samedi 28 avril 2012

"Connais-toi toi-même" à l'ère du numérique (2)


2 – Le numérique et la connaissance de soi

Mais d’abord quelle est exactement la nature de ce bouleversement ? En premier lieu, je souhaiterai pointer du doigt une nuance de termes par rapport à la question de l’initiative de l’échange. Dans la vie courante, vous « lancez » une conversation, vous tendez la main à quelqu’un, vous entrez dans une boutique, mais dans tous ces cas de figure, vous faites advenir quelque chose qui n’aurait pas vu le jour sans vous : une tractation, un dialogue, une rencontre. Mais dans toutes les modalités de communication par le numérique, vous surfez sur le net, vous naviguez sur la toile, vous vous insinuez dans un réseau, bref vous ne déclenchez pas la procédure d’un échange, vous vous insérez dans le tissu extrêmement dense d’un échange perpétuel qui existait avant vous et existera après. Vous profitez de l’impulsion d’un flux d’échange d’informations en vous laissant porter par sa vague mais vous ne pouvez plus avoir la prétention de créer le mouvement. Même quand nous créons un blog, nous participons, en le faisant, à ce que l’on pourrait appeler le phénomène global d’une écriture bloggeuse où chacun accepte d’être seulement l’une des infimes variables d’une incroyable production de « données de soi » en ligne. Peut-être essayez-vous vraiment de vous connaître vous-mêmes en construisant un agencement d’images, de textes, de photos qui vous correspondent mais vous le faites sur le fond d’un flux continu de constitutions parallèles de soi entreprises par d’autres sur le net qui finit par composer une espèce de cacophonie informative dans laquelle la question « qui ? » perd beaucoup de son sens. En d’autres termes, on participe au travail de connaissance intime de soi de tout le monde. Il est absolument impossible de se constituer là comme un « dedans » parce que la modalité même d’expression choisie est déjà du « dehors », c’est-à-dire de la publication à flux tendu sur une place publique énorme, illimitée où tout est potentiellement consultable, à tout moment, de tout le monde.
Cela nous met sur la piste d’une seconde caractéristique tout à fait essentielle : il y a dans le numérique quelque chose qui nous empêche absolument d’y être nous-mêmes sans être en même temps personne et d’y être personne sans être repérable en tant que nous mêmes. En effet, l’une des caractéristiques les plus fascinantes des réseaux sociaux et des forums en ligne c’est d’illustrer une réalité dont certaines expressions faisaient déjà signe alors même qu’ils n’existaient pas encore. Les jugements et commentaires qui circulent dans les réseaux numériques, c’est ce qui donne un vrai contenu au terme « courante » dans l’expression « opinion courante ». Nous bénéficions d’une sorte de modélisation en temps réel de ce qui bouge dans l’opinion, de ce qui ne cesse d’interagir en elle pour la constituer, à cette nuance prés qu’il n’est pas vraiment possible de prendre de la distance pour en évaluer la tendance, le mouvement d’ensemble parce qu’il ne cesse jamais de s’alimenter de nouvelles données. C’est comme un fleuve immense et débordant de cette globalité qu’est le « tout » de ce que « tout le monde en pense » qui se déverse sur la toile en continu. Par conséquent, personne ne peut y dire « je » sans participer d’un « on ». Il y a dans la pensée transitant par le numérique ce fond d’anonymat qu’est la constitution d’un « on pense » d’aujourd’hui ou d’un « tout le monde en parle ». Aussi originale que soit notre remarque, aussi personnelle que soit notre prise de position, elles ne se différencie pas de celles des autres sur la toile, elle « s’y indifférencient ».  C’est comme prendre l’autoroute vers le Sud et contribuer au mouvement global de Paris à Marseille. Il semble donc évident que si, par se connaître soi-même, on entend se définir comme personnalité distincte, le réseau numérique apparaît comme le milieu le moins propice à la reconnaissance de soi qu’on puisse concevoir.
Mais si l’on ne peut pas être soi sans être personne sur le web, on ne peut pas non plus y être personne sans être repérable en tant que soi. Il y a quelque chose de la modalité d’échange d’informations en quoi il consiste qui fait du numérique une redoutable machine de traçabilité. Il est très intéressant de remarquer que les instruments même que nous gratifions de ce bénéfice de nous rendre plus libres de nos mouvements sont ceux-là mêmes par lesquels nous nous livrons pieds et poings liés à la surveillance d’une société de contrôle. Les cartes bleues, les appels de portable, les connexions par internet constituent les moyens les plus efficaces de savoir où se trouve une personne et ce qu’elle est en train de faire ou d’être. Il n’est pas complètement stupide de regarder votre ordinateur branché sur le net comme ce témoin silencieux qui enregistre tout et qui pourrait un jour plaider en votre défaveur. Bien sûr, il existe une commission « informatique et liberté » censé protéger le citoyen contre les abus de ce pouvoir de surveillance mais elle est marquée par l’effet de limitation propre à toute restriction de droit sur ce qu’une technologie rend possible en fait. Récemment le « Patriot Act » aux Etats-Unis, en rendant légales les écoutes téléphoniques de tout citoyen suspecté de connivence avec des terroristes, nous rappelle que toutes nos transmissions sont potentiellement enregistrées. Si donc nous ne sommes pas repérable en tant que singularité, que pensée personnelle, nous le sommes en tant que donnée chiffrée évoluant sur le fond de données toujours chiffrables.
Mais alors que suis-je en tant que surfeur sur le net ? Je suis la variable décodable d’une équation codée à une inconnue. Rien ne circule sur le net autrement qu’en tant que production et reconnaissance de codes, comme si tous ces mots, toutes ces images, toutes ces données ne pouvaient apparaître sur nos écrans qu’au terme de tout un processus de compatibilité entre des formules chiffrées. C’est en ce sens que l’on peut se considérer, en tant qu’utilisateur, comme « masqué », protégé par l’anonymat du chiffre, mais en même temps, c’est paradoxalement cet anonymat là qui nous rend si facilement identifiable. On n’y est pas « quelqu’un », en ce sens que notre contribution au réseau se réduit à des échanges entre des suites. Bref dans le numérique, on est un numéro et c’est dans ce statut qu’en fin de compte, nous déclinons de nouvelles modalités de rapport avec les autres et avec nous-mêmes.
Notre efficience de chiffre nous permet de faire des expérimentations identitaires que l’on aurait peut-être tort de qualifier tout de suite de « mensongères ». Elles consisteraient plutôt à jouer de la forme d’anonymat que notre existence numérique nous permet de revêtir : « et si moi qui suis laid, je devenais beau, et si moi qui suis un homme je devenais une femme, et si moi qui suis sinistre, je devenais drôle, et si moi qui suis solitaire, je m’entourais de tout un cercle d’amis ? »  jusqu’à ce que nous découvrions que cette identité que nous pensions fixe, inamovible, cadenassée par des qualificatifs et des étiquettes indétachables, constitue finalement un matériau d’expérimentation, une pâte à modeler que je peux informer à ma guise et jeter dans une arène sociale virtuelle dans laquelle elle va encore subir des mutations au fil de rencontre avec d’autres chiffres se livrant sur eux-mêmes aux mêmes expérimentations que moi. Ce que le numérique change donc à l’identité c’est la possibilité de passer d’un tout donné, constitué à l’infini d’un « tout devenir » constituable. Je ne suis plus limité par ce que je suis, je fais l’expérience d’être « moi » dans le travail trouble et continu d’expérimentation de tous les profils dont je tisse la texture sur la toile. Le fait d’exister se détache de la contrainte d’être un moi pour devenir la puissance en exercice d’explorer la multiplicité d’être autre, tout autre
Une grande quantité de maximes du bon sens populaire sont ainsi atomisées, invalidées par l’émergence du numérique. « on est comme on est, on peut pas se refaire », « chassez le naturel, il revient au galop », « ça je ne peux pas le vivre à ta place », etc. Si ! Contre tous ces préjugés, le numérique constitue une plate forme d’échanges à laquelle, en un sens, on ne peut pas s’intégrer sans se vivre comme ce matériau anonyme, fluctuant, mutant, indéterminé, ouvert à tout parce que non repérable comme nom (du moins pas tout de suite), comme apparence physique, profession, milieu social, genre, etc. Le numérique, c’est donc la possibilité offerte par des processus de compatibilité de suites chiffrées d’une fabrique stylistique de soi.
Il est clair que ce n’est pas forcément sa face la plus visible et quiconque visite certains forums, certains commentaires de l’actualité ou autres plate-forme d’échanges peut percevoir le net comme le prétexte à l’exposition des points de vue les plus racistes, les plus homophobes, les plus sexistes, autrement dit les plus figés, les plus enracinés dans un marécage d’idées reçues, énoncées avec aplomb comme des vérités indépassables. Mais c’est justement sur ce point que se fait la différence d’utilisation du numérique entre le défouloir et la fabrique stylistique de soi. Cette nouvelle modalité d’échange creuse encore le fossé entre deux conceptions opposées de l’identité : celle qui consiste à tenir que nous sommes seulement ce que nous avons été et celle qui tient que nous consistons dans ce que nous sommes en train de devenir. Dans le dialogue Phèdre de Platon, Socrate dit : « Je m’examine moi-même, et je cherche à savoir si je suis un monstre plus entortillé et plus fumeux que Typhon, ou un animal plus doux et plus simple qui tient de la nature une part de lumière et de divinité. » On perçoit bien que pour Socrate, on n’en a jamais vraiment fini avec la tâche de savoir qui l’on est, et il ne serait pas complètement absurde de recomposer cette citation à la lumière actuelle du numérique en se demandant dans quelle mesure il ne consiste pas à nous faire passer par l’épreuve rendue possible d’être un monstre, une espèce de sphinx avec un corps de lion, des ailes d’oiseau, une tête de femme en vue de saisir cet animal plus doux qui, aux prises avec l’expérience d’être un monstre, désignerait, comme la manifestation la moins faussée du fait d’être nous-mêmes, ce jeu de rôles, de séquences stylistiques insistantes et comme ritualisées.
Mais on peut aussi considérer que notre identité est figée, que nous sommes ce que nous sommes et vivre alors se réduira dans une incessante défense de soi, de ses valeurs, de ses a priori, de ses caractéristiques de classe sociale dans une sorte de camp retranché n’aspirant qu’à condamner et exclure tout corps étranger. L’absurdité d’une telle attitude réside dans le fait qu’elle est tellement obsédée par sa défense qu’elle ne s’aperçoit pas qu’il n’y a rien à défendre parce que ce n’est pas elle-même qu’elle protège mais une image sur laquelle elle se braque pour ne pas avoir remarqué ces processus constants de conditionnements familiaux, sociaux, idéologiques qui s’empressent de donner une certaine coloration à notre « moi », histoire de dissimuler le scandale de son absence. La vérité, en effet, c’est qu’il n’y a pas de « moi » mais juste des façons d’être, des styles d’existence, des manières différentes d’aborder cette grande affaire que l’on ne peut pas contourner : « exister ». La vérité, c’est que l’on n’est pas quelqu’un mais juste la production d’un certain effort pour être « maintenant » (Spinoza).
Or, on peut soit utiliser cette plate-forme d’échanges anonymes que rend possible le numérique pour s’enferrer dans l’illusion d’une identité fixe, auquel cas le net ne sera appréhendé qu’en tant que « déversoir à flux continu d’idées reçues et souvent nauséabondes », soit comme l’instrument idéal d’un investissement plus affûté dans la production anonyme de cet effort pour être maintenant, effort qui, n’étant plus soumis à identification, pourra jouir d’un effet de « démultiplication », de la même façon qu’une bombe à fragmentation éclate et se disperse, sans pour autant cesser d’être elle-même, puisque c’est justement en cela qu’elle consiste. En ce sens, et sans jeu de mots, on ne peut que s’éclater sur la toile, y disperser les flux multiples et continus d’une identité toujours à faire parce que l’on aura enfin accédé à cette vérité qu’à aucun moment de sa vie on est vraiment quelqu’un et tant mieux ! 
« Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien » disait Socrate mais il suggérait ainsi qu’il y a toujours quelque chose dans le fait de se savoir ignorant dont on perd le bénéfice quand on se prend pour un savant, et c’est aussi de cela dont il est question dans le fait de se prendre pour quelqu’un. Ce que je sais de moi c’est qu’il n’y a rien dans tout ce fatras d’informations, dans ce « tout à trac » de données dont je pourrai me définir comme le spécialiste, a fortiori le propriétaire ou le titulaire nominatif. L’anonymat du numérique peut nous donner la possibilité de découvrir en nous ce point de vulnérabilité qui est aussi un point de fuite par le biais duquel tous nos faux savoirs se dégonflent parce que nous réalisons, une fois détaché de nos repères familiaux, sociaux ou professionnels, que rien ne nous donne la garantie d’un « avenir ». Il n’existe, en effet, pas une seule microparticule de connaissance, de prévision, ou de programme qui puisse nous donner l’assurance d’un instant encore à vivre après celui-là, et je ne parle pas seulement de notre mort personnelle mais aussi de la structure même du temps et de l’efficience d’un univers à venir. Nous n’existons vraiment que dans la réalisation de cette fragilité là et le fait pour nous d’être dégagé de l’obligation de nous comporter de façon conforme à notre nom, notre naissance, notre appartenance à tel milieu social ou bande de copains nous permet d’approcher de plus prés  de la conscience intensive d’un tel présent. « Connais-toi toi-même », cela veut surtout dire « reconnais-toi maintenant », « ne tourne pas le dos à la chance que t’offre le présent de t’y incarner comme une présence » parce que rien d’autre ne nous est offert que cela et les gens qui ne cessent  d’évoquer ce qu’ils ont fait dans leur passé ou ce qu’ils feront dans  leur futur ne sont pas de vrais vivants mais des petits vivants qui, à force d’économiser sur leur temps de vie ne vivent pas.
Pour le dire en d’autres termes, il y a dans le numérique un véritable étalonnage des conditions données pour tenter l’aventure de l’existence avec justesse, avec une exactitude neutre, c’est-à-dire sans nom à couvrir de gloire, de renommée, de reconnaissance, et c’est bien, d’une certaine manière, à partir de cette neutralité là que Socrate renvoie aux faux savants le reflet illusoire de leur image. Ne te prends pas pour quelqu’un, expérimente la joie de te multiplier dans le présent anonyme et foisonnant de n’être personne . Il est certain qu’on peut à juste raison objecter que ce que l’on vit dans Face Book c’est tout le contraire de cette neutralité. Ce petit jeu d’étiquettes, de genres et d’images de soi qui nous fait constamment passer les uns à côté des autres dans la vie sociale réelle, c’est ce que nous retrouvons, décuplée par la possibilité ouverte de la dissimulation de son apparence physique, ou de son vrai nom, dans la vie sociale virtuelle. Cette remarque est juste, imparable mais on peut néanmoins lui opposer qu’elle cible là une certaine utilisation du numérique et aucunement ce qui constitue le propre du numérique, soit l’échange d’informations par séquences codales chiffrées. Ce que Face Book nous donne à voir, c’est l’utilisation actuelle et globale par une mentalité sociale donnée d’un instrument dépassant complètement, par ses possibilités, le cadre exclusif de cette tendance, laquelle renvoie aux facteurs sociologiques de l’époque et aucunement à la nature de son support.
Le problème de nos relations avec les autres, c’est que nous voulons tellement nous imposer à eux comme des « dedans », comme des « quelqu’un », comme des intériorités définies fermées sur elles-mêmes que nous ne prenons jamais le risque de nous ouvrir au dehors. C’est exactement cela que Socrate a combattu aussi à sa manière en essayant de convaincre ses concitoyens que la fermeture de nos connaissances en ensemble clos assignables à des spécialistes était non seulement fausse mais ruineuse pour son supposé propriétaire. La vérité de soi, c’est l’exposition au dehors, par laquelle justement on réalise qu’on ne consiste pas dans un « soi ». La plupart d’entre nous ont tellement peur de ce dehors qu’ils ne communiquent que par le biais d’échanges d’images codées lesquelles constituent aussi des clichés. Ce n’est plus de la rencontre, c’est du travail de reconnaissance et de classement dans des images claniques stéréotypées. Se faire des relations, c’est jouer au jeu des sept familles, dans la famille des gothiques, je demande le fils, dans la famille des jeunes cadres dynamiques, je demande le père, etc. Or, il y a dans le fait que ces codes d’images échangées sont des stéréotypes quelque chose qui empêche celui que je suis en train de devenir de voir le jour parce que ce jeu de clichés renvoie nécessairement à des références anciennes, normatives, figées, prédéfinies.

3 – Le rapport du numérique au biologique : vivre est un échange d’informations codées

Il est évident que l’on peut utiliser le numérique comme le support  de cette mystification sur le fond de laquelle finalement notre société se constitue mais le numérique, lui, fonctionne comme un échange de codes qui ne sont pas faits d’images, de clichés, mais de chiffres. Cela signifie donc que son travail incessant de production et de reconnaissance de séquences s’effectue, non seulement sans jugement, mais surtout sans autre norme que celle de la conformité à la suite numérique enregistrée. En d’autres termes, la norme de certification par laquelle un code est reconnu suit l’infini des possibilités combinatoires des codes chiffrés et non la rigidité des codes idéologiques ou sociaux en vigueur à tel moment dans la société. Si rien n’est plus figé, arrêté, que ce jeu subtil de reconnaissance de code agissant dans la société en fonction de l’image de soi projetée, rien n’est plus ouvert et fluctuant que celui du numérique en tant qu’il s’effectue sur la base d’un langage infini de suites numériques possibles. On peut se faire une idée de cette infinité quand, se pesant sur sa balance, on réalise que le cadran est limité et que si l’on avait un instrument d’évaluation plus perfectionné avec un cadran illimité, on atteindrait des unités de mesure tellement précises qu’on finirait peut-être par voire figurer sur l’écran l’infime variation du poids que l’on est en train de perdre ou de prendre en direct.
Les codes de clichés que nous échangeons dans la société ne peuvent se concevoir qu’en termes d’intégration ou d’exclusion alors que les codes de chiffres s’échangeant par le numérique procèdent sur la base de variable dans la suite numérique. Si ces deux processus fonctionnent tous les deux par identification, c’est, pour la vie en société réelle par le biais d’une identification par le genre, la norme assignable alors que pour le numérique, nous avons affaire à une identification par la variable. Dans les règles de grammaire il y a de l’invariable, dans le numérique, il n’y a que de la variable, ce qui rend sa dimension ouverte au contraire de l’orthographe, soit à tous les mouvements d’hybridation graphique que l’on peut voir fleurir sur le net dés qu’on est un peu attentif à ce qui s’y passe vraiment.
En d’autres termes, le principe qui régit les procédures de reconnaissance à l’œuvre dans notre vie sociale réelle est celui du « être ou ne pas être des nôtres » alors que celui qui œuvre dans le numérique est toujours celui du « plus ou moins » et c’est d’ailleurs exactement la raison qui explique que le net soit une dimension par rapport à laquelle le droit a toujours un temps de retard. Il est facile de désigner du doigt celui qui ne suit pas les règles quand celles-ci sont fondées sur des normes impératives, traductibles dans les termes génériques d’une loi mais celui qui joue sur les limites fluctuantes de normes de reconnaissance chiffrées ouvertes sur un infini de possibilités combinatoires est, d’une part, beaucoup moins repérable et d’autre part, moins identifiable en tant que délinquant.
Si la loi est obligée de faire jurisprudence dans de nombreuses affaires de délit informatique, c’est parce qu’il y a dans le numérique quelque chose d’existentiellement, de fondamentalement « jurisprudentiel », pénalement inédit, et ce quelque chose a à voir avec ce que l’on pourrait appeler la réponse à la question : « combien ? », c’est-à-dire avec le quantique. Le code pénal et le code social sont déstabilisés, emportés par la lame de fond du code numérique. Imaginons que l’on ne nous demande plus « qui nous sommes » mais « de combien nous sommes ? » et nous pourrons nous faire une juste idée du bouleversement que le numérique est en train de causer au « connais-toi toi-même ! »
Or il se trouve que cette question n’est pas sans faire écho à une conception tout-à-fait nouvelle de la solitude et de la rencontre que l’on retrouve dans la philosophie de Gilles Deleuze. Selon lui, nous n’existons vraiment qu’au sein de solitudes peuplées de rencontres. Vous n’avez jamais rencontré Mozart, ou Radiohead puis vous écoutez un jour telle ou telle de leurs compositions et vous êtes littéralement subjugué par un surcroît d’existence qui vous vient d’une rencontre avec une musique mais cela peut-être aussi un tableau, un film, une écriture, brefs des intensités envoyées vers vous par des foyers d’émission. Le numérique, parce qu’il consiste dans ce processus continu de reconnaissance de séquences chiffrées, constitue un support probablement incomparable de diffusion de ces intensités là, intensités troublantes dans la mesure où elles brouillent complètement nos codes habituels de reconnaissance de nous-mêmes en tant que « quelqu’un ». Nous nous sentons débordés par un flux d’identités ingérables, foisonnantes, dans lesquelles se mêlent les créations d’autres personnes sans que nous discernions clairement ce qui vient de nous et ce qui vient d’elles. C’est exactement ce processus que Deleuze appelle « peupler sa solitude ». Le numérique contient ce potentiel d’effacement des lignes de partage entre les individus au profit d’une redistribution identitaire s’effectuant au gré des intensités.
Pour expliquer en profondeur la nature de ce potentiel, il faudrait probablement se poser tout net la question de savoir pourquoi il y a des chiffres. Comment cette idée est-elle venue aux hommes ? Or peut-être ne peut-on concevoir de meilleure réponse que celle de ce pléonasme inversé selon lequel l’existence du chiffre vient de la puissance de chiffrer l’existence, ce qui signifie que celle-ci ne vient pas à nous comme un tout « pré-composé » mais comme une somme de variations intensives lesquelles constituent finalement déjà du chiffre. Ce qui du numérique bouleverse le jeu d’images de la reconnaissance sociale, c’est précisément le fait d’être ainsi en prise avec ce grand dehors qu’est l’existence perçue comme somme de variables intensives, composition et décomposition à l’infini de nouvelles séquences chiffrées.
Or tous les  bio-généticiens nous disent précisément que la vie, dans son acception biologique, organique, procède exactement comme cela, c’est-à-dire par ce processus de composition et de déchiffrage de séquences de code d’acide  désoxyribonucléique c’est-à-dire d’ADN et alors tout s’éclaire : si le numérique bouleverse les codes de reconnaissance sociaux, c’est parce qu’il est en rapport avec le processus même du vivant alors que ces petits jeux d’identification par l’image auxquels nous nous prêtons si complaisamment n’ont aucun rapport avec elle, ce qui revient à dire qu’ils sont mortifères, non pas seulement du temps perdu, passé à ne rien faire, mais du temps mort passé à ne pas vivre. Le numérique déborde déjà du cadre de l’utilisation que les réseaux sociaux en font parce qu’il est, dans sa structure même, en contact avec les processus d’agencement les plus profonds de la vie, ce qui signifie que les désirs des utilisateurs de s’y constituer des « moi » comme des cellules compactes et closes sur elles-mêmes sont déjà lettre morte, voués à l’échec, tout simplement parce que, pour reprendre dans un autre sens, ce terme de cellules, ce ne sont pas les cellules qui font les échanges mais les échanges qui font les cellules et que rien dans l’univers ne se constitue autrement que sur la base de ce processus de production et de reconnaissance de codes. Le philosophe Leibniz a écrit que « l’homme vit dans un monde où rien n’est comme une île dans la mer ». Nous retrouvons bien ici ce caractère commun du numérique et du « connais toi toi-même » : l’expérience d’un grand « dehors ».
Mais il convient ici de détailler l’analyse. Peut-être certains d’entre vous ont-ils entendu parler de ce que l’on appelle les maladies auto-immunes comme la sclérose en plaques. Ces pathologies reposent sur le fait les cellules organiques de notre corps ne reconnaissent pas d’autres cellules qui pourtant appartiennent aussi à ce corps et qu’elles se comportent à leur égard comme si elles étaient étrangères en les combattant. Notre équilibre physique repose donc sur des échanges d’informations de nos cellules qui se déroulent au fil d’un travail de reconnaissance de séquences codées. Il se produit constamment certaines erreurs de reconnaissance mais elles sont généralement compensées, la maladie auto-immune apparaît lorsque un certain seuil d’erreurs de reconnaissance est dépassé. On peut utiliser ici une image dont la comparaison va peut-être plus loin qu’il y paraît. Si l’un de vos amis vous envoie par mail un document que votre ordinateur ne parvient pas à ouvrir, c’est que vous ne disposez pas du bon logiciel pour lire le code dans lequel est écrit le document. Imaginons maintenant que vous disposiez du bon logiciel mais que celui-ci ait de plus en plus de peine à reconnaître le code des documents envoyés peut-être parce qu’il y en a trop « pour lui », et vous aurez une idée exacte de ce qui constitue organiquement une maladie auto-immune.
Or des bio-généticiens ont récemment émis l’hypothèse que les maladies auto-immunes résident dans des processus de vieillissement précoces de nos cellules, c’est-à-dire que la dégénérescence cellulaire à laquelle nous sommes tous soumis tiendrait à notre incapacité graduelle de tenir le seuil d’erreurs de reconnaissance de codes accepté. Si vous êtes devant moi aujourd’hui, jeunes et en pleine santé, c’est parce que les logiciels de vos corps parviennent sans problème à décrypter le code de tous les documents qu’on leur envoie. Vieillir c’est crouler sous le poids de données informatives dans le flux desquelles on ne parvient plus à mener à bien le processus de reconnaissance et de composition de nouvelles séquences codées.
Le fond de pertinence insoupçonnable du « connais-toi toi-même » de Socrate, c’est qu’il décrit à la perfection le fonctionnement de toute intelligence cellulaire du vivant. C’est comme ça que la vie dure. Nous vivons en perpétuel danger de non reconnaissance parce que nous sommes comme la boîte mail d’un ordinateur bombardé de messages et de documents mais, si nous « tenons », c’est parce que nous disposons de logiciels performants capables d’en déchiffrer les codes. Nous sommes informés numériquement dans les deux sens du terme, c’est-à-dire que nous sommes renseignés selon une modalité numérique mais nous sommes aussi organiquement constitués dans du numérique c’est-à-dire dans un « tissu » d’échanges d’informations codés. Le tissu se déchire quand nous ne sommes plus aptes à nous connaître nous-mêmes, c’est-à-dire à reconnaître les séquences avec lesquelles nous pouvons constituer de bons agencements. On ne se connaît soi-même que par l’aptitude à constituer du « notre », et constituer sans cesse de nouvelles combinaisons de « notre », c’est vivre. Avoir un corps revient à être constamment traversé d’une multiplicité de flux d’informations génétiques, lesquels sont autant d’occasions de malentendus, de mésententes entre les données et les logiciels adaptés à la lecture de leur code, le bon fonctionnement de notre métabolisme réside dans notre aptitude numérique au déchiffrement et à la recomposition des séquences codées de nouvelles données informatives.
On ne peut pas s’empêcher d’être troublé à l’idée que ce que nous considérons aujourd’hui comme le secteur en pointe de nos connaissances, celui dans lequel nous voyons se constituer une nouvelle définition de la culture ne fait après tout que suivre le cours de la plus vieille et, en même temps de la toujours actuelle histoire du monde : celle du vivant, comme si le numérique  marquait, par le biais d’un processus interne de réalisation, la prise de conscience humaine d’une efficience biologique originelle, instante et universelle.

Conclusion

Le « connais-toi toi-même » ne s’est donc jamais mieux porté qu’à l’ère du  numérique parce que c’est grâce à elle que l’homme explore aujourd’hui avec un degré de justesse, de précision, et de lucidité inégalé le travail infini et constant de composition avec l’autre dans lequel seulement il consiste. Il faut croire au démon de Socrate, c’est-à-dire croire au génie improvisé de se composer soi-même tel que nous ne nous sommes jamais connus parce que c’est là que nous nous tenons au plus prés de ce que nous sommes vraiment : des inventeurs de codes, c’est-à-dire des émetteurs de signes de vie.

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