dimanche 8 avril 2012

"Toutes les civilisations se valent-elles?" (2)

2) Les trois attitudes
a) Le rejet
« L’attitude la plus ancienne, nous dit Claude Lévi-Strauss, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu’elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. « Habitudes de sauvages » « cela n’est pas de chez nous », « on ne devrait pas permettre ça », etc., autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion, en présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères. Ainsi l’antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbare ; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvage dans le même sens. Or derrière ces épithètes se dissimule un même jugement : il est probable que le mot barbare se réfère à la confusion et à l’inarticulation du chant des oiseaux, opposés à la valeur signifiante du langage humain ; et sauvage qui veut dire « de la forêt », évoque aussi un genre de vie animale, par opposition à la culture humaine. Dans les deux cas, on refuse d’admettre le fait même de la diversité culturelle ; on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme dans laquelle on vit. »
Reconnaître que notre comportement dans telle ou telle situation est exclusivement fondé sur une habitude que l’on a contractée ici et qui aurait été fondamentalement différente « là » marque déjà une capacité de distanciation à l’égard de sa culture qui ne constitue aucunement le premier réflexe humain. Nous ne sommes, en effet, rien d’autre que ce que l’on nous a appris à être et nous pouvons nous demander par quel coup de baguette magique nous aurions acquis les principes déterminant à l’égard d’une façon d’être, de penser et d’agir radicalement distincte de la notre une attitude « d’acceptation ». Que chacun de nous s’interroge à ce propos et il trouvera malheureusement  trace d’un « effort » ou de ce que l’on pourrait appeler une réaction construite mais sûrement pas spontanée à l’origine de notre acceptation des usages d’une autre culture. Reconnaître la légitimité d’autres coutumes revient à considérer que la totalité des acquisitions que nous avons faites par notre culture et dont nous pensions qu’elles étaient constitutives de notre statut d’être civilisé, non naturel, humain sont en réalité relatives à une situation particulière qui n’a pas l’exclusivité de la détermination de l’humain. Représentons-nous une civilisation qui vit à l’écart d’une autre et qui suit « sa » façon de se civiliser, c’est-à-dire de cultiver des façons d’êtres qui ne sont pas héritées de réflexes naturels. Mise au contact d’une autre culture, il semble assez logique qu’elle qualifie la différence de cultures comme étant en réalité la distinction entre une culture « avancée » et une attitude encore marquée par la nature, donc inférieure à la sienne. Toutes les civilisations ne se valent pas parce que les autres cultures que la notre ne sont pas tant des cultures que des façons d’être encore prises dans un terreau naturel, c’est du moins ce que nous pensons. Que l’on considère les différences d’appréciation entre les formes d’art de notre culture occidentale et celles que l’on découvre dans de nombreux pays africains, et nous réaliserons à quel point cette attitude que l’on peut qualifier de raciste et teintée d’esprit de discrimination est malheureusement aujourd’hui encore adoptée avec plus ou moins d’ostentation et de revendication par de nombreux intellectuels de notre continent.
Récemment encore, Le philosophe Luc Ferry a dit que le Don Giovanni de Mozart est supérieur aux tambourins des Nambikwaras, peuple indigène du Nord Ouest du Mato grosso, au Brésil. L’ethnologue Françoise Héritier lui répond que les Nambikwaras n’ont pas de tambourins et surtout que c’est exactement comme s’il comparait la musique de cour Chinoise avec la musique produite par les pipeaux de nos pâtres. Il ne nous viendrait pas à l’idée, à l’intérieur de notre culture, de placer sur une même échelle de valeur l’art de la composition de Mozart ou Beethoven et le son qu’il nous arrive de sortir d’une flûte ou d’une guitare « comme ça », juste pour passer le temps, pour entendre « le son que ça fait ». Les Nambikwaras ainsi que d’autres tribus n’ont pas la culture de la musique composée. La musique est sonore et non écrite. C’est à partir d’un critère de jugement faussé que Luc Ferry développe cette comparaison puisque il la pose à partir de ce présupposé selon lequel il n’est de musique que travaillée par et sur une partition. Peut-être objecterait-il alors que cette absence est précisément la marque d’une valeur inférieure, de la même façon qu’il affirme, dans la même déclaration, qu’on a le droit de préférer les civilisations lettrées aux civilisations sans écriture: « Au nom de quoi pourrait-on refuser à  quiconque le droit de préférer les traditions qui ont engendré une grande  littérature à celles qui commandent les sociétés sans écriture ? »
La question est ici mal posée : ce n’est pas d’un droit de préférence dont il est question mais d’une hiérarchisation éventuelle des civilisations en fonction de leur utilisation de l’écrit. Dans son livre : « Anthropologie structurale », Claude Lévi-Strauss évoque ces sociétés que l’on dit non civilisées, sans écriture : « Mais tous ces qualificatifs dissimulent une réalité positive : ces sociétés sont fondées sur des relations personnelles, sur des rapports concrets entre individus à un degré bien plus important que les autres…Or, à cet égard, ce sont les sociétés de l’homme moderne qui devraient plutôt être définies par un caractère privatif. Nos relations avec autrui ne sont plus que de façon occasionnelle et fragmentaire, fondées sur cette expérience globale, cette appréhension concrète d’un sujet par un autre. » Peut-être conviendrait-il de prolonger le sens des affirmations de Claude Lévi-Strauss afin d’en mesurer l’ampleur. L’écriture est, dans nos sociétés, comme ce fond d’écran duquel se détachent nos conversations orales. Nous n’abordons jamais une rencontre sans d’abord considérer que l’essentiel de cette mise en présence réside dans les paroles que nous allons échanger et ensuite que ces paroles elles-mêmes pourraient être consignées par écrit. L’oral est perçu comme une variation de l’écrit, variation dans laquelle entrent en jeu beaucoup d’accessoire, de secondaire, d’accidentel. Il suffit de penser au rôle qui lui est alloué au baccalauréat (second tour) pour réaliser parfaitement cet aspect. Si nous passons avec autant de facilité d’une conversation réelle à un échange de phrases sur Facebook ou sur un Texto, c’est bien parce qu’il va sans dire pour nous que les choses que nous avons à nous dire sont d’abord écrites.
Cela signifie que nous effectuons dans tous nos face à face physiques une étrange opération par le biais de laquelle nous la vivons avant même qu’elle se produise comme de « l’après » puisque nous partons du principe que ce qu’il s’y passera consistera dans ce qui sera dit et ce qui sera dit traductible en forme écrite. Si nous essayons de nous rendre attentifs à tous ces moments dans lesquels nous racontons après ce que nous avons dit à un tel ou un tel, nous réalisons qu’une mémoire écrite, un cahier imaginaire et intime ne cesse d’être à l’œuvre dans l’essentiel de nos journées et que sommeille en chacun de nous un scribe « fou » consignant sous la forme de ce que nous communiquerons plus tard à un proche le contenu de toutes nos expériences de la journée. Ce mécanisme fait de nous des êtres différés, incapables de vivre l’instant présent de la rencontre. Il n’est aucunement question ici de magnifier gratuitement le contact humain par opposition à l’inhumanité des modalités de communication indirecte. C’est plutôt aux déficiences d’un esprit d’observation paresseux et caricatural qu’il s’agit de s’attaquer car il est un nombre incroyable de données que nous nous interdisons de prendre en compte en adoptant un tel point de vue. Nous ne sommes jamais confrontés à la présence de quelqu’un sans avoir d’abord affaire aux tonalités d’une voix, aux vitesses de déplacement d’un regard, à tous les différents modes d’occupation d’un espace par un corps, de situation de ce corps par rapport au votre (ce que l’on appelle la proxémie). Les occidentaux ne vivent la rencontre qu’au travers de ce crible qu’est « la trace » : « Il est indispensable de se rendre compte que l’écriture a retiré à l’humanité quelque chose d’essentiel, en même temps qu’elle lui apportait tant de bienfaits. » dit encore Claude Lévi-Strauss, mais en quoi consiste exactement ce « quelque chose d’essentiel » ?
Dans ce que l’on pourrait appeler « les tropismes de la mise en présence ». Par ce terme emprunté à un roman de Nathalie Sarraute, il convient d’entendre ces stimulations, ces variantes presque indétectables d’une situation, d’une rencontre qui pourtant en font complètement varier le cours au gré de leurs modulations. En physiologie, le tropisme désigne la réaction d’orientation d’un organisme à une anisotropie du milieu (l’anisotropie est définie par les variations d’aspect d’une surface en fonction de l’angle et de la direction du regard – Certains écrans d’ordinateurs sont anisotropes quand leur rayonnement est changeant selon la direction du regard qui le fixe). Dans l’une de ses œuvres : « Pour un oui, pour un non. », Nathalie Sarraute décrit la rupture d’une amitié causée par une simple inflexion de tonalité dans une phrase, juste le temps d’une suspension entre « c’est bien… et ça ». Il y a dans nos échanges, dans la réalité physique de nos face à face une matière infiniment plus riche, plus délicate, plus subtile et plus vraie que les mots que nous prononçons. Pourtant cette matière est condamnée par ce fond de « conscience écrivante » qui fait partie intégrante de notre civilisation occidentale à ne constituer que le décor, l’agrément de l’essentiel de la rencontre qui se trouvera résumer à bon droit dans le terme de « conversation ». Nous partons tellement du seul principe selon lequel nous avons des choses à nous dire que nous ne prêtons pas attention à tous ces flux de stimulations sur la base desquels nous commençons toujours par nous rencontrer et il se pourrait bien finalement que quantité de mouvements, d’affinités ou, au contraire, d’incompatibilités se jouent toujours déjà à ce niveau caché, sous-jacent, inconscient pour la plupart d’entre nous des tropismes de l’entrevue.
Il n’est pas question d’opposer à Monsieur Luc Ferry la supériorité des traditions fondées sur l’oralité. Il s’agit plutôt de revenir de cette mauvaise façon dont ce problème a été soulevé : on ne saurait en aucune manière contester le droit d’une personne de préférer les coutumes qui ont créé une grande littérature, mais il importe simplement de lui donner les moyens de réaliser sur quel fond s’établit cette préférence. Considérer qu’une civilisation de l’écriture vaut mieux qu’une civilisation illettrée repose sur cette idée selon laquelle l’écriture est digne de figurer à titre de critère du jugement d’évaluation des cultures, or cette idée vient d’une civilisation de l’écrit. Nous avons cent fois raison d’aimer les chefs d’œuvre de notre littérature mais cet engouement ne saurait en aucune façon dépasser de ce cadre qu’est celui de notre attachement à notre culture écrite. Il est compréhensible que nous ayons beaucoup plus de difficultés à apprécier les rites et les œuvres de cultures orales parce que leurs modalités de production et de présence supposent un fond d’habitudes et de traditions infiniment et séculairement différentes des nôtres mais on a du mal à saisir le fond de pertinence de toute déclaration marquant ici l’efficience d’un jugement de valeur.
b) L’ethnologie
 L’attitude que l’on pourrait qualifier d’ethnologique consiste à se réaliser comme étranger à soi-même. Ce que j’ai toujours cru aller de soi pourrait plutôt être considéré comme « allant de l’autre », c’est-à-dire de cette civilisation qui n’a été mienne que « par hasard », accidentellement pourrait-on dire, et qui a exercé à mon égard le même travail de conditionnement que celui qu’elle a opéré pour tous ceux qui composent avec moi une civilisation. Cela ne signifie pas que je rejette les valeurs qui m’ont élevées mais je les situe à leur juste place : toutes les civilisations décrivent des processus d’embrigadement des êtres humains derrière des valeurs, des règles, des conceptions du monde et de la vie, des modalités de représentation de l’existence. Ce que je fais « comme ça » en tant qu’occidental est vécu « comme ça » pour les orientaux et cette distinction fait signe d’une différence très profonde d’ancrage dans deux « terreaux culturels » très distants et intéressants parce que révélateurs du fait qu’être homme ne désigne d’aucune façon un comportement unifiable et déterminable.
 Cette posture est à la fois fascinante et difficile : fascinante parce qu’être humain nous apparaît comme un processus d’éclatement, de dispersion d’arts de vivre dont chacun s’efforce de maintenir un logique fédératrice de regroupement, d’intégration et de conquête mais par là même d’exclusion de tout ce qui ne suit pas l’ordre systématique de ses valeurs. Elle est difficile dans la mesure où l’on peut se demander en tant que quoi nous l’adoptons. Que nous puissions voir la mécanique de conditionnement de toutes les civilisations à l’œuvre dans tous les groupes humains suppose que nous soyons capable de nous en extraire. Si être homme implique nécessairement l’imposition culturelle d’une certaine manière de voir, comment pourrais-je voir objectivement à l’œuvre les ressorts de cette imposition sans être homme donc moi aussi pris dans cette mécanique que j’observe en tant qu’étranger. Il s’agit donc pour l’ethnologue d’être à la fois le produit de sa civilisation puisque on ne voit pas comment il pourrait en être autrement et spectateur détaché de tous ces processus d’imprégnation par le biais desquels tous les hommes sont conditionnés par leur immersion dans une civilisation donnée.
En d’autres termes, cette proposition selon laquelle le fait d’être homme se divise en une diversité de façons de l’être, comment pourrions-nous la tenir sans la contredire, c’est-à-dire sans l’émettre à partir de la vision unifiante d’un certain point de vue prétendant valoir universellement. S’il existe une diversité des façons d’être homme, on ne pourra pas la relever autrement qu’avec les termes de sa langue par le biais de quoi c’est dans les instruments fournis par le fait d’une immersion dans une certaine civilisation qu’on réalise la pluralité du phénomène humain. Si l’homme est réellement pluriel, que peut-on en « dire »  qui soit susceptible de valoir universellement et « unanimement » pour lui ? Y’a-t-il encore du sens à parler de « l’homme » ? Y-a-t-il quelque chose à dire d’un phénomène indéfinissable parce qu’impossible à constituer comme unité ?
Il y a quelque chose de l’ethnologie qui semble contrarier la philosophie dans la double prétention de cette dernière à émettre un discours vrai et à se donner comme objet l’être humain car s’il n’est de vérité que référentielle à un certain système de règles et de normes, aucune civilisation ne peut à juste raison assumer la charge de dire à elle seule la vérité pour toutes les autres, de la même façon aucune ne peut entreprendre de dire ce que l’homme est sans nécessairement énoncer des formulations que ne vaudront qu’à l’intérieur de son propre système de références. S’il n’existe que des cultures, alors la notion même de vérité perd tout son sens ainsi que le concept d’humanité. Le terme de culture a, en effet, trois sens. Il désigne le niveau de connaissances générales d’un individu, sa capacité d’assimilation des références historiques, artistiques, scientifiques, religieuses, philosophiques autour desquelles l’humanité a constitué un savoir. Il définit également l’ensemble des valeurs, des usages, des habitudes, des rites qui structurent un ou plusieurs pays. C’est un sens assez proche de celui de « civilisation ». Puis la culture prend sens de s’opposer à la nature. L’homme est un être de culture en ce sens qu’il n’est rien en lui qui soit strictement naturel, donné, instinctif. Tout ce qui le constitue est le produit d’un apprentissage, d’un conditionnement, de son immersion dans un milieu humain donné. L’être humain n’est que ce que son entourage communautaire humain le fait être. A un conditionnement naturel donné il substitue un conditionnement culturel construit. C’est aussi en ce sens que l’on parle de culture. L’homme est le résultat d’un processus d’acquisition et non l’aboutissement naturel d’un développement inné.
Or, si les deux premiers sens sont avérés et indiscutables, le troisième est plus problématique. On pourrait même dire qu’il y a quelque chose de l’implication authentique du second sens qui contrarie quelque peu l’existence du troisième car s’il n’y a que « des cultures », il devient difficile, voire impossible de discerner un sens global du mot culture, un détachement universel, conjoint, progressant dans une seule et même direction de l’être humain. S’intéresser vraiment à la diversité du phénomène humain, c’est constater qu’il existe des sociétés (de moins en moins à cause de la mondialisation) dans lesquelles il n’y a pas d’histoire, pas de culte du progrès scientifique ou technologique, pas d’écriture, pas d’état ou de structure hiérarchique, politique. Il existe donc une multiplicité des façons de faire groupe chez les hommes mais la notion même d’évolution globale du genre humain perd alors tout son sens. Il n’est plus aussi évident d’affirmer que l’humanité accomplit « un destin ». On ne voit plus à quoi rime l’émergence de l’humanité, son détachement à l’égard des lois de la nature, son aptitude à se créer son propre monde avec ses règles, ses normes, sa propre évolution.
A ce titre, il serait très intéressant d’interroger les liens entre l’humanité, le libéralisme économique, le progrès et le mondialisme. Quand on voit au Brésil à quel point la déforestation aboutit à désorganiser des sociétés tribales amazoniennes, la plupart d’entre nous sommes partagés entre deux sentiments contradictoires : le premier est ethnologique et consiste à regretter vivement que la culture « humaine » s’appauvrisse absurdement elle-même en faisant ainsi disparaître un art d’être homme particulier, comme si le patrimoine « humain » de l’humanité ne cessait de se réduire en imposant partout une seule et même façon d’être homme. Mais d’un autre côté, certains d’entre nous seraient tentés d’affirmer qu’on leur apporte les acquis de « la » civilisation, que nous les intégrons à l’édification d’un « nous humains » qui ne peut conduire qu’à plus d’épanouissement, plus de liberté, plus de bonheur et de réalisation de soi étant entendu qu’il existe finalement un dessein commun par le biais duquel quelque chose de l’humanité aspire par le progrès à se réaliser elle-même.
Ainsi par exemple, nous sommes convaincus de leur apporter les bienfaits de la médecine, persuadés que nous sommes que notre médecine occidentale est incroyablement plus efficace que les croyances de leurs sorciers parce que « la » science nous a donné une connaissance incroyablement plus « avancée » du corps humain que ne peuvent le faire leurs rituels de guérison. En-deçà de notre indignation à l’égard de la pure et simple destruction d’un peuple se situe un fond de certitude bien ancré selon lequel notre civilisation s’est donnée les moyens de promouvoir un progrès universel définissant pour tous les hommes les normes d’un bien-être général à partir d’une connaissance globale et scientifique du phénomène humain et de son milieu. La possibilité selon laquelle nos valeurs, nos habitudes, nos institutions, nos présupposés idéologiques et religieux (la propriété, le sédentarisme, la monogamie, etc.) ont influencé également les avancées scientifiques que nous avons accompli ne nous vient pas vraiment à l’esprit parce que nous sommes sûrs d’avoir réalisé avec la science des avancées objectives, neutres et universelles du fait qu’un corps humain est le même partout.
Mais qu’est-ce qu’un corps si ce n’est ce « crible » au travers duquel nous nous sentons exister, crible changeant selon la culture à laquelle nous appartenons ? Autant la médecine occidentale s’appuie globalement sur une anatomie « organistique » selon laquelle le corps est composé d’éléments décomposables, autant la médecine orientale le conçoit comme un croisement de flux d’énergies. Ces différences d’orientation ne font pas seulement varier les traitements et les médications mais ils définissent aussi des modalités d’adhésion au traitement. Il n’est pas facile de dissocier le médicament du crédit dont il va jouir de la part du patient. Il existe, sans discussion possible, un effet « placebo » dont il importe de tenir compte dans l’efficacité d’un médicament. Ce qui pose finalement problème n’est pas tant la variété des cultures que le modèle « universalisant » de la culture occidentale, c’est-à-dire la forme même au travers de laquelle notre culture a défini et posé ses cadres de pensée et de représentation.
c) Un ethnocentrisme inconscient et argumenté
Dans le film « Apocalypse Now » de Francis Ford Coppola, le colonel Kurtz raconte au capitaine Willard l’expérience qui l’a probablement fait définitivement sombré dans la folie. Assurant des campagnes de vaccination dans les villages vietnamiens, il fut contraint de revenir dans l’un d’entre eux un jour après avoir « immunisé » les enfants. Sa troupe découvrit, médusée, un monticule de petits bras. Les Viet Kong étaient passés après les soldats américains et avaient coupé les membres sur lesquels le vaccin avait été appliqué. Il s’agit d’un film et ce fait n’est probablement pas historique mais il décrit parfaitement d’une part l’hostilité d’une population opprimée à l’égard de tout produit issu de la culture de l’envahisseur et d’autre part la naïveté de celui-ci qui attend des autochtones qu’ils acceptent comme une thérapeutique efficace une pratique de soins étrangères, venue de nulle part, ne correspondant par aucun biais aux représentations du corps que leur culture, bien moins primitive que ne le pensait probablement la plupart des soldats américains, a forgé depuis une époque bien plus éloignée que celle à laquelle remonte la fondation de l’Amérique. Le colonel Kurtz explique que cet épisode fut pour lui comme une révélation, « comme une balle de cristal pur l’atteignant en plein front ». C’est probablement une façon pour le réalisateur de suggérer que l’on est ici confronté à l’effectivité d’un non-sens absolu, de ces moments où émergent dans notre monde rangé, clair (la guerre comme opposition entre deux camps) des blocs de chaos, d’absurdité pure, ce en quoi la guerre, en profondeur, consiste. Voulant apporter le bien, la guérison, le progrès dans un village, ils ont sans le savoir condamné les enfants immunisés à l’amputation.
Comment pourrions-nous qualifier cette attitude qui revient moins à ignorer les différences de culture qu’à les traverser du préjugé inconscient selon lequel il va de soi que notre culture est plus proche que les autres de l’objectivité scientifique de ce qu’un corps est (la science), de la détermination philosophique de ce que la liberté a à être (les droits de l’homme), de ce en quoi un régime politique juste et équitable consiste (la démocratie) ? Nous sommes en mesure de lui donner deux noms : l’occident d’abord, un ethnocentrisme inconscient et argumenté ensuite.
Il semble étrange que l’on puisse argumenter ce dont on n’a pas conscience, mais c’est peut-être parce que l’argumentation constitue elle-même une technique de pensée moins universelle que culturelle, inscrite dans nos habitudes européennes à partir de l’antiquité grecque. Nous sommes pourtant convaincus que cette technique, par sa rigueur et son aspiration à valoir indépendamment des lieux et des personnes, nous permet de découvrir des « vérités », des propositions universelles, et ce n’est pas faux, à moins de considérer l’héliocentrisme comme un préjugé de la culture occidentale, ce qui semble aussi difficile que franchement absurde. Nous atteignons ici le point culminant du « Non » : comment défendre l’idée que toutes les cultures se valent puisque, de fait, certaines découvrent des vérités sur notre monde dont d’autres ne se soucient d’aucune manière ? Ne sommes-nous donc pas légitimés à considérer que notre science vaut plus que toutes les croyances, les cosmogonies mythologiques ou les sagesses des autres civilisations ?
La civilisation occidentale a créé un certain type de « savoir » doté d’une rigueur mathématique, d’une performance technologique et d’un esprit d’innovation incomparable qui s’appelle la science. Ce terme vient du latin « scio » qui signifie « savoir ». De fait, il est un certain nombre de choses que nous savons par opposition à certains peuples primitifs qui se contentent de croire. Notre rapport au monde est donc celui de la certitude et non celui de la croyance. Je sais que ce stylo qui glisse vers le rebord de la table va tomber parce que je sais que les lois de la gravitation existent (pourtant le stylo n’est pas encore tombé. Être scientifique, c’est développer un type de rapport prédictif à l’imminence de l’instant à venir : tout ne peut pas arriver parce qu’il existe des rapport de causalité inscrits dans la matière même de l’univers). Il existe pourtant une expérience scientifique qui remet en question cette notion de certitude et nous interroge sur la question du rapport entre la nature de la réalité observée et les présupposés sur lesquels se fondent nos expérimentations. Cette expérience dont le protocole fut conçu par Young en 1801 (pour la lumière) se donne comme objectif de savoir si la nature des particules est ondulatoire ou corpusculaire.
Si l’on bombarde un mur percé de deux fentes de billes de plomb en fermant l’une d’abord, la fente A puis ensuite l’autre, la B et enfin en laissant ouvertes les deux brèches. Derrière les fentes des petits casiers recueillent les billes qui sont passées par les ouvertures. Nous constatons d’abord que A et B ouvertes = A ouverte seulement + B ouverte seulement. Si maintenant nous faisons la même expérience avec des vagues (de nature ondulatoire), nous plaçons derrière les deux ouvertures des bouées capables d’enregistrer les mouvements à la surface de l’eau, nous percevrons que l’opération valant avec les billes de plomb n’est plus correcte parce que le mouvement diffusé vers la digue percée de deux ouvertures va se scinder en deux trains de vagues distincts qui vont interférer l’un sur l’autre de telle sorte que A ouvert + B ouvert ne sera pas égal à A et B ouverts. Il est maintenant possible de tenter la même expérience avec des électrons. On utilise donc un canon à électrons que l’on braque vers le mur percé et l’on place derrière lui un détecteur recouvert d’un produit chimique blanchissant au contact de l’électron.
Dans un premier temps, on reconduit exactement l’expérience précédente sans savoir quand les deux fentes sont ouvertes quels sont les électrons qui passent par A et quels sont ceux qui passent par B. Dans un premier temps, nous voyons des tâches se former sur le détecteur, comme s’il s’agissait de corpuscules mais petit à petit se forment des franges d’interférence qui sembleraient plutôt accréditer la thèse ondulatoire. Pour trancher la question, on installe une source de lumière derrière le mur afin de savoir quels sont les électrons qui passe par A et quels sont ceux qui passent par B. On part donc du principe que les électrons sont des corpuscules. Or, contrairement à l’expérience précédente dans laquelle le passage des électrons n’était pas identifié A ou B, les électrons se répartissent exactement selon les mêmes modalités que les billes. Le résultat de l’expérience varie donc selon ses présupposés : si l’on part du principe que les électrons ont une modalité de propagation ondulatoire, l’expérience prouve qu’ils suivent bien ce mode de diffusion. Mais si l’on part du principe qu’ils sont des corpuscules, ils agissent comme s’ils étaient des corpuscules. Le résultat de l’expérience est conforme à ce que l’on se prépare à voir comme si la réalité nous mettait en face de cette donnée selon laquelle rien ne se produit qu’à partir de l‘hypothèse que le scientifique veut faire passer à l’épreuve du réel. L’expérience ne valide rien en fait ou l’on pourrait tout aussi bien dire qu’elle valide tout. Nous essayons de savoir laquelle des deux thèses est vraie, et l’expérience nous répond : « tout dépend de celle à laquelle tu crois en construisant ton expérience, Rien n’existe qu’à partir de ce qu’établissent les présupposés de ta croyance (une hypothèse n’est rien d’autre qu’une conjecture). Observons-nous jamais une autre réalité que celle que nous faisons apparaître au gré des hypothèses que nous croyons illusoirement et seulement faire valider par les faits ? Les conditions d’observation d’une réalité se révèlent dans cette expérience faire partie intégrante de cette réalité, comme si l’homme n’avait finalement jamais à faire avec autre chose que la projection de ses propres conjectures. Mais alors ce que nous appelons « savoir » ne consisterait-il pas dans des croyances cristallisées par des expériences. Ce que nous appelons « test » est-il autre chose qu’une croyance « réalisée » ?
La thèse selon laquelle toutes les civilisations ne se valent pas repose notamment sur la certitude que la science occidentale constitue un savoir qui « vaut mieux » que les croyances et les traditions ancestrales qui prévalent dans d’autres ethnies. Mais cette expérience est suffisamment troublante pour susciter en nous ce questionnement : notre « science » ne serait-elle pas, en réalité, un certain type, rationnel, prescriptif et prédictif de « croyance » ? N’est-ce pas d’ailleurs ce que le philosophe écossais Hume affirmait déjà dans son livre « Enquête sur l’entendement humain » ? L’argument selon lequel il resterait possible d’établir entre ces différentes types de croyances qui varient selon les cultures des différences de probabilité est tout-à-fait réfutable dans la mesure où ce que semble attester l’expérimentation, c’est que rien n’arrive de réel que dans le prolongement d’une croyance. Il n’existe pas « une » réalité mais plutôt une multiplicité de croyances, de modalités de contraction d’habitudes dont chacune crée « sa » réalité. Les civilisations ne définissent pas différentes façons de prendre la réalité mais de la constituer.
On peut bien dire que la science de « notre » civilisation a découvert que la terre tourne autour du soleil mais ce mouvement ne se conçoit que sur la base d’un référentiel valant dans le système solaire dont nous savons maintenant qu’il ne constitue que l’une des innombrables galaxies existantes dans un univers en perpétuelle expansion. Que nous bougions par rapport au soleil, c’est ce qu’il importe maintenant de référer au fait que l’univers « devient », que sa texture même est celle d’une plasticité dynamique. Or qu’est-ce qu’une vérité effective à partir d’un référentiel si ce n’est « un point de vue », une interprétation de l’univers à partir d’une conception limitée de l’univers, bref une croyance ? 

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