samedi 20 octobre 2012

Peut-on ne pas croire en la Justice ? (2)


C’est précisément la question que nous pouvons nous poser à l’égard du droit positif dans la mesure où la justice dont il est alors question s’impose légalement à chacun de nous. Nous pouvons ne pas croire au droit naturel mais puis-je ne pas croire à cet intérêt de tous mes concitoyens à ce que la vie communautaire se déroule dans la sécurité et la paix civile ? Après tout Créon ne veut probablement qu’une chose en interdisant que l’on enterre le cadavre de Polynice, que la ville puisse se reconstituer sur les bases d’une claire identification des vainqueurs et des vaincus. Je peux parfaitement ne pas me faire d’illusions sur l’intuition innée que mon voisin aurait de la justice, de l’égalité, du Bien, c’est-à-dire ne pas y croire du tout mais je ne peux pas occulter son désir de rester vivant, lequel peut le porter à modérer ses instincts de puissance et d’agression à mon endroit au regard d’un principe qu’on pourrait dire de simple bon sens et en vertu duquel il est non pas juste mais « logique » de « ne pas faire à autrui ce que l’on ne voudrait pas qu’il nous fasse ».
Or, c’est exactement ce que la conception du philosophe anglais Thomas Hobbes du pacte social définit comme le fondement même de l’Etat civil. Dans le chapitre 15 de son livre « Léviathan », il donne une définition qui lui est particulière du Droit naturel, vision qui n’a plus rien à voir avec ce que nous avons appelé « droit Naturel » au début de cette réflexion. « Le droit naturel est la liberté qu’a chacun d’user comme il le veut de son pouvoir propre, pour la préservation de sa propre nature ». En d’autres termes, Hobbes se situe ici dans une considération qui n’est pas encore celle d’un état civil dans lequel seraient appliquées des lois. Tout homme, de cela seul qu’il est né et dispose d’une puissance peut faire ce qui lui semble bon pour préserver son être. Nous sommes tous d’abord ce droit là, lequel se confond avec notre puissance naturelle d’agir en vue de perdurer. Mais il existe une loi naturelle dont on pourrait presque dire qu’elle pose ou institue le même principe que le droit naturel mais en négatif. Ce que le droit naturel décrit comme une positivité, la loi naturelle le définit en termes restrictifs : « ne pas ». Cette loi naturelle nous impose de ne rien faire qui pourrait nuire à notre conservation. Elle est découverte par notre « raison » selon Hobbes, laquelle pourrait ici se concevoir exclusivement comme une sorte de principe de prudence.
S’il n’y avait que le droit naturel, nous ne sortirions jamais de cet état de guerre de tous contre tous puisque nous ne ferions valoir dans notre rapport aux autres que le droit de disposer de tout ce que nous jugeons bon à conserver notre être (autant dire tout, Hobbes précise même « droit des uns sur le corps des autres »). Mais la loi naturelle nous rend attentifs à la nécessité d’éviter tout ce qui pourrait entraîner notre destruction. C’est ainsi que vont se dessiner peu à peu les conditions de la paix civile, c’est-à-dire d’un pacte soumettant tous les hommes à un seul pouvoir lequel sera constitué de tous les droits naturels de tous les hommes et auxquels tous se rallieront grâce à l’efficience de cette loi naturelle sur chacun d’entre eux. On peut donc dire en un sens que le droit positif est né de la raison des hommes mais raison au sens de prudence, de garantie, de calcul, de « tactique ». Il ne s’agit en aucun cas d’une raison morale.
Il existe donc dans l’humanité un fond persistant de guerre, une tendance implicite et naturelle à l’exercice libre de sa puissance aux dépens de son prochain. La loi naturelle par sa négativité (s’interdire tout ce qui nuirait à notre conservation) nous permet de nous arracher à ce fond. On pourrait dire que le « positif » du droit positif ne résulte que de l’efficience du négatif de la loi naturelle sur le négatif d’un désordre dû à l’affrontement de tous les droits naturels. Moins par moins donne un « plus ». Non seulement Hobbes ne croit d’aucune façon au droit Naturel selon la définition que nous en avons donné au début de notre réflexion (à celui d’Antigone finalement) mais il pose en l’homme l’efficience d’une tendance radicalement contraire du fait de ce qu’il appelle lui le « droit naturel », droit égoïste, droit de profiter de tout ce qui nous est nécessaire pour vivre. Il n’existe pas la moindre disposition naturelle à l’altruisme chez l’homme selon lui, mais paradoxalement, c’est exactement cet égoïsme qui, à cause du caractère restrictif de la loi naturelle, va aboutir au pacte, à la loi, au droit positif, c’est-à-dire à cette nécessaire gestion des égoïsmes qui définit la vie en société. C’est précisément parce que l’on ne peut pas croire à la Justice comme conscience humaine et innée du Juste et de l’injuste que l’on peut et que l’on doit compter sur le droit positif.
Dans le chapitre 13 du Léviathan, il évoque à l’appui de ses thèses, cette propension naturelle à la méfiance qui nous conduit à fermer à clé la porte de notre maison, à nous défier de tout le monde, à ne jamais faire confiance à l’autre « par principe ». Mais toute la question est de savoir si cette défiance nous vient de ce fond d’agressivité latent qui fait de mon semblable un ennemi potentiel ou bien de l’imposition des lois. Dans quelle mesure les lois ne seraient-elles pas précisément les causes artificielles de cette défiance ? Est-ce parce que l’adversité est première que les lois sont nécessaires ou parce que les lois existent qu’elles entretiennent faussement en nous l’idée qu’elles ne sauraient être là pour rien et qu’il y a sûrement là une hostilité fondamentale à contenir ? On ne peut pas s’empêcher de remarquer que la plupart d’entre nous fermons à clé notre maison pour protéger « notre bien », c’est-à-dire ce qui est « nôtre » par droit de propriété. Or ce dernier se trouve finalement présupposé par ce que Hobbes définit comme droit naturel « liberté de chacun d’user de son pouvoir propre pour la préservation de sa propre nature ». Hobbes considère comme acquise l’idée selon laquelle il nous est naturel de désirer posséder. L’existence de sociétés nomades errant sur des terres dont elles ne revendiquent jamais la propriété va à l’encontre de ce présupposé. Evidemment, l’évolution très majoritairement sédentaires des modes de vie va, par contre, largement dans le sens des principes de la philosophie politique de Hobbes. Mais ce point est fondamental, ce fond d’agressivité potentielle dont Hobbes nous précise bien qu’il est une tendance comme on dit du temps qu’il est à l’orage, même quand l’orage n’est pas en train d’éclater, se crée entre des hommes qui sont naturellement, structurellement des « propriétaires ». Tout le raisonnement de Hobbes s’appuie sur ce principe en vertu duquel il convient d’avoir pour être, principe dont la pertinence peut être discutée (Jean-Jacques Rousseau : « Le premier qui ayant enclos un terrain, s’avisa de dire ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le premier fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres que de misères et d’horreurs, n’eût point épargnés au genre humain celui qui arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur. Vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne »).
Il importe bien de saisir néanmoins à quel point cette tendance viscérale à la guerre due à ce qu’il définit comme droit naturel de préserver sa nature ne saurait être considérée comme mauvaise, précisément parce qu’il n’existe aucune définition du bien et du mal qui puisse valoir avant que le droit positif ne l’est édictée. Est mal, ce que la loi interdit, est bien ce qu’elle autorise ou fait advenir : « Ils ne peuvent connaître de lois tant qu’il n’en n’a pas été faites; or aucune loi ne peut être faite tant que les hommes ne se sont pas entendus sur la personne qui doit la faire. » Cette citation annule sans aucune ambiguïté la possibilité d’un droit naturel au sens posé au départ de notre réflexion. On ne peut pas croire en la Justice (Droit Naturel) et c’est justement pour cela qu’il y a la justice (droit positif).

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