vendredi 26 octobre 2012

L'objet hybride


Le mot « hybride » vient du latin ibrida qui désignait le résultat de l’union d’un sanglier et d’une truie. Le « h » est issu du rapprochement qui a été fait avec le grec « hybris » qui signifie la démesure et fait référence au caractère contre-nature, « anormal », de tout ce qui est hybride. Le terme  désigne, en effet, ce qui n’appartient à aucun genre, à aucune espèce donnée, à aucune catégorie définie, ce qui finalement n’est ni tout-à-fait ceci, ni tout-à-fait cela. On dit d’une solution qu’elle est hybride quand elle ne résout pas totalement la question, qu’elle est bancale, composée de bric et de broc. La notion fait donc signe d’un renoncement à l’unité de genre, à la simplicité d’une évidence, à la définition. Le centaure est un homme cheval dont il est impossible de dire s’il est plutôt l’un ou plutôt l’autre. Il est tout-à-fait troublant, de ce point de vue, de savoir que les toutes premières gravures découvertes en Namibie représentent notamment des figures hybrides. C’est comme si l’ancêtre du dessin avait d’emblée fait droit à ce qui pourtant ne se conçoit que comme un assemblage hétéroclite d’espèces définies. La figure hybride semble donc avoir fasciné l’humanité très tôt comme le prouve dans la mythologie la prolifération de figures «mixtes ». Elle est l’incarnation du transgressif, de l’anomal.
Le minotaure est le fruit des amours coupables de Pasiphaé et d’un taureau blanc dont Poséidon l’a rendue amoureuse pour se venger du fait que son mari Minos avait refusé de le lui sacrifier. Mais le caractère troublant, sulfureux de notre inclination pour l’hybride ne consiste pas seulement dans l’effet de polarisation que suscite un dérèglement des habitudes ou le fait d’outrepasser les limites des bonnes mœurs. Pasiphaé accouche de ce monstre pour lequel Dédale construira un labyrinthe. L’hybridation ne se résout pas dans un simple travail combinatoire, dans une œuvre de complexification générique, elle est aussi et surtout une transgression génétique comme si la nature ne se refusait rien. L’hybride fait signe d’un absolu chaos des formes, d’un potentiel matriciel sous-jacent totalement délirant, laissant libre cours à un imaginaire qui ne connaît pas la moindre limite. Se pourrait-il que la nature, dans son sens étymologique (natura : ce qui engendre) ne connaisse ni limite, ni mesure, ni norme, ni reconnaissance ? C’est précisément ce que Diderot dans « la lettre à D’Alembert » affirme :
 « Tous les êtres circulent les uns dans les autres, par conséquent toutes les espèces, tout est en flux perpétuel. Tout animal est plus ou moins homme ; tout minéral est plus ou moins plante ; toute plante est plus ou moins animal. Il n’y a rien de précis en nature .Toute chose est plus ou moins une chose quelconque, plus ou moins terre ; plus ou moins eau ; plus ou moins air, plus ou moins feu, plus ou moins d’un règne ou d’un autre…Donc rien n’est de l’essence d’un être particulier, puisque il n’y a aucune qualité dont aucun être ne soit participant.»  Lettres à D’Alembert
La figure de l’hybride ne nous interpelle donc pas seulement en tant que mélange des genres mais aussi parce que ce mélange des genres n’est pas moins génétiquement viable que la conformité aux genres, voire plus dans une certaine mesure (l’hybridation, c’est le contraire de l’inceste). Les unions dites contre-nature font signe d’une permissivité naturelle vertigineuse qui remet totalement en cause les modalités de classement de nos catégories, qui ruine la notion même de classement. C’est un peu comme si l’homme épris de science et de certitude demandait sans cesse à la nature : « comment se reconnaître dans cette chaîne de production du vivant innovante et transgressive? » et la nature lui répond : « qui parle de se reconnaître ? ». L’hybride, c’est ce qui ne se laisse pas caractériser, ce qui fait signe d’une antériorité de l’événement d’être par rapport à la question de savoir « ce qu’est » la chose qui est. L’existence précède l’essence, mais jusqu’à quel point peut-on encore soutenir qu’il y a essence quand on lit les propos de Diderot ?
 De l’hybride, je ne peux pas dire que cela n’est pas, mais je ne peux pas dire ce que c’est. Il nous choque parce que nous avons toujours tendance à nous demander ce qu’est l’événement avant même de prêter attention au fait, au phénomène pur de son émergence, de sa venue au monde. Il suffit de penser à la réaction de la plupart des gens devant une naissance. L’évènement de la naissance n’est jamais véritablement apprécié dans la neutralité de son émergence. Ce qui compte est le sexe de l’enfant, pas l’enfant, c’est-à-dire l’événement donné d’enfanter. Le fait ne semble appropriable par la pensée commune qu’en tant qu’identifiable : « naissance d’une fille » mais on brûle alors une étape, et c’est finalement bien plus qu’une étape, c’est la vérité donnée de ce qui s’est réellement passé : « naître », un pur infinitif sans sujet. Il se pourrait que l’hybridation, par le biais de cette transgression des genres et cette annihilation de la notion même de substance ou de sujet nous donne l’occasion de voisiner avec la vérité crue d’un univers dans lequel rien ne se produit que des infinitifs.
Cette idée est troublante : il y a une pureté, une neutralité de l’hybride dans la mesure où les êtres ne naissent jamais en tant que ceci ou en tant que cela, ils sont tous d’abord des formes différentes de l’acte de venir au monde. Rien ne peut exister autrement que transgressivement sous cet angle parce qu’aucun être vivant ne vient au monde de la même façon qu’un encrier devient encrier : « Mais c’est que, parallèlement, le garçon de café ne peut être immédiatement garçon de café, au sens où cet encrier est encrier, où le verre est verre » dit Jean-Paul Sartre dans « l’être et le néant ». Pour les objets, en effet, l’essence (ce qu’ils sont) précède l’existence (le fait qu’ils sont) : c’est toujours « en tant qu’encrier » qu’il arrive à l’existence puisque leur raison d’être existe avant le fait d’être. L’être humain ne produit que les ustensiles dont il a besoin. C’est précisément cette hybris, cette marge inquiétante et terrible dans laquelle quelque chose naît toujours avant que je puisse vraiment savoir ce que c’est, dans l’effectuation d’un doute toujours possible, d’une efficience inclassable qui manque aux objets puisque ils sont toujours le produit d’une conception antérieure.

La notion d’objet hybride prend donc un relief particulier parce que paradoxal puisque c’est à une confusion programmée que nous avons affaire, plus encore à une confusion qui répond à une attente à de nouveaux besoins qui se sont faits jour au sein d’une population. C’est comme si la transgression des genres dont nous avons vu qu’elle pouvait se concevoir paradoxalement comme le principe anomique de toute naissance devenait étrangement un processus de fabrication. Mais il importe justement de bien saisir  d’abord à quel point l’hybridation est la loi même du vivant, c’est-à-dire à quel point finalement le chaos est le mode d’existence de la vie. L’embryon est moins le résultat d’un processus de genèse que d’hybridation. Ce n’est pas une nouvelle cellule qui naît de la fécondation de l’ovule par le spermatozoïde, rien ne se produit ici qui n’était pas déjà là avant, l’ovule et le spermatozoïde ne disparaissent pas de l’opération. Nous assistons à l’évolution de deux devenirs croisés, un devenir ovule du spermatozoïde et un devenir spermatozoïde de l’ovule. Les enfants ne naissent pas de leurs parents, ils sont la complexification cellulaire de leurs parents, l’hybridation du fait d’exister de leurs parents. Imaginons que chacun de nous soit un tag sur le mur de la vie, notre enfant ce serait comme un tag graphiquement plus compliqué qui viendrait peu à peu à la surface du visible comme se précise progressivement une image venant du dessous, comme en sous-impression. Voir son enfant, c’est exactement comme se trouver devant la variation sur un thème dont vous n’êtes vous-même qu’une autre variation. En un sens, Bach ne cesse de « broder » sur un seul et même thème qui revient continûment dans les variations Goldberg mais alors pourquoi avons-nous le sentiment en l’écoutant que ce qu’il nous donne à entendre, c’est le processus de la création musicale « mis à nu » ? Parce que la vie ne procède pas autrement : il n’est jamais question de créer autre chose que des variations sur un thème : telle suite de notes pour Bach, l’ADN pour la vie.
Mais en même temps, chaque nouvelle variation enrichit la précédente, fait pousser au milieu d’elles de nouvelles inflexions, de nouvelles tonalités et c’est pour cela qu’à très juste raison nos enfants nous émerveillent : ils sont « génétiquement » d’une étoffe nécessairement plus subtile que la notre : l’ADN s’y « brouille » davantage, le tagger y affine son trait. Le type de caractère est sans cesse plus étrange, plus méconnaissable, plus énigmatique.
Mais Bach est un musicien et non un designer. Il travaille une matière sonore et non une plasticité objectale. Que l’hybridation soit le fin mot de toute création artistique ne nous permet pas pour autant d’en déduire qu’il serait l’essence même de la pratique du design. Comment un objet pourrait-il être hybride puisque il n’a pas pu être conçu autrement que dans le prolongement de son nom, de son idée, de son genre, de sa fonction, de son mode d’alimentation, etc ?
On peut apporter une première réponse à cette question en inscrivant le fait que cet objet aussi clairement défini soit-il puisse tenir lieu d’autre objet dans la considération de son cycle de vie, c’est-à-dire dans le devenir autre objet de cet objet. Concrètement, le fait qu’un pneu puisse devenir le revêtement d’un escalier mécanique suppose aussi qu’un pneu est toujours déjà autre chose qu’un pneu. Cette zone d’indistinction qui nous permet de voir peu à peu apparaître autour de cet objet les possibilités de son recyclage constitue une sorte de halo, d’aura qui contribue à discerner dans le fait présent de sa plasticité du flou, ou plutôt de la fluidité, du potentiel « transgressif ». En un sens, il n’y a pas d’objet, il y a des montages provisoires de flux, de forces, de matières et d’effets de mise sous pression, de haute ou basse température, etc.
Mais cette considération suppose une certaine distance, un travail de décontextualisation des objets qui ne suffit pas à rendre compte de l’invasion sur le marché de tous ces concepts d’objets hybrides comme le moteur de voiture qui peut être à la fois électrique et thermique, le portable qui fait agenda, appareil photo, écran d’information, toutes ces innovations informatiques qui nous installent dans cette idée selon laquelle ce n’est pas parce que nous avons ceci que nous n’avons pas, branché sur tel autre appareil ou arrimé à tel support, cela. Nous n’avons plus seulement « une » chose, nous jouissons de la pluralité de « variables de service » que nous rend accessible un champ presque infini de modulations, d’usages, de nuances, de gestuelles.
Il s’agit fondamentalement de brouiller la donne de la répartition terme à terme de l’objet et de la fonction : ce n’est pas parce que j’ai une lampe que je n’ai pas aussi un aspirateur (exemple d’objet hybride : la lampe aspirateur). Etant en train de nettoyer un tapis, je ne suis pas fonctionnellement éloigné de pouvoir m’éclairer. La limitation plastique de l’objet ne présuppose plus l’exclusivité de son usage. L’utilisation est après tout un a priori mental, l’objet, lui, se donne dans la neutralité d’une présence physique tout à la fois sobre et mystérieuse parce qu’ouverte à plusieurs usages. La notion de fonctionnalité se révèle enfin à nous telle qu’elle est, à savoir le produit d’un présupposé humain, l’option prise dés le départ d’un certain schéma d’interprétation qui va appliquer à l’objet un certain modus operandi auquel il se soumettra de bonne grâce étant entendu qu’il aurait pu pareillement se prêter à un autre protocole d’utilisation. Ce qui « est là » est le résultat d’un travail de réduction par le biais duquel il s’agit de voir jusqu’à quel point un maximum de tâches peut se constituer, se structurer à partir d’un minimum de matière. L’objet se résorbe, se raffine jusqu’à ne plus tenir qu’en un volume, une surface.
Nous sommes en face d’une masse sobre, opaque et paradoxalement incroyablement ouverte dans le fait même de cette opacité. L’évolution des objets hybrides va du bon vieux couteau suisse à la tablette tactile. En deçà de la pluralité de ses utilisations et même à cause d’elle, on en arrive à une « tablette » non pas parce qu’on ne peut pas faire plus mais justement parce qu’on ne peut pas faire « moins » et qu’aussi loin qu’on puisse aller dans ce processus de confusion par le biais duquel le clavier peut par exemple se retrouver dans l’écran, il n’en faut pas moins un « plan ». Le succès d’Apple ne peut pas s’expliquer hors de la justesse de cette trouvaille par l’évidence de laquelle la complexité du travail informatique se voit plastiquement réduite à un jeu de variations à partir de cette unité thématique qu’est la configuration de plans. L’objet hybride évolue vers une épuration des formes. Passons-nous nos journées à d’autres activités que celles qui nous font, comme dans un labyrinthe, errer de plans en plans, de façades aux écrans, nous heurter, ainsi que des rats de laboratoires, aux entrelacements de nos rues, de nos couloirs, de nos convenances et de nos idées (le cerveau est aussi un labyrinthe). Toute vie sociale se trouve être plastiquement un jeu de surfaces sans profondeur et c’est dans l’efficience même de cette linéarité que se trace le « Tag » dans lequel finalement nous consistons. Ce qui dessine ma vie, ce ne sont  pas les lignes de ma main mais ce que dessine ma vie en existant.

Le film « Tron », indépendamment de sa qualité propre (dont on peut abondamment discuter), a le mérite de nous donner à voir une action réduite à des déplacements de vecteurs sur des plans. Les objets hybrides et l’œuvre de réduction plastique dans laquelle ils nous entraînent jouent un rôle déterminant dans cette résorption de l’existence à la trace, quelque chose qui nous permettrait de comprendre pourquoi il faut un labyrinthe au minotaure, à savoir que nous sommes tous monstrueux dés que nous nous ramenons à la réalité stricte de ce que nous sommes : un jeu d’empreintes sur un support traçable, une errance dans un labyrinthe que nous constituons au fur et à mesure que nous nous y perdons parce qu’il n’y a pas de sortie. Thésée triomphant du monstre va se heurter à de nombreuses complications, à des oublis (Ariane), à des erreurs tragiques (la mort de son père Egée), comme si le labyrinthe, c’est-à-dire la confusion des moyens et des fins, l’impossibilité de suivre la droite ligne de nos désirs à leur satisfaction s’imposait toujours à lui non plus du dehors comme dans l’île de Minos mais du dedans de ce que toute existence structurellement « est ».

dimanche 21 octobre 2012

Faut-il dire la vérité à notre anniversaire?


 Il nous est tous déjà arrivé, lors d’un anniversaire, de nous voir gratifiés de cadeaux qui ne nous font aucunement plaisir et de mimer alors la joie de les recevoir. On peut toujours supposer, à juste raison, que nous n’avons pas envie de blesser les personnes qui nous les ont offerts, mais ce qui est marquant, c’est finalement le naturel avec lequel nous nous branchons alors sur pilote automatique et assistons presque de l’extérieur à  un rituel très bien huilé, un rien démodé  et à propos duquel on se demande comment on a bien pu croire un instant qu’il y était question de nous y faire vraiment plaisir. Nous assistons plutôt à une cérémonie étrange dans laquelle nos amis s’acquittent finalement d’une sorte de devoir et dépose devant nous, comme sur l’autel de l’amitié, leurs offrandes, nous donnant ainsi idée de la limite sacrificielle jusqu’à laquelle ils sont prêts à aller pour accorder un contenu à ce terme d’amitié, comme s’il s’agissait enfin de donner à un sentiment revendiqué son comptant de choses, de témoignage. Quelque chose d’une pure gratuité sociale pointe alors le bout de son nez, il n’a jamais été question de faire naître de la joie dans la vie de quelqu’un mais de se faire plaisir en s’acquittant d’un devoir être, d’un devoir-faire. Les rouages de cette machinerie suivent ainsi tranquillement leur cours habituel selon un mode convenu parfaitement indépendant du ressenti des personnes concernées. L’anniversaire, c’est exactement comme lorsque quelqu’un tient absolument à vous raconter une histoire drôle : de toute façon vous allez avoir à rire puisque on vous prévient avant. Il n’est pas du tout question de rire d’une plaisanterie mais de faire semblant de rire pour rester ami avec celui qui vous la raconte, comme si le lien social se testait dans l’efficience de toute son inauthenticité, comme s’il s’agissait de se rassurer contre l’éventualité d’une vraie crise de rire imprévisible par la planification d’une bonne humeur programmée.

Nous réalisons ainsi que nous sommes tous dotés, à force de vivre en société et d’en connaître les usages, d’une sorte de seconde nature, d’un instinct de la socialisation qui nous fait saisir très vite en toute situation ce qu’il est convenu de dire à nos interlocuteurs, ce qu’ils attendent. Nous devenons des experts dans l’art de moduler nos déclarations selon le degré de proximité avec l’autre, le contexte de la rencontre, les ouvertures et les signes qu’il ou elle libère au gré de la conversation. Ce n’est pas seulement que la vérité serait incongrue dans ce jeu continuel et savant de rôles, de codes et de convenances, c’est surtout qu’elle se révélerait d’une pitoyable pauvreté au regard de cette habileté tacticienne de « la juste chose à dire au bon moment », de la bonne inflexion de voix ou de l’exacte gestuelle requise par l’occasion. Non seulement nous n’aurions pas d’amis s’il fallait dire la vérité tout le temps mais surtout nous passerions à côté de cette souterraine et prolifique subtilité des rapports humains.
Nous avons tous différents niveaux de relation, différentes sortes d’entourage et nous savons qu’il est des choses vraies que l’on peut dire à un tel mais que nous ne dirions pas à un tel qui est pourtant notre ami aussi. Nous sommes alors peut-être tentés de penser que nous disons plus la vérité à celui-ci qu’à celui-là mais si l’on y réfléchit un peu, on comprend qu’à partir du moment où je fais dépendre la vérité de la personne à laquelle je la dis, je ne suis pas en train de dire la vérité parce que c’est la vérité, je la dis parce que je juge la personne en face « digne » de l’entendre. C’est exactement comme si à quelqu’un qui vous appellerait de Paris pour savoir quel temps il fait à Lyon, vous répondiez que la réponse à sa question dépend de celle de savoir si vous le jugez apte ou pas à recevoir la réponse. Si l’on dit la vérité, cela veut dire que l’on se situe à un niveau d’adhésion et de conviction « inconditionnel » par rapport au contenu de notre parole. Ce qu’on dit c’est « ce qui est » (ou ce dont on est sûr que c’est). La vérité ne vaut donc dans la parole que d’être elle-même et aucunement d’être une parole adressée à tel ou tel. Ce n’est donc quasiment jamais la vérité qui nous soucie vraiment dans les conversations que nous avons avec nos proches, c’est le désir de cadrer avec le type de relations que nous avons déjà engagé avec eux, de conforter un genre.
Mais peut-être comprenons-nous mieux maintenant la teneur exacte de ce « pilote automatique » qui nous a permis lors de notre anniversaire de garder ce sourire et de manifester à nos proches toutes les marques d’affection convenues pour les remercier de cadeaux qui sont pourtant tombés à côté. Ce n’est pas seulement, comme cela serait peut-être un peu trop facile de le penser, de l’hypocrisie à l’égard des convenances, c’est plus finement le fait que cela ne pourrait pas s’inscrire dans le « style » des relations entretenues. Il y aurait quelque chose de grossier et de veule à se fixer sur la seule question de savoir si le cadeau nous a fait plaisir ou pas parce que l’enjeu ici n’est pas de faire plaisir à quelqu’un mais de signaliser un certain type de rapport. La personne qui nous fait un cadeau ne nous dit pas vraiment qu’elle nous offre ce qui doit entrer en résonance avec la personne que nous sommes mais avec celle qu’elle souhaiterait que nous devenions. C’est pourquoi la sincérité des cadeaux que l’on nous fait ne s’évalue pas à hauteur de la profondeur de l’intention de nous faire plaisir  mais plutôt à celle de cette émission stylistique qu’il nous reste à décrypter. Dés lors il n’est plus question de dire ou pas la vérité du plaisir que le cadeau nous a causé, mais celle de la relation qu’il a installée, vérité toujours à faire, au regard de quoi la juste attitude est celle de l’expectative pudique et attentive. Nous ne sourions pas à cause du cadeau, ni à la personne qui nous l’a offert, nous nous tenons aux aguets du climat qui s’installe à partir de lui. Si je disais la vérité de ma déception, je n’exprimerais que le dernier ressenti en date, celui qui vient juste de commencer à devenir autre chose et dont ma conscience rate nécessairement le flux métamorphique.

Peut-on ne pas croire en la Justice? (version light 2)


Il est donc possible de ne pas croire au droit Naturel dans la mesure où se manifeste toujours dans cette croyance quelque chose « d’auto-proclamé », c’est-à-dire que chaque civilisation s’estime porteuse du seul et véritable droit universel. Chaque modèle de société croit honorer les valeurs universelles selon le critère desquelles il est possible de juger les autres. Ce risque est particulièrement actif pour la France puisque c’est dans la déclaration des droits de l’homme que se trouve la première mention laïque et juridiquement efficiente du droit naturel. L’année dernière, l’affirmation du ministre de l’Intérieur de l’époque : Monsieur Claude Guéant, selon laquelle : « Toutes les civilisations ne se valent pas. » est particulièrement représentative du danger et du fourvoiement dans lequel la nature auto-proclamée du droit naturel peut faire tomber des personnes porteuse de très haute responsabilité. (cf dans le blog « Toutes les civilisations se valent-elles ? »)
Mais est-il possible de ne pas croire non plus au droit positif ? On peut répondre en un premier temps : « Evidemment oui » puisque chacun de nous a à l’esprit des exemples d’erreurs judiciaires, ou de lois notoirement injustes (même si la question se pose de savoir au regard de quelle justice puisque nous venons de montrer à quel point la notion de droit naturel était « glissante » et relative). La question ne se pose pas tant au sujet de décisions ou de lois précises que pour l’esprit de ces lois ou si l’on préfère la représentation de la vie en société que rend possible son quadrillage par les lois. Lorsque nous sommes sanctionnés pour une infraction plus ou moins forte aux lois de notre pays, nous protestons vaguement mais nous savons bien, au fond de nous, que quelque chose de nécessaire s’exprime au travers de notre punition et finalement c’est de tout cœur que nous adhérons au principe en vertu duquel nous allons être réprimés. Ce qui s’exprime dans l’application de la loi, c’est la notion d’égalité et nous ne pouvons pas ne pas trouver juste que cette loi s’impose à nous dans toute sa rigueur comme elle s’applique dans les mêmes termes à chacun de nos concitoyens.
Si nous envisageons le caractère contradictoire de notre réaction face à la punition que le droit positif nous inflige parfois (à la fois résistance et consentement) sous l’angle des thèses de Hobbes, philosophe anglais (1588 – 1679), nous y reconnaîtrions la ligne de fondation du droit positif. Selon lui, tout homme est naturellement animé de deux mouvements : l’un le pousse à jouir de tout ce qui est nécessaire pour préserver sa vie, le second le conduit à s’interdire tout ce qui pourrait mener à sa propre destruction. C’est le contraire exact de la pulsion de mort évoquée par Freud. « L‘homme est un loup pour l’homme », c’est-à-dire qu’il est un être égoïste qui ne vise qu’à réaliser deux choses : 1) être en vie, 2) se détourner de tout ce qui pout l’empêcher de l’être. On serait tenté d‘affirmer que ces deux principes se ramènent à un seul mais on se fermerait alors à tout ce qui fait la richesse de cette conception du droit puisque c’est exactement dans l’espace de cette distinction entre un droit (celui d’exister) et une loi (s’interdire de ne pas exister) que Hobbes insinue non seulement le fait même du droit positif mais aussi le contrat par le biais duquel l’homme va passer d’un état de nature dans lequel il ne cesse d’être en guerre ouverte avec tout un chacun à un état civil dans lequel il jouira de la paix avec tous.
C’est bien parce que chaque homme comprend qu’aucun homme n’est suffisamment assuré de maintenir par la force son pouvoir sur tous les autres qu’il n’a pas d’autre choix d’accepter de confier son pouvoir à une instance souveraine, laquelle lui garantira en retour la sécurité. C’est cette énorme machine abstraite composé de tous les droits à exister de chacun que Hobbes appelle, en référence à un monstre de la Bible le « Léviathan », c’est-à-dire finalement l’Etat. Les hommes n’ont, les uns à l’égard des autres, aucun altruisme, aucun bon sentiment, mais c’est justement pour cela qu’ils sont contraints, non pas de « s’entendre », mais de se dépouiller de leur droit d’exercer sur les autres une quelconque puissance. Il n’est pas question pour eux « d’entendre raison » car ils ne sont dotés d’aucune nature raisonnable mais de réaliser le caractère nécessairement limité de leur capacité à se maintenir en vie par le seul effet de leurs propres forces. L’édifice entier d’une vie sociale régulée par les lois se trouve donc déjà inscrit en germe dans l’effectivité d’un instinct de sauvegarde et c’est en tant qu’il est fondamentalement un égoïste que l’homme comprend et consent à vivre dans un état civil.
A aucun moment, le citoyen ne fait directement droit à l’existence de son prochain, il ne reconnaît que son propre droit à l’existence mais en même temps il ne peut pas le reconnaître sans percevoir aussi ce qui le contraint de le protéger, soit la menace perpétuelle du droit de l’autre. Les droits de chacun ne cesseraient de s’opposer les uns aux autres si chacun d’eux n’étaient pas animé de la contrainte de se prémunir et c’est à cette contrainte que le Léviathan donne un corps. Aucun citoyen ne fait à un autre ce qu’il n’aimerait pas qu’on lui fasse (Matthieu VII, 12) mais non par amour comme y invite le message évangélique, plutôt par crainte, par peur de mourir, ou d’être lésé dans son droit.
Hobbes défend donc une conception du droit qui se situe exactement à l’opposé de celle d’Antigone ou d’Aristote. Il ne croit à aucun droit naturel, à aucune intuition donnée de ce qui serait universellement juste ou injuste. Rien n’est juste avant qu’une loi civile ne l’ait défini comme telle. Il n’existe en l’homme aucun sentiment moral qui précède la constitution et la prescription du droit positif. Selon lui, on doit ne pas croire à un droit idéal pour réaliser l’efficience du droit positif. La force des lois du droit positif vient de ceci qu’elles neutralisent les puissances du droit d’exister de chacun. Il faut donc que ces puissances se manifestent dans la virulence de leur égoïsme pour que cet égoïsme en tant qu’attachement à la protection de sa vie se rallie évidemment, nécessairement au droit positif. C’est donc précisément parce qu’il n’y a pas de droit naturel (au sens que la déclaration des droits de l’homme donnera à ce terme) qu’il y a du droit positif.
Toutefois, la conception entière du droit selon Hobbes s’appuie sur cette idée selon laquelle il existe en chaque être humain ce principe qui lui interdit de tendre vers tout ce qui pourrait conduire à sa propre destruction. Nous savons pourtant qu’il existe des maladies affectant l’organisme humain par le biais desquelles un système immunitaire se retourne contre le métabolisme du corps qu’il est censé défendre.  C’est ce que l’on appelle les maladies auto-immunes. Il est toujours possible de parler ici de dérèglement mais ce qui rend possible ce dérèglement consiste bien dans l’évidence de cette vérité en vertu de laquelle l’identité, le principe même de l’ego sur lequel s’appuie complètement la théorie de Hobbes est très loin de constituer une vérité biologique indiscutable.
Il est donc possible de ne pas adhérer à cette vision de rapports humains justement régulés par le droit positif comme neutralisation des égoïsmes. Faut-il donc renoncer à toute croyance en une justice ? En un sens ? Sommes-nous condamnés au Chaos ? Peut-être importe-t-il de saisir toute la puissance du chaos pour y puiser l’énergie nécessaire à la constitution éphémère, gratuite d’un Sens. « Il faut encore porter du chaos en soi pour accoucher d’une étoile dansante » dit le philosophe allemand Nietzsche. Peut-être nos vies n’ont-elles pas d’autre sens que celui d’être en cet instant présent « présentes ». C’est bien là le sens de cette réponse adressée par un déporté croyant à un déporté athée qui l’interrogeait sur la question de savoir comment sa foi résistait là, à Auschwitz, à l’évidence du chaos : « Je crois ici plus qu’ailleurs parce qu’il n’est nulle part plus nécessaire de croire que là où aucune raison ne semble nous y inviter » Si je crois à Dieu parce qu’il fait des miracles, cela signifie que j’ai besoin de preuves comme un scientifique a besoin de démonstrations pour fonder sa théorie mais Dieu n’est justement pas une théorie. Si croire a du sens, cela ne peut se concevoir qu’à partir de l’absence absolue de preuves et de raisons de croire. « Credo quia absurdum » : « je crois parce que c’est absurde » dit saint Augustin.
Il se pourrait après tout que la Justice nous place devant cette même contradiction. Nous avons à croire en la Justice parce que si nous ne le faisons pas, il ne fera alors aucun doute qu’en effet, elle ne sera pas. Il existe dans l’exercice même de notre droit positif le plus courant un certain type de décision de justice appelée « Jurisprudence » qui reprend parfaitement à son compte ce paradoxe. Lorsqu’un cas se révèle suffisamment nouveau et inattendu pour qu’aucune loi déjà inscrite dans le code pénal ne puisse s’y appliquer. La cour de justice doit rendre un jugement dont on dit qu’il fera jurisprudence. La loi conçue habituellement pour appliquer un principe général à un cas particulier est ici contrainte d’inverser la tendance et de fonder sur un cas particulier un principe général comme si toute affaire justifiait que le droit s’y réinvente, crée de nouveaux critères, bref s’improvise. C’est comme si la justice frôlait cet abîme vertigineux de ne plus pouvoir se fonder sur elle-même pour continuer malgré tout à s’exercer et peut-être là plus qu’ailleurs en tant que Justice. La justice cesse de s’auto proclamer pour se frotter enfin à la réalité dans l’évidence chaotique de sa plus grande confusion.
Nous n’avons pas cessé de réaliser à quel point la possibilité de ne pas croire en la Justice était effectivement tout à fait viable mais il est un point sur lequel nous sommes « heureusement » restés bloqués, c’est l’impossibilité de ne pas donner sens à cet instant de cela même, qu’en tant qu’instant « présent », il manifeste nécessairement l’effectuation d’une puissance, que celle-ci vienne d’un être supérieur ou seulement d’un être « là » importe peu, au final. Chacun de nous peut bien croire à une justice parce qu’il est effectivement là pour le faire. La Jurisprudence manifeste dans l’exercice pénal du droit ce moment de crise et de faillite pendant lequel le droit se fait dans le sentiment vertigineux d’un vide juridique dont il sait très bien que ce n’est pas « en tant que droit qu’il le comble » mais en tant qu’improvisation sur le droit comme un musicien qui fait ses gammes sur un thème. Il se pourrait alors que dans l’exercice précaire de cette justice « au cas par cas », quelque chose de sa vérité se révèle, à savoir que la croyance en la justice s’y réduise à la réalité « d’être juste une croyance ».