jeudi 19 avril 2012

"Faut-il attendre de l'Etat qu'il assure le bonheur des citoyens?" (3)


4) L’Etat, le sacrifice et l’apoptose (mort cellulaire programmée)
Pourtant la question se pose de savoir si cette universalisation dont, selon Kant, nous sommes tous porteurs, en tant qu’êtres humains, et dont l’Etat est l’opérateur a réellement besoin d’être concrétisée. Ne serait-elle pas déjà à l’œuvre, depuis toujours dans le « fait » même de notre existence ? En effet, Pour Kant, comme pour Hegel, l’Etat poursuit une finalité qui est bien supérieure à la seule sécurité des biens et de la personne des citoyens : « Si on confond l’Etat avec la société civile, nous dit Hegel,  et si on le destine à la protection de la propriété  et de la liberté personnelles, l’intérêt des individus  en tant que tels est le but suprême en vue duquel ils sont rassemblés et il en résulte qu’il est facultatif d’être membre d’un  Etat. Mais sa relation avec l’individu est tout autre : s’il est l’esprit objectif, alors l’individu lui-même n’a d’objectivité, de vérité et de moralité que s’il en est membre. L’association en tant que telle est elle-même le vrai contenu et le vrai but, et la destination des individus est de mener une vie collective ; et leur autre satisfaction, leur activité et les modalités de leur conduite ont cet acte substantiel et universel comme point de départ et comme résultat. »
Ce qui est en jeu dans notre statut de citoyen dépasse totalement du seul cadre de la défense de nos intérêts. Il s’agit, en quelque sorte, de devenir la vérité de ce que, déjà, nous sommes. L’état actualise la vérité de ce que tout homme se trouve être dés le départ, soit un être raisonnable. Par conséquent, il n’est pas question de pouvoir être citoyen « ou pas ». Nous avons le devoir de porter à son plein accomplissement « associatif » la disposition à la raison qui se trouve être, en nous, la vérité absolue de ce que nous sommes.
En effet, l’homme, selon Hegel, existe à la fois comme les choses de la nature mais « il existe aussi pour soi, se contemple, se pense et n’est esprit que par cette activité qui constitue un être pour soi. » Cette vérité de nous-mêmes dont l’Etat assure la perfectibilité et l’épanouissement réside toute entière dans le « pour soi ». Chacun de nous vit biologiquement « en soi », de façon immédiate et donnée et aussi consciemment « pour soi », de façon médiate et constructible. C’est cette seconde disposition qui, selon Hegel, nous distingue des animaux, constitue la vérité de ce que nous sommes en tant qu’hommes et c’est aussi celle dont l’Etat marque et conditionne le développement.
Finalement cette dissociation en l’homme de l’en soi et du pour soi recoupe la distinction que fait Hobbes entre le droit naturel et la loi naturelle à cette différence très importante prés que le « pour soi », contrairement à la loi naturelle se  caractérise par le détachement à l’égard de ce qui, en soi, est de l’ordre de la vie organique : " Se présenter soi-même, comme conscience de soi consiste à montrer (…) qu’on n’est pas attaché à la vie." L’Etat, pour Hegel, ne constitue, en aucune manière, l’instrument de la préservation et de la garantie de sécurité pour la vie de tous les citoyens, il décrit au contraire, le détachement de la conscience à l’égard de toute pression purement biologique du vivant. Il nous permet de nous désengager de ce fait brut, animal et physique d’exister pour accomplir notre nature universelle et construite d’esprit. A bien des égards, Hegel renoue ici avec une attitude qu’on pourrait dire ancrée, depuis Socrate, dans un certain « style » philosophique : celui de situer hiérarchiquement l’intégrité de l’esprit au-dessus de l’intégrité  du corps. De ce point de vue, c’est au nom d’une conception plus haute, plus exigeante de l’Etat que Socrate s’est vu condamné par les lois de « l’Etat » athénien, même si le terme est historiquement impropre puisque cette notion n’existait pas encore. Il y a dans cette attitude une noblesse, une gratuité, un désintéressement fondamental par le biais duquel l’être humain marque toute la supériorité qu’il accorde, avec raison, à se faire devenir esprit plutôt que de demeurer soumis aux seules nécessités du corps. Il est donc une essence sacrificielle fondamentale et universelle présente en l’homme dont l’Etat est à la fois la trace et la médiation. On mesure à quel point ce n’est pas de la mission de favoriser la joie de vivre pour le citoyen dont l’Etat se trouve être dépositaire mais bien au contraire de l’actualisation du risque qu’il prend de mourir, de la conscientisation (au sens de « se transformer en pure conscience) de son être.
Mais que devrions-nous déduire s’il apparaissait que cette disposition à prendre le risque de la mort ne se manifestait aucunement dans l’effort par le biais duquel notre conscience œuvre à se libérer de cet attachement biologique et aveugle de chacun de nous à son existence physique mais s’y trouvait déjà et depuis toujours contenue ? Que dire de l’efficience avérée d’un mouvement continu visant au cœur même de l’activité cellulaire du vivant à « se vouloir mort » ? Une telle observation ne manquerait pas de court-circuiter totalement la distinction Hégélienne du pour soi et de l’en soi en pointant l’existence dans « l’en soi » d’un processus dont le philosophe allemand fonde finalement la totalité de son système de le situer dans le « pour soi ». Or cette idée selon laquelle il y aurait dans l’activité cellulaire un travail propre du vivant oeuvrant à se constituer sur la base d’un détachement profond et continu à l’égard de la vie définit parfaitement la découverte que les biologistes John Kerr et Andrew Wylllie ont baptisée, en 1972, du terme d’origine grec d’ « apoptose », la mort cellulaire programmée.
L’apoptose se différencie de la nécrose, laquelle était considérée jusque là comme le seul modèle de mort cellulaire. Dans la nécrose, les cellules infectées explosent et libèrent hors d’elle des enzymes qui attaquent la membrane des cellules avoisinantes. C’est toujours de l’extérieur d’elles-mêmes que se déclenche la mort des cellules provoquant par la même des lésions dans l’organe ou le tissu affecté. Pourtant, les processus de mort cellulaire observables dans le développement de l’embryon  ne laissent apparaître aucune lésion. Contrairement à la nécrose, l’apoptose décrit un mécanisme d’autodestruction par le biais duquel c’est de l’intérieur d’elle-même que la cellule déclenche la procédure de sa disparition. Elle s’isole alors des autres cellules puis fragmente son noyau ainsi que la bibliothèque de ses gènes. On explique ainsi la disparition massive de cellules dans le travail par le biais duquel l’embryon sculpte ses organes sans provoquer de lésions. Cela signifie que l’embryon vit moins qu’il ne se constitue toujours sur le fil d’une mort agissante, comme la pièce travaillée par un ébéniste se forme peu à peu sur la vrille d’instruments de tournage sur bois.
Il semble difficile  de faire reposer l’existence et la dignité d’un travail continu et perfectible de conscientisation de l’être pour soi sur cet effort de détachement de l’homme de sa vie organique si le fonctionnement même de cette vie organique manifeste déjà l’existence d’une efficience suicidaire de nos cellules. Le sacrifice, ce n’est pas la manifestation par le biais de laquelle une conscience se saisit elle-même sur le fond d’un attachement organique à soi-même dont elle se distingue, c’est la base même du processus à l’œuvre dans le vivant. Il ne s’agit pas de trouver hors de soi des raisons de s’écarter de ce fond d’attachement à vivre qui nous immobiliserait mais plutôt de trouver hors de soi des raisons de résister à ce fond d’efficience cellulaire qui en nous se trouve toujours déjà prédisposé à se tuer. Quand nous nous blessons ou quand nous sommes malades, rien ne nous agresse « de l’extérieur », c’est plutôt l’accélération d’un mouvement toujours déjà à l’œuvre qui se produit. La vie organique n’est pas l’attachement aveugle et inconditionnel à l’acte de vivre mais le travail de précision de la réalisation mortelle la plus subtile possible. Exister, c’est réaliser sa mort, c’est-à-dire l’incarner, lui donner chair au sens le plus plastique de ce terme.
Si le sacrifice constitue la base et le fondement même de toute parcelle de vie, on mesure tout ce que l’Etat a de structurellement « second » en requérant du citoyen un travail d’abstraction, d’objectivation, d’universalisation qui, toujours déjà, œuvre dans le fond de sa réalité cellulaire. Nous n’avons pas à faire effort pour provoquer l’émergence d’un mode de vie désintéressé et gratuit qui pointerait vers la réalisation de l’esprit, nous n’avons qu’à laisser agir l’effectivité de cette « donne » sacrificielle sous l’effet de laquelle il apparaît d’autant plus évident que nous vivons pour rien que nous nous tuons toujours d’abord. Sous cet angle, l’Etat pourrait bien apparaître comme ce mensonge visant à extorquer aux hommes les bénéfices d’un mouvement de sacrifice de soi dont il conviendrait alors, pour lui, de voiler l’efficience primitive et biologique.
L’apoptose contredit la philosophie de Hegel sur deux points fondamentaux : en premier lieu, elle manifeste la présence de pour soi dans l’en soi. Se tuer n’est pas l’acte conscient d’un sujet qui « décide » de le faire, c’est le fond d’efficience cellulaire sur le mouvement duquel s’écoule l’existence de tout vivant. Se tuer n’est pas le fait d’une personne volontaire, elle est le fond dynamique et continu de la vie biologique. En second lieu, l’acte consistant à prendre le risque de la mort ne constitue pas la voie royale utilisée par l’homme pour accéder et se faire reconnaître par l’autre comme « conscience de soi ». Le désintéressement à l’égard de la vie définit paradoxalement la vie. Il n’est pas nécessaire de s’affirmer comme sujet conscient détaché du fait de vivre pour se faire reconnaître comme esprit parce que le sacrifice est toujours déjà consommé dans l’opacité primitive de nos vies cellulaires. Si c’est la marque du fait d’être un esprit que de prendre le risque de sa mort, alors l’esprit, c’est toujours déjà le corps, et le plus profond du fait d’être un corps. La noblesse du sacrifice de soi ne caractérise pas un sujet mais un verbe : « vivre ». Finalement l’homme est comme Hamlet dans la pièce de Shakespeare qui considère qu’être ou ne pas être est la question sans savoir qu’il s’interroge dans l’activité biologique et  inconsciente d’une existence qui « est » de ne pas être, c’est-à-dire qui se fait sur le fond du mouvement de se défaire. Hegel a manifesté une intelligence profonde de la contradiction mais, pour lui, c’est dans le déploiement même de l’histoire humaine que cette contradiction se réalise alors que la fusion biologique de l’en soi et du pour soi décrit dans l’intimité du vivant le fond toujours déjà réalisé de leur conciliation, car ce que manifeste l’apoptose au niveau cellulaire, c’est que l’esprit est toujours déjà dans la matière.
 Conclusion
Il n’existe pas de théorie philosophique de l’Etat qui puisse définir l’adhésion des citoyens à cette machine abstraite autrement que dans les termes d’une renonciation à la seule satisfaction de ses intérêts personnels au bénéfice d’un intérêt général. Que l’on considère cette renonciation comme le résultat d’une absolue contrainte comme Hobbes ou bien comme l’instrument d’une élévation par le biais de laquelle l’individu « effectue » son statut d’être libre, raisonnable et conscient comme Kant et Hegel, il s’agit toujours d’accomplir un effort dont la nature sacrificielle permet à l’homme d’améliorer sa condition, soit parce qu’il la « sécurise » (Hobbes), soit parce qu’il la « réalise » (Kant et surtout Hegel). Mais la découverte récente de l’apoptose bouleverse totalement l’articulation de ce rapport de l’individu à la vie sur lequel s’appuyaient toutes ces conceptions de l’Etat, tout simplement parce que le sacrifice n’apparaît plus comme l’effort produit par un individu pour la collectivité mais comme l’activité « donnée » sur le fond de laquelle s’effectue le développement de toute vie cellulaire. Il ne saurait plus être question dés lors d’attendre quoi que ce soit de l’Etat qui apparaît clairement comme la tentative de dissimulation de la réalité irrécusable dans laquelle nous consistons. Ce n’est pas que l’homme soit altruiste « naturellement », c’est plutôt qu’il ne saurait d’aucune façon se définir comme défenseur acharné de sa propre vie cellulairement. Toute institution prenant sur elle de garantir au citoyen la protection de sa vie ou d’autoriser le détachement de son être spirituel d’une vie biologique aveugle et intéressée ne saurait donc, à ce titre, se concevoir autrement que comme une imposture. Rien n’est à faire qui ne soit déjà fait. Il serait équivalent, en fait, d’affirmer qu’il n’y a rien à attendre de l’Etat et que tout est à attendre de l’Etat. La première proposition est vraie parce qu’il n’est rien de la réalisation de soi qu’effectue notre statut de citoyen qui ne soit, en fait, déjà accompli par l’intelligence désintéressée de notre vie cellulaire, mais la seconde l’est également dans la mesure où, pour la même raison, l’Etat nous fait un devoir de tendre vers cette réalisation de soi par le sacrifice en laquelle consiste l’efficience biologique de notre plasticité corporelle. L’Etat nous met donc en situation d’attendre le mouvement même sur la base duquel nous sommes toujours déjà préalablement « devenus ».

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