jeudi 13 septembre 2012

L'évolution des arts de la table


Dans son livre : « Le mangeur hypermoderne, une figure de l’individu éclectique », François Asher, professeur à l’Institut d’urbanisme décrit au travers de l’évolution de nos habitudes alimentaires, notre passage vers ce qu’il appelle une troisième modernité caractérisée par « l’affaiblissement des régulations sociales au profit d’une plus grande réflexivité et autonomisation du mangeur ». L’heure et le cérémonial du repas étaient auparavant l’occasion d’inscrire dans la gestuelle et dans la répartition spatiale des membres de la famille autour de la table une organisation et une hiérarchisation dans les rapports entre les parents et les enfants. L’assiette et la fourchette, a fortiori aujourd’hui le « brown bag » et les « pasta box » marquent clairement l’indépendance conquise par le mangeur à l’égard de cette ritualisation familiale. Il n’est plus question d’imposer dans les postures et les configurations du déjeuner la délimitation entre ceux qui donnent et ceux qui reçoivent, ceux que l’on honore et ceux que l’on accepte de nourrir. On ne se met plus à table, tout simplement parce qu’il n’y a plus de table.
Dans les soap venus d’outre atlantique (de « Friends » à « Big Bang Theory »), le repas est à la fois présenté comme le moment privilégié du partage, de l’amitié mais toujours autour d’une table basse sur laquelle les convives  posent rarement leur assiette, leur plateau ou leur « boîte repas ». Tous sont installés par terre ou sur des fauteuils, des divans et tiennent leur assiette dans la main ou sur les genoux. Il est d’autant moins grave ou impoli de  "quitter la table " que l’on ne s’y est jamais installé. Chacun gravite autour d’une zone , d’un périmètre flou, indéterminé, comme des électrons libres qui ne sont retenus que par la conversation, par l’échange de blagues ou de propos. Le fait d’être ensemble ne se cristallise d’aucune façon sur la symbolique d’une surface plane à délimiter. Personne ne vient ici pour manger, mais chacun amène son déjeuner pour discuter. On n’est pas ensemble pour partager de la nourriture, on mange des mets différents pour être ensemble.
La quasi-totalité des axes proposés vont tout-à-fait dans le sens de cette émancipation du repas des structures sociales régulatrices. Il s’agit de sortir le moment de la restauration de tout ce qui pourrait le refermer sur lui-même comme l'effet de clôture  de  la réunion familiale. Tous les accessoires de la dégustation sont portables, favorisent la mobilité, l'extraterritorialité. L’assiette n’est plus le support sur lequel on coupe sa viande mais le simple réceptacle à partir duquel il n’est question que de la porter à la bouche, et les saveurs mêmes des mets que l’on mange nous font sortir de notre cadre géographique, de notre territoire. C’est comme si la restauration loin d’entériner le fait de notre appartenance à une tradition nationale se multipliait, se scindait en une multitude de rhizomes qui seraient autant de tentatives d’exploration d’autres cultures, d’autres coutumes, d’autres habitudes. On ne se nourrit plus pour s’enraciner mais pour se diffuser, s’éparpiller, s’évader, se déterritorialiser. Le repas est devenu le temps de libération d’individus sans profondeur, sans ancrage, sans passé, sans identité. Il n’est pas question de manger pour s’alourdir mais pour s’alléger, non plus pour s’identifier mais pour se perdre, expérimenter des sorties.
C’est ainsi que l'on sort la nourriture de sa limitation nutritionnelle. On ne déguste pas seulement ce qui nous passe par la bouche mais le fait de manger dans un jardin ou au beau milieu d’une conversation nous permet d’unir les saveurs, de goûter la volupté conjointe d’un croisement de rencontres avec la sipidité d’un plat, d’un paysage avec la dégustation d’un fruit. On réalise qu’on ne mange réellement que des circonstances. « Que c’est bon ! » dit Orlando le personnage masculin/féminin de Virginia Woolf en regardant un panorama : « que c’est bon à manger ! ». Ne dit-on pas, en parlant d’une situation embarrassante qu’on ne l’a pas « goûtée » ou bien que l’on n’a pas « goûté le sel » d’une plaisanterie. On se cherche parfois ce que l’on appelle un bon coin où manger un sandwich parce que l’on sait que l’on va aussi un peu manger de ce coin. La street food n’est pas seulement la nourriture que l’on achète dans la rue mais aussi la nourriture de la rue, l’acte de faire de la rue une nourriture.
Ceci nous place dans une toute autre dimension que celle de la gastronomie : les saucisses au curry des gargotes allemandes ne sont pas des sommets de l’art culinaire mais elles sont l’Allemagne, comme le Gaspacho est l’Andalousie et les moules frites la Belgique. Il y a quelque chose de manger qui devient un acte plus intellectuel, plus abstrait, moins défini. Les plats sont connotés mais ils ne le sont que pour brouiller les lignes territoriales, pour utiliser à plein la faculté des saveurs de désorganiser les frontières (on pourrait parler d’un cosmopolitisme non militant). Le repas n’est plus envisagé comme un temps de reconnaissance de son statut, de sa place familiale, de sa nationalité, de son inscription dans un seul mode de vie et même les saveurs dites du « terroir » sont déterritorialisées, sorties de leur contexte traditionnel pour se mettre littéralement au goût du jour. Cette adaptation va de pair avec une dédramatisation, une « déthéâtralisation » des accessoires de la présentation des plats. Déguster du foie gras ne requiert plus la mise en scène du toast, la présentation du bloc dont on détache la tranche, la bouteille de Sauternes offerte à la température idéale,  mais tout est déjà fait pour qu’on n’ait plus qu’à savourer « la bouchée » dans n’importe quelle circonstance. Ce n’est plus à la tradition de dicter le contexte de la dégustation, c’est l’air du temps, l’envie du moment qui impose maintenant ses conditions. Nous retrouvons ici le fond de la thèse de François Ascher selon laquelle « le mangeur hypermoderne est un individu éclectique et multidimensionnel  qui revêt des personnalités variées selon les circonstances et qui entretient des relations sociales différentes suivant les activités auxquelles il participe. »
L’homme d’aujourd’hui adopte un mode de vie plus « erratique », imprévisible et la cuisine doit se plier à des modalités d’exécution et de présentation irrégulières, impromptues, expérimentales, discontinues. Les arts de la table sont ainsi marqués par ces deux caractères que sont l’atopie (sans lieu) et l’anomie (sans règles, sans loi). On pourrait dire que l’on sort de la gastro / nomie (du grec gaster : estomac et nomos : la loi, la norme) pour explorer la gastro / anomie (désorganisation des normes). Nous retrouvons ici toutes les caractéristiques du « fooding » : « appétit de nouveauté et de qualité, refus de l’ennui, envie de manger avec son temps. »
Pour autant, il serait totalement faux de parler de déritualisation. La symbolique de certains accessoires tombe en désuétude, comme la table, au profit de nouveaux objets, de nouveaux contextes dont l’évolution semble suivre un processus continu d’assouplissement, de fluidité, de « désolidification ». On passe de la table à l’assiette puis de l’assiette à la pasta box. Le couteau disparaît peu à peu de l’éventail des couverts. Il n’est plus question de délimiter sa part mais de recueillir ses bouchées. Ce qui est partagé avec ses amis, ce n’est pas la nourriture mais le « moment » de se nourrir (c’est en ce sens que l’on peut parler d’un mouvement d’abstraction du repas). 


Or le couteau s’inscrit, comme tous les couverts dans une relation ergonomique par le biais de laquelle quelque chose d’un corps humain se profile à son horizon, comme en négatif. La cuillère épouse ainsi dans son creux la voûte du palais, la fourchette s’inscrit dans le corps comme la continuité de nos mains et de nos dents (ce qui pique et ce qui prémâche). Le couteau suivait la faculté de nos yeux de délimiter sa part, de l’extraire de la totalité dont elle faisait partie, de séparer, de constituer des ensembles; voir, c'est distinguer, découper des champs visuels. Avec sa progressive disparition, c’est quelque chose du corps du « mangeur hypermoderne » qui peu à peu s’annule, tombe dans l’oubli, se retire ou « s’anémie » en tant qu’organe mais quoi exactement ? L’intelligence organisatrice de la répartition, une certaine fonction "cérébrale" consistant à fixer à chacun la part qui lui revient. La disparition du couteau met fin à tous les processus de centralisation et de hiérarchisation qui opéraient dans le repas. On pourrait même se demander s’il s’agit de manger « quelque chose », de polariser l’appétit sur une portion « limitée » puisque la ration est déjà « contenue ». Le couteau est aussi le couvert masculin par excellence, celui qui met de l’ordre. L’évolution des arts de la table semble s’orienter plutôt vers l’acte de recueillir, c’est-à-dire vers la féminité de la cuillère ou la subtilité élective des baguettes. On a le corps de nos habitudes et de nos ustensiles. Celui qui se profile à l’horizon des métamorphoses du mangeur hypermoderne se caractérise par l’adoption de postures fluides, mobiles, adaptables. Le repas se déroule dans ce que l’on pourrait appeler un « champ de gravitation à géométrie incessamment variable, erratique, ouvert et labile » à  l’intérieur duquel la virilité du couteau n’a plus à exercer sa fonction cadastrale. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire