samedi 26 mai 2012

"Heat" de Michael Mann



A première vue, « Heat » pourrait simplement apparaître comme un thriller plutôt bien ficelé et doté d’un casting époustouflant (hormis les deux têtes d’affiche : Al Pacino et Robert De Niro, nous assistons aux premiers pas d’une adolescente promise à un bel avenir: Nathalie Portmann). Mais quelque chose d’autre participe au charme lancinant, presque hypnotique de ces images, quelque chose qui tient peut-être au caractère extrêmement sobre et épuré de l’action ainsi que des caractères des deux personnages principaux. Vincent Hanna, le policier et Neil Mac Caulay, le braqueur, se sont « trouvés » dans les deux sens du terme : d’abord parce qu’ils se sont croisés, ensuite parce que chacun d’eux, dans sa branche, est exactement « ce qu’il doit être » au regard de cette ligne de fuite qui nous fait, pour reprendre les termes de Friedrich Nietzsche, « devenir exactement ce que nous sommes. »
Neil Mac Caulay est un gangster perfectionniste, aussi infaillible que prudent. Il n’organise pas « ses coups » seulement pour l’argent ou pour faire grimper son taux d’adrénaline, il ne fait que suivre le mouvement d’une « configuration d’existence » dans laquelle il se sait consister. Cette ligne de fuite au gré de laquelle évoluent les deux personnages principaux ne fait qu’une avec cette ligne de sobriété qui nous permet de ne jamais déborder d’un soupçon de honte ou de fierté du geste simple et « donné » que l’on se sait « devoir » faire et ce devoir n’a pas plus de rapport avec les impératifs de la loi ou de la morale qu’avec celui d’une pulsion animée par un intérêt égoïste. Chacun de nous « fait ce qu’il peut », comme dirait le sens commun sauf que justement ce n’est pas du tout dans cet esprit qu’il convient de prendre ici l’expression. Ce n’est pas que la vie nous gratifie d’une seule et unique « manière d’être », c’est plutôt qu’il n’y a rien d’autre à être que cet être que nous sommes « avant que nous nous posions la question ». Il faut être bien crédule pour envisager la possibilité d’insinuer à l’égard de ce que nous sommes l’espace d’une marge de manœuvre existentielle.
Vincent Hanna est un policier teigneux, dévoré par son métier, qui ne peut justifier ses retards et ses absences auprès de sa compagne que par cette formule qui en dit long : « je suis ce que je poursuis ». Comme Mac Caulay, sa vie ressemble à la trajectoire pure d’un projectile lancé. Il est une scène qui, tout en étant incluse dans le déroulement de l’intrigue la contient, la résume et constitue probablement le cœur de sa trame : Vincent Hanna arrête Mac Caulay sur l’autoroute et lui offre un café. Dans la neutralité de cet espace détaché du jeu du chat et de la souris auquel ils se livrent, se déploie avec simplicité un pur moment de vérité complice.
 Une certaine conception de l’amitié se dégage de cet échange. Qu’est-ce qu’un ami? Quelqu’un dont on partage les goûts, les hobbies, les idées ? Nullement, un ami est un effort vers la vie animé de « variables intensives » avec lesquelles nous entrons étrangement en résonance. Nous ne vivons pas nécessairement les mêmes choses mais nous nous chauffons du même bois, nous libérons des flux d’énergie vitale d’intensités compatibles, et que la distribution sociale des rôles nous ait finalement placés en situation de nous entretuer est finalement assez secondaire au regard de cet effet de polarisation : telle est la teneur même de leur conversation. Ces deux hommes qui finalement ne parviennent jamais à communiquer avec d’autres personnes expriment en quelques minutes « le fond de cette affaire » : le policier et le gangster ne défendent pas des options de vie opposées, nous sommes bien au-delà du bien et du mal, nous assistons à ce que Deleuze appelle une « rencontre ».
 Ecoutant un morceau de musique, il se peut que je rencontre le compositeur sans jamais me retrouver en face de lui. Une rencontre désigne le trouble et l’effet d’attraction magnétique que dispense un flux d’intensité vitale au détour d’une suite d’accords, d’une séquence gestuelle, d’une ébauche de traits graphiques, bref d’un « style » d’être. Il n’est nullement question de gagner un duel mais de créer un agencement, d’évoluer dans l’épaisseur d’un courant magnétique à l’intérieur duquel les gestes ont la beauté sobre et épurée d’une ligne de dessin japonais. De NIro et Pacino jouent cette scène avec une incroyable justesse, laquelle n’est pas sans éclairer le secret de leur talent d’acteurs : deux blocs hermétiques d’ « énergie rentrée », compacte, dense et lisse libèrent devant la caméra le charme écrasant de leur présence exacte, simple. Il s’agit de saturer le champ de vision du spectateur d’un « être là » aussi physiquement incontournable que subtil comme un sumo parvient à déstabiliser son adversaire par la finesse des imperceptibles glissements de sa plasticité massive. Chacun d’eux sait qu’en un sens  ce qui doit arriver arrive sans qu’il y ait pour autant la plus infime manifestation d’un destin quelconque puisqu’il n’est au pouvoir de personne, dés lors qu’il s’accepte, de devenir quelqu’un d’autre que celui qu’il est.
La grâce de cette scène illumine le film et finalement le contient entièrement : on perçoit bien qu’en un sens, c’est seulement pour qu’elle ait lieu que l’action suit son cours. On retrouve ainsi un thème récurrent dans le cinéma : celui du meilleur ennemi, l’illustration de ce pouvoir d’attraction qui s’exerce bien au-delà du contenu des actions entreprises et qui relie les hommes non plus à hauteur de ce qu’ils font mais dans la stricte efficience de ce qu’ils sont. « Duellistes », le premier film de Ridley Scott explorait déjà cette relation au fil de la haine inexplicable et batailleuse opposant deux officiers de l’armée Napoléonienne. Si comme le dit Seraph à Néo dans Matrix, « on ne connaît quelqu’un qu’en se battant avec lui », alors il convient de voir sous un autre angle les coups échangés et les hostilités déclarées. Les intensités comptent plus que les actes parce que finalement ils sont la seule vérité des actes. L’intérêt de « Heat » dans cette perspective est de décrire deux personnages qui sont suffisamment informés du caractère irrécusable de cet « état de fait » pour se laisser prendre par le courant de ce magnétisme et ne rien lui rajouter : les évènements se tissent au fil de leur duel parce qu’ils ne sont pas d’une autre nature que lui. « C’est ».
On perçoit d’autant mieux le fil de cette ligne incroyablement sobre et épurée que Michael Mann situe la plupart des scènes dans un cadre urbain, froid et neutre. De l’hôpital dans lequel Mac Caulay vole l’ambulance à l’aéroport en passant par les entrepôts, rien ne vient encombrer le champ de bataille de références psychologisantes inutiles : nous ne sommes pas spectateurs d’un duel de personnes mais d’un effet de polarisation des forces. La réponse de Mac Caulay à son collègue lui demandant quand il se déciderait à meubler son appartement est, de ce point de vue  tout à fait édifiante : «  quand j’aurai le temps. » Le temps est une invention humaine pour faire société mais ici nous ne sommes confrontés qu’aux mouvements conjugués dans l’espace de deux électrons libérés de l’emprise du cadre social et seulement animés par ce que l’on pourrait appeler « le champ de gravitation de leur mise en présence ».

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