1) Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ?
Toute œuvre d’art se manifeste à nous comme une séquence d’impressions troubles et pas ordinaires. Dans la continuité des sons identifiables et communs qui constitue la trame habituelle de notre quotidien, une œuvre musicale marque le temps d’une suspension, d’une exception. Ces notes ne s’intègrent pas dans le fond sonore des bruits de moteurs ou d’appareils, des éclats de voix ou des paroles des autres. C’est comme si elles attiraient notre attention sur une qualité propre du son que nous n’avons pas l’habitude de relever parce que nous ne prêtons consciemment attention qu’aux tonalités manifestant une occupation humaine identifiable. Ce que Mozart, Pierre Boulez, Philipp Glass ou, plus proche de nous Radiohead ont capté dans la matière sonore, c’est ce qu’elle peut faire par elle-même et non ce que nous lui imposons pour nous-mêmes, pour nous divertir. Les chanteurs et chanteuses de « variétés » exercent une profession tout à fait honorable et digne d’intérêt mais ils ne sont appelés « artistes » qu’improprement de ce point de vue car ils ne révèlent rien mais suivent le goût d’un public. Tout artiste authentique crée des séquences d’impressions étonnantes et inattendues parce que le rapport entre le créateur et les forces sur lesquelles il agit n’est pas conditionné par un projet d’utilité commune humaine. J’entends le bruit d’une voiture, d’une imprimante, les paroles d’un ami qui me parlent : tout cela s’intègre dans la normalité d’un sens qui ne m’échappe pas. Les affaires humaines suivent leur cours.
Mais voilà que résonnent les premières notes du Requiem des Morts de Mozart, par exemple, et un trouble s’impose avant même que se pose la question (finalement complètement hors jeu) de savoir si « c’est beau » ou pas, car je ne peux pas classer cet ensemble de perceptions auditives dans le courant d’une humanité qui suit son cours. Ces tonalités se contentent d’être là maintenant alors que les paroles de mon ami attendent une réponse, que les sons des voitures et de l’imprimante manifestent en arrière fond la rumeur d’un progrès humain qui déjà confusément porte en elle la promesse de nouveaux sons à venir, produits par les moyens de locomotion du futur. Mais le son révélé par la musique de Mozart ne contient aucunement en lui la promesse d’autres musiques, elle est presque « tragiquement » autosuffisante. Elle se contente d’être là. Elle sature le champ de mon audition d’une qualité de sonorité incroyablement « pleine » parce qu’elle ne dénature l’effectivité pure et simple de la présence sonore de la dérobade d’aucun échappement « ultérieur », d’aucune visée rentable, d’aucun avenir (mais une musique sans avenir est une musique de devenir). Le son n’est plus le pur prétexte à ce qu’il y ait des bruits humains, c’est l’activité de l’homme au contraire qui dans l’art musical se réduit à célébrer, dans la pratique du plus extrême dépouillement possible, qu’il y ait du « son ».
Le célèbre « boléro » de Ravel nous en donne un très bon exemple car c’est la même phrase musicale qui inlassablement, du début à la fin, est répétée mais à chaque reprise avec des instruments différents comme si la musique n’était finalement aucunement une affaire de composition. Peu à peu, dans la succession de la même séquence, le fond monte en puissance. Voilà ce que ce que donne cette séquence avec de la clarinette, avec la flûte traversière, avec le hautbois, avec le saxophone. Au gré des différents instruments à vent utilisés le fond de percussion sonore change, prend plus ou moins d’amplitude mais moins parce que ce serait écrit dans la composition que parce que cela est rendu nécessaire par la tonalité même du son rendu par la dominante de l’instrument à vent. La musique ne se déploie plus selon un axe linéaire horizontal, mais les phases se superposent les unes aux autres comme par le jeu de sédimentation et de plissement de couches géologiques. La musique se développe au gré de ce que des glissements d’amplitudes sonores la font insensiblement devenir. Ce n’est pas à ce que l’inventivité musicale d’un homme peut produire comme notes que nous sommes confrontés mais à tout ce que la force sonore peut par elle-même charrier de courants et de flux de magnitudes tonales.
Contrairement à ce que pense la majorité des gens, l’artiste ne crée que dans la mesure où il n’invente rien par lui-même, où il ne rajoute rien à l’efficience d’un dynamisme des forces toujours préexistant. Il suffit pour s’en convaincre de penser à la différence de rapport à la matière première entre un artisan et un sculpteur ou un plasticien. Le menuisier ne se confronte au bois qu’avec l’idée préconçue d’en extraire une chaise ou une commode. Il n’est pas question d’exprimer la forme que la consistance du bois peut par elle-même rendre possible. Le sculpteur a peut-être aussi une idée de ce qu’il veut faire du marbre ou de l’argile qu’il va modeler mais il va néanmoins composer avec les qualités et les courants qu’une certaine épaisseur va lui opposer dans l’instant même du modelage, et, de toute façon, ce n’est pas au projet d’une utilisation, d’un usage exclusivement humain qu’il va soumettre la matière première. Il n’est d’ailleurs aucunement question de la soumettre mais seulement de la capter, de la rendre tangible.
« L’art, dit Paul Klee, ne reproduit pas le visible, il rend visible. » Reprenant cette citation, Deleuze la complète : « La musique doit rendre sonores des forces insonores et la peinture visibles, des forces invisibles. N’est-ce pas le génie de Cézanne, d’avoir subordonné tous les moyens de la peinture à cette tâche : rendre visible la force de plissement des montagnes, la force de germination de la pomme, la force thermique d’un paysage ? » Il n’est donc question dans l’art que de rendre effectives des forces qui avaient cessé de l’être pour nous, mais quelle est donc la nature de ce voile qui finalement ne cesse de les dissimuler à notre perception ? Faut-il être aveugle pour ne pas constater qu’il y a continuellement dans l’univers, donc aussi dans notre environnement le plus quotidien une efficience de la lumière, du son, de la gravitation, de la chaleur, etc ? C’est qu’il existe dans notre façon de percevoir les choses et dans notre aptitude à nous entourer presque exclusivement d’objets fabriqués qui ne sont tournés que vers des objectifs fonctionnels humains, une tentative aussi inconsciente que paniquée de nous dissimuler à nous-mêmes l’évidence d’un monde simplement présent, seulement fondé sur la donne de sa plasticité immédiate. Ce n’est pas que l’artiste se creuse le cerveau pour nous faire éprouver des agencements de couleurs, de sons ou d’images incompréhensibles, c’est qu’ils nous semblent incompréhensibles parce qu’ils ne font que manifester l’infiniment proche, le « juste là », le plus naïvement « immédiat ». C’est aussi parce qu’ils nous font faire l’expérience de ce que nous ne voulons pas reconnaître.
On pourrait rendre compte de ce malentendu continuel sur la nature authentique de l’art par une image : représentons nous l’humanité comme une colonie de puces sur le dos d’un tigre. Il est nécessaire aux puces de se faire croire les unes aux autres qu’elles vivent en sécurité dans un milieu fait pour les puces. Mais voilà que certaines d’entre elles plus lucides perçoivent très clairement les mouvements de l’échine du tigre et manifestent cette attention de la seule façon possible : en s’exerçant directement sur eux, en révélant par différentes stimulations la vérité simple de la situation. Les autres puces, saisissent sans se l’avouer à elles-mêmes, la justesse de cette position mais elles préfèrent les entourer soit de toutes les marques de la vénération et occultent ainsi le fait que l’artiste ne donne à percevoir que l’évidence la plus immédiate d’un monde présent, soit le discrédite en l’enfermant et en l’étiquetant comme dément. L’essentiel est de marginaliser l’artiste, de le présenter à la foule comme n’étant pas « Monsieur tout le monde ». « Ne croyez pas ce qu’il dit, il n’a pas toute sa tête. C’est très beau ce qu’il fait mais vraiment on ne voit pas où il va chercher tout ça ! » Il s’agit d’ancrer dans l’esprit de la majorité l’idée selon laquelle l’art se définit comme sophistication, complexification gratuite du réel alors que la vérité tient dans le fait qu’il s’agit, au contraire, d’un raffinement, c’est-à-dire d’un processus de purification, de raréfaction par le biais duquel il n’est question que de revenir à l’élément chimiquement pur et simplifié de la présence. On accrédite dans l’esprit de la population des puces la représentation d’un artiste génial composant son œuvre au fil des arcanes d’une maîtrise mystérieuse, secrète et surtout « à clefs » pour éviter que toutes les puces ne paniquent devant l’évidence attestée par les œuvres qu’elles sont bel et bien placées dans cette situation tangente qu’est l’échine d’un tigre traversée de soubresauts dont aucun ne garantit qu’elles lui survivront.
Toute d’œuvre d’art s’impose donc à nous de façon « cryptée » mais on pourrait dire que ce cryptage vient moins d’elle ou de son créateur que de nous, de cette modalité d’existence cryptée dans laquelle réside essentiellement le mode de vie humain. Le brouillage vient de ce que nous sommes une société de puces soucieuse d’intégrer l’œuvre qui gratte l’échine du tigre à un système de références de puces. Toute œuvre d’art consiste à révéler ce fond d’efficience littérale, physique et inhumaine (non pas au sens de cruelle mais de brute, de présence pure et simple, non « trafiquée », sans additifs) de la vie. Nous pouvons toujours surimposer à des jeux de lumière des filtres d’interprétation et de découpage de silhouettes imposés par notre langage en disant qu’un arbre est un arbre, que La Joconde est une femme, que la montagne Sainte Victoire est une montagne, nous n’en serons pas moins confrontés devant ces œuvres à des compositions de flux colorés, comme s’il ne s’agissait ni plus ni moins que de rappeler aux hommes ce que voir « physiquement » est, soit être dans la lumière. Un musicien nous rappelle à l’efficience du son, un cinéaste à celle de l’image, un statuaire à l’épaisseur plastique de la présence.
On pourrait dire de toute œuvre qu’elle est barbare, au sens étymologique du terme : ce terme vient des grecs dénommant ainsi les peuples ne parlant pas leur langue et ne s’exprimant selon eux que par des borborygmes primitifs. Cette barbarie tient à sa nature fondamentalement « primitive » : le boléro de Ravel consiste à tisser un filet dans lequel il s’agit simplement de capter des forces sonores, Cézanne ne peint que les puissances de maturation des fruits et de sédimentation de la roche. Mais comment expliquer, si cette perspective de l’œuvre est juste, que ces œuvres soient aussi « travaillées ». Si le brouillage de l’œuvre vient finalement davantage de nous que d’elle, comment comprendre qu’elle soit l’objet d’un effort de construction aussi long, investi voire savant ? La réponse ne peut se concevoir qu’à partir du moment où l’on réalise qu’il n’est finalement question dans toute œuvre que d’activer un processus de déconstruction par le biais duquel, dans la peinture par exemple, ce n’est jamais un motif qui est peint mais c’est simplement de la visibilité sobrement ramenée à ses conditions d’apparition, de même, ce n’est pas tant de la musique qui est composée que du bruit qui est réduit à sa condition d’émergence sonore. Les artistes essaient de faire réaliser à une humanité blasée par les avancées technologiques le miracle de cette effectivité toujours déjà donnée d’une plasticité sonore, visuelle, tangible, imageante. C’est cette matière même que nous évitons la plupart du temps sans même nous en rendre compte parce que nous la traversons de la nécessité « d’aller de l’avant ». Nous ne percevons pas l’évidence première de l’échine du tigre parce que nous sommes trop exclusivement soucieux de nous constituer un monde de puces et c’est la raison pour laquelle nous nous construisons des instruments sonores, optiques, haptiques de plus en plus perfectionnés, lesquels nous conforte à la fois dans l’idée le monde n’est pas tant à éprouver qu’à être « optimisé » et dans la certitude d’un avenir de puces, comme si le dynamisme véritable n’était pas toujours déjà et seulement dans ce giron des forces à l’intérieur duquel la vie ne cesse d’improviser chaque instant « donné ». C’est exactement dans cette improvisation que réside authentiquement le cryptage (les cathédrales de Rouen de Monet).
Ce n’est pas parce que l’artiste est original, ou bien parce qu’il a une idée hors du commun qu’il fait son œuvre mais au contraire parce qu’il est assez « terre à terre », assez matérialiste et, en un sens, « limité » qu’il ramène tout à des questions de plasticité et voit ce que nous nous faisons une profession d’êtres civilisés, embarqués dans un destin et un progrès humains, de ne pas voir, soit qu’il n’y a que des moments uniques tissés dans l’entrecroisement de forces physiques toujours imprévisibles. L’univers est un ouvrage d’une richesse dynamique inouïe, exclusivement tissé de points singuliers et remarquables. Ce n’est pas par son esprit d’innovation qu’il nous émerveille mais au contraire par son aptitude à manifester une lucidité attentive et passive à l’égard d’une puissance innovante donnée sur les ailes de laquelle il se laisse porter. Devant les montagnes de la Sainte Victoire peintes par Cézanne, on réalise qu’il n’est pas question de voir le modèle d’abord pour peindre la toile ensuite, mais de voir la toile pour saisir ce que c’est pour une montagne que de s’incarner dans la chair d’une visibilité donnée. Je perçois alors ce festoiement coloré dans l’effervescence duquel nous ne sommes plus confrontés à des pins ou à du calcaire ou à du ciel, de la végétation, etc. mais seulement à des fluctuations de lumière. Ce n’est pas par esprit de contradiction que le peintre ne peint jamais des « choses » mais parce qu’il n’y a dans la réalité jamais des choses mais seulement des inflexions de tonalités dans la lumière. Ce que nous mettons sur le compte de son génie personnel tient en réalité dans un génie impersonnel, dans un processus d’épuration au gré duquel il n’est question pour lui que de se tenir à hauteur physique du physique, de voir la matière la plus simple et la plus dépouillée du visible, d’entendre le fil ténu du sonore, bref de voir « le premier matin du monde », « l’aube » d’une réalité que nous avons été conditionnés à éviter de façon à nous entendre sur un point du jour exclusivement humain dissimulant ce fond inhumain de toute existence vraie.
Il existe, bien sur, des œuvres tellement contextualisées dans des évènements humains qu’il semble difficile de les lire à partir de cette définition de l’œuvre. Le couronnement de Napoléon par David est une œuvre de propagande dont il est impossible de dire que son auteur ait « voulu » en elle célébrer ce premier contact avec le monde mais, à aucun moment il n’a été précisé que cette définition de l’œuvre supposait l’intention de son créateur. Si le couronnement de Napoléon est une œuvre, on pourrait presque dire que c’est malgré son auteur, lequel n’a probablement souhaité qu’immortaliser le moment de gloire de son héros. Mais si l’on regarde la toile avec attention, on perçoit bien qu’il y est avant tout question de mises en espace de personnages et d’accessoires de sacralisation, de jeux de lumière et d’ombre par le biais desquels certains aspects sont soulignés et d’autres atténués, d’attitudes physiques de corps qui, bien qu’historiquement célèbres, sont ici réduits à des mouvements de toile et à des gestuelles actives ou contemplatives. Cela a beau être Napoléon et Joséphine, il faut bien que la découpe d’un coude jaillisse des soieries pour porter la couronne et qu’elle le soit de façon hautement désacralisée, ou plus encore désanthropocentrée. David peut bien détourner la physique des forces de façon à ce que les rayons du soleil éclairent exactement les personnages principaux de la scène comme si le soleil se soumettait aux usages définis par la hiérarchie impériale, c’est dans et par des fluctuations de lumière que cette scène « est » parce que son modèle ne fut pas autrement et que c’est exactement dans cet effet de révélation d’un fond physique aux évènements humains que tient la dimension artistique de ce tableau. C’est aussi en lui que réside le statut d’artiste de son auteur parce qu’il fallait l’attention exacerbée d’un homme pour ne pas se laisser étourdir par tous les accessoires de la célébration historique et relever dans l’événement tous les ressorts presque imperceptibles de son effectuation dans l’épaisseur d’une visibilité.