 3

Intégrer cette notion de cycle de vie à la conception d’un objet revient  donc à le décontextualiser non seulement du cadre exclusif de son utilité humaine mais peut-être aussi d’un champ perceptif humain. Il est assez facile d’envisager la possibilité de ramener la conscience de l’utilisateur à la nature éphémère de l’usage qu’il projette sur un matériau et de la ramener à une certaine humilité dans les modalités de son rapport au monde mais avons-nous vraiment idée de la profondeur de la brèche qui ainsi se creuse dans le ressenti des choses ? Nous ne percevons jamais un objet sans projeter sur un ressenti confus, informe et sans contours le schéma d’un objet visible, palpable, unifié. Il m’est impossible de voir la face d’un cube sans lui supposer, du côté avec lequel ma vue n’est pas directement en prise, une autre face, visible par un « autre ». Même seul dans une pièce devant un cube, je vais « faire comme si » d’autres personnes étaient présentes et voyaient toutes ces faces que je ne vois pas et c’est comme ça que je vais le voir, c’est-à-dire, au sens propre que je vais le voir tel que je ne peux pas le voir. Ce qui va s’inscrire comme image mentale de l’objet, c’est un cube universellement vu par un être monstrueux que l’on pourrait appeler « l’œil humain », une sorte « d’œil en continu, d’ « espace environnemental humain visionnant » (mais très peu visionnaire).
Ce n’est pas seulement que nous ne voyons jamais les objets tels qu’ils sont, c’est que nous voyons des objets là où il n’y en a pas. A force de plaquer des représentations d’objets visibles sur des intensités lumineuses, nous ne sommes jamais en phase avec la réalité vue. Nous n’avons jamais vu, nous projetons le schéma de ce que nous estimons humainement visible, c’est-à-dire susceptible d’être vu. Et quand des peintres nous donne vraiment à voir ce qu’est l’infinie variation d’intensités lumineuses que nous appelons montagne, ou cathédrale de Rouen, nous disons qu’il est fou ou génial, nous l’enfermons dans un asile ou dans un musée et nous n’en parlons plus, le but étant de continuer à nous aveugler sur les clichés d’objets uns, lisses, posés, définis, existant comme des volumes à plusieurs faces : «  il est bien gentil Monet, mais il y a « une » cathédrale de Rouen », sans quoi « on s’en sort plus ». Le problème, c’est que Monet peint le réel tel qu’il est alors que nous voyons « une » cathédrale là où il n’y en a pas. Bref nous ne voyons jamais rien dans notre vie quotidienne sans le déformer en lui imposant le cadre de la structure d’un champ perceptif global, socialisé. Nous n’évoluons que dans un milieu supposé, constitué d’objets supposés alors que nous sommes dans le présent efficient d’une multitude de flux interactifs ressentis.
La question que se pose alors est celle de savoir jusqu’à quel point la prise en compte du cycle de vie de l’objet pourrait aller dans sa démarche de « déconstruction de l’ustensile » ? Doit-elle s’arrêter à la seule considération du retraitement de la matière ? Et si le « devenir autre objet » de l’objet allait jusqu’à la remise à plat de la notion d’objet, jusqu’à son glissement vers la notion de « présence émettrice ». Il s’agirait de passer progressivement de cette conscience à la lumière de laquelle les objets ne sont pas seulement là pour nous servir à la réalisation pure et simple que les objets ne sont pas là du tout. Dans « Vendredi ou les limbes du pacifique », Michel Tournier explore ce terrain de recherche de la perception. A force d’être privé de compagnie, Robinson vit dans un univers de fragments au sein duquel les perspectives ne s’unifient plus au fil de ce critère qu’est la visibilité des choses au travers du regard des autres. Exister ne consiste qu’à subir la pluie drue verticale et continue des affects. Dans le « ob » de l’ob-jactum, on retrouve tout ce qu’induit le « pro » de projeter et dans ce pro est contenue la représentation socialisée, donc hallucinée de l’objet. Seul, Robinson vit la fin de la déformation humanisante des objets, lesquels, finalement se trouvent ramenés à la justesse de ce qu’ils sont : non plus des objets mais des « jets », des jactum, c’est-à-dire des émissions chiffrées de lumière, de densité, de chaleur, de résistance à l’attraction terrestre, etc.
On perçoit alors à quel point l’intégration du cycle de vie de l’objet est susceptible de nous mettre sur la voie d’une autre façon de concevoir le design, laquelle consisterait à déconstruire totalement la notion même d’objet au profit de ce que nous pourrions appeler la conception de séquences émettrices. Ce que nous considérons comme des choses sont des longueurs d’ondes variables émettant sur les fréquences des forces et composant avec nous de nouvelles donnes intensives : je ne touche pas une tasse d’eau chaude sans qu’elle me communique un peu de sa chaleur et que je lui fasse partager un peu de ma froideur (ou du moins de ma moindre chaleur), le tout progressant sur le fond de la déperdition croissante des énergies libérées. Ce n’est même plus que la prise en compte du cycle de vie de l’objet nous conduise à prêter attention aux propriétés physiques des matériaux, c’est plutôt que l’objet se dissout non seulement dans « ses propriétés » mais aussi dans cet échange continu de données en quoi consiste sa cohabitation avec les autres « objets » et avec nous. Il ne serait vraiment plus question de s’interroger sur ce qui serait susceptible d’être vendu à un consommateur ni même à un être humain mais d’explorer cette dimension troublante des compatibilités intensives entre matière humaine, végétale, minérale, animale, etc. « Faire du chiffre » si l’on veut sauf qu’il ne s’agit pas de celui du prix de revient mais de cette production continue d’émissions de données intensives dans laquelle finalement consiste la totalité de l’univers.
Cette perspective ne ferait plus droit à la valeur d’estime mais si nous réfléchissons, nous percevons que c’est précisément cette valeur d’estime qui en plaçant au premier rang la valeur socialement connotée de l’objet installe au second plan la notion de cycle de vie. Il ne serait pas du tout question de supprimer ce code des apriori  sociaux sur la valeur des objets au profit d’une espèce de « pure réalité » de la chose, mais plus subtilement de remplacer un code par un autre car c’est finalement bien de cela dont il est question dans la vie biologique de nos cellules : la séquence de notre code génétique ne cesse d’entrer en contact avec d’autres cellules dotés d’un autre code. Se produisent alors à l’échelle microbiologique des opérations de décodage et de recodage : nous décodons la séquence des autres cellules et entrons avec elles dans de nouvelles compositions codées. Vivre, c’est « reconnaître et composer ». C’est là le fond cellulaire de justesse de ce qui est « bon pour nous », soit le bon arrangement, la bonne composition laquelle dépend de la bonne reconnaissance de séquence, de la même façon qu’un logiciel reconnaît le document envoyé par mail sur mon ordinateur et peut l’ouvrir, c’est-à-dire l’intégrer à l’ordinateur. Un organisme vivant est comme un ordinateur bombardé constamment par une avalanche de fichiers envoyés. Le logiciel utilisé pour décoder le code du document fatigue à la longue et cela s’appelle la vieillesse, mais nous ne cessons pas de commettre l’erreur anticipée d’ouvrir ce que nous n’avons pas encore décoder et cela pour des raisons qui finalement sont liées à la valeur d’estime du produit. Les codes de reconnaissance sociale interfèrent sur les codes de reconnaissance biologique. Dans le « vivre ensemble » de nos sociétés circulent des dynamiques « antibiotiques » au sens propre et c’est alors que prend tout son sens un design qui, faisant droit au cycle de vie de l’objet, pousserait sa démarche jusqu’à la considération de cet ensemble qu’est le « cycle de vie de la vie », soit la possibilité de maintenir les hommes dans l’efficience du bon fonctionnement de leur organisme, lequel réside dans la reconnaissance et la recomposition de séquences codées  accordées.
Nous touchons là au fond biologique de nos goûts, de nos addictions, de nos « j’aime et j’aime pas ». De deux choses l’une : soit nous nous laissons dicter nos inclinations par ce qu’il est de bon ton d’avoir à tel moment de l’évolution des mentalités et dans cette optique le « j’aime et j’aime pas » sera falsifié, parasité par des modes d’engouement collectif, soit nous percevons vraiment des affinités avec des couleurs, des matières, des températures, de gradients de densité, etc. C’est là l’indice que la composition moléculaire est bonne, que l’échange d’informations entre votre corps et la séquence d’émissions intensives de « l’objet » peut être prolifique, c’est-à-dire susciter à son tour la production de nouvelles informations. Il est impossible à une personne : le designer, de concevoir les séquences de données intensives susceptibles de donner lieu à de bons arrangements, à de bonnes séquences codées pour tout le monde puisque qu’il est ici question de la séquence de notre code ADN, laquelle est unique, mais il ne lui est pas interdit de se laisser guider par la sienne. Le terme de créateur reprend ici ses droits de façon écrasante dans la mesure où, accédant à ce niveau de lucidité qui échappe à la plupart des gens à l’égard de ce mouvement de décryptage et de composition de codes que constitue la vie, il lui sera impossible de créer autre chose que « du nouveau ». La vie est une incroyable machine à faire toujours du neuf avec du vieux, c’est-à-dire à composer continûment de nouvelles séquences d’émissions intensives avec d’anciennes combinaisons, le paradoxe troublant dans l’ignorance duquel nous vivons tous peu ou prou réside dans le fait que notre organisme ne peut « se maintenir comme vivant » ailleurs que dans l’efficience en acte de ce travail de retraitement. Il revient donc au concepteur de se faire suffisamment silencieux dans sa prétention à l’innovation pour laisser peu à peu affleurer de ce que sous tend le fait même de son existence comme « organisme » : l’œuvre incessante et inédite de recomposition du vivant par le vivant. Il lui appartient de parvenir à l’intelligence cellulaire de son expérience de « vivant ».