vendredi 30 novembre 2012

"Que désire-t-on de l'être aimé?" (2)


Mais alors la question de savoir ce que l’on désire de l’être aimé ne peut être traitée qu’à partir du rapport que l’on institue à l’égard de la perfection. Sommes-nous pris dans la quête d’un idéal, d’un être divin, d’une perfection de bonheur, de bien-être ou bien ne consistons-nous que dans la façon d’être ce qui, du simple fait d’être présent, est d’emblée, toujours déjà et toujours « à jamais », la perfection même, soit le présent, la perfection incarnée, état entendu que l’incarnation est la perfection ?
Dans son livre, « le désir d’Eternité », Ferdinand Alquié développe l’esprit d’une distinction très riche et très profonde entre l’amour passion et l’amour action.  L’amour fusionnel est trompeur, sournois, destructeur, abstrait. Il n’est question finalement, dans cet amour, que de trouver dans l’autre des raisons d’être ramené à soi-même. L’amoureux passionné n’éprouve du moment qu’il vit avec l’autre que la lumière déclinante d’un instant unique qui déjà s’efface et dont il convient dés lors de ne garder que le souvenir. Voilà pourquoi c’est un amour « grandiloquent », théâtral, magnifique, par bien des aspects, mais terrible et paradoxal par d’autres, puisque il n’est aucunement question d’aimer « quelqu’un » d’autre mais seulement de s’aimer soi-même « aimant », ou plutôt ayant aimé.
« Peut-on dire [...] que la passion nous permette d'aimer un être autre que nous ? Il n'en est rien et, en aimant le passé, nous n'aimons que notre propre passé, seul objet de nos souvenirs. On ne saurait aimer le passé d'autrui ; par contre, l'amour peut se porter vers son avenir, et il le doit, car, aimer vraiment, c'est vouloir le bien de l'être qu'on aime, et l'on ne peut vouloir ce bien que dans le futur. Tout amour passion, tout amour du passé, est donc illusion d'amour et, en fait, amour de soi-même. Il est désir de se retrouver, et non de se perdre ; d'assimiler autrui, et non de se donner à lui ; il est infantile, possessif et cruel, analogue à l'amour éprouvé pour la nourriture que l'on dévore et que l'on détruit en l'incorporant à soi-même. L'amour action suppose au contraire l'oubli de soi, et de ce que l'on fut; il implique l'effort pour améliorer l'avenir de celui que l'on aime. Et si souvent l'aveuglement, et l'on ne sait quelle complaisance pour nos caprices, nous font désirer d'être passionnément aimés, il n'en reste pas moins que celui qui est aimé ainsi sait confusément qu'il n'est pas l'objet véritable de l'amour qu'on lui porte ; il devine qu'il n'est que l'occasion, pour celui qui l'aime, d'évoquer quelque souvenir, et donc de s'aimer lui-même. A cette tristesse chez l'aimé correspond chez l'aimant quelque désespoir, car le passionné sent bien que sa conscience ne peut parvenir à sortir de soi, à atteindre une extériorité, à s'attacher à une autre personne.
     Ainsi s'explique que l'inconstance des passions coïncide souvent avec leur violence. La violence de la passion vient de ce que sa source est l'égoïsme, sentiment d'une grande force, et souffrant mal les obstacles. L'inconstance de la passion vient de ce que l'objet vers lequel elle se porte n'est jamais que symbolique et accidentel : en son essence, l'amour passion est un amour abstrait. Tiré du passé de l'amant, il peut convenir à tout ce qui, dans le présent, évoque ce passé, apparaît comme son image. Aussi le passionné aime-t-il, non l'être réel et présent qu'il dit aimer, mais ce qu'il symbolise. Dans les cas de demi-lucidité, il aime cette recherche même du passé dans le présent : il aime alors l'amour, ce qui n'est pas aimer. »
L’expression du sens commun selon laquelle « on se fait un film » quand on se raconte à soi-même une histoire fictive à partir de certains éléments d’un épisode du réel est ici particulièrement adéquate pour rendre compte de l’amour-passion qui est fondamentalement un amour malade, un désir dont l’exacerbation n’est d’aucune façon atténuée, optimisée ou plutôt rentabilisée par l’influence réalisatrice d’un « vouloir ».  On ne demande à l’être aimé que de servir de cible, de support, de prétexte à un pur travail d’idéalisation, de cristallisation qui nous permet de donner aux instants passés la valeur éternelle du souvenir. La seule dimension éternelle de la vie de quelqu’un consiste en effet dans son passé puisque rien de ce qu’il a vécu ne s’offre plus au potentiel de surprise, d’imprévisibilité du présent. Le passionné ne veut vivre que des instants inoubliables au sens propre. Il ne les aborde donc que pour les immortaliser, les fixer sur la pellicule de sa mémoire, tout comme un touriste qui, photographiant l’image réelle d’un bonheur à conserver, ne s’aperçoit pas qu’il ne le vit pas comme réel. Photographier une scène, c’est la conjuguer au futur antérieur, la convertir en un futur passé. Il est troublant de penser, dans cette perspective que les personnes qui nous aiment passionnément et nous déclarent quand nous essayons, à juste titre, de les quitter qu’elles ne peuvent pas « vivre sans nous » n’ont en réalité jamais fait autre chose depuis le début. Ce qui les terrorise dans ce moment de la rupture ne serait ni plus ni moins que l’éclatement effectif d’une vérité sous-jacente : l’impasse dans laquelle les a conduit un amour solitaire. Que désire, selon Alquié, un amant passionné de l’être aimé ? Qu’il joue dans la relation exactement le même rôle que le tain dans le phénomène de réflexion du miroir, celui d’être une pure opacité, de s’annuler dans une sorte de « non présence » sur le fond de laquelle il lui sera donné de s’admirer lui-même.
A cette théâtralité égoïste, Ferdinand Alquié oppose la simplicité et la justesse d’un effacement de l’ego, d’un oubli de soi fondé sur l’acceptation du temps. « Aimer vraiment, c’est vouloir le bien de l’être aimé et l’on ne peut vouloir ce bien que dans le futur ». Autant le passionné ne visait que la perfection finie d’un souvenir dont la beauté n’était plus offerte au « travail d’érosion » du présent, autant le tenant de l’amour action accepte l’aventure du couple, de la conjugalité. Ce qui fait ici l’amour, c’est l’horizon d’un avenir commun. A un mouvement aimant qui fait du présent le futur fermé d’un passé, Alquié oppose un autre dynamisme abordant le présent comme le passé d’un futur ouvert. L’Autre devient alors l’occasion rêvée de sortir de soi, de s’offrir au temps, d’accepter son altération. Au passionné qui veut si souvent « mourir » pour la personne aimée, l’amour action répond qu’il suffit de vouloir vivre avec.
Mais, en même temps, il n’est nullement question de ne faire qu’un avec l’autre puisque cela reviendrait à le nier. Bien au contraire, le propos de Ferdinand Alquié consiste à tisser le rapport entre l’acceptation de l’Autre et l’acceptation du temps. Accepter l’autre, c’est accepter d’être autre à soi, ce qui revient à accepter que chaque instant du temps me fasse incessamment devenir autre à celui que je viens juste de cesser d’être. Si l’amour action est effacement de l’ego, il n’est pas annulation du « je ». C’est même tout le contraire : je me réalise comme volonté, comme sujet, comme liberté dans cet échappement par lequel le « je » se détache d’un « moi » donné, posé, figé. Le moi, c’est l’amour du destin et du passé, et l’enfermement de l’amoureux passionné l’illustre assez manifestement. Le « je », c’est, au contraire, l’affirmation d’un mouvement de la personne vers quoi ? Vers un Sens. Autrui porte en lui l’évidence d’une altérité si radicale  qu’elle ne cesse de me troubler, de me fasciner et de me stimuler, de constituer finalement cet échappement par la brèche duquel aucun instant jamais ne se laisse éprouver par moi comme l’occasion de m’y lover, de m’y limiter, de m’y contenter.
Dans son livre « Humanisme de l’autre homme », Emmanuel Lévinas exprime parfaitement l’intuition dont Ferdinand Alquié décrit le mouvement  comme amour action : « Le mouvement vers Autrui, au lieu de me compléter ou de me contenter, m’implique dans une conjoncture qui, par un côté ne me concernait pas et devrait me laisser indifférent : que suis-je donc allé faire dans cette galère ? D’où me vient ce choc quand je passe indifférent sous le regard d’Autrui ? La relation à Autrui me met en question, me vide de moi-même et ne cesse de me vider en me découvrant des ressources toujours nouvelles. Je ne me savais pas si riche, mais je n’ai plus le droit de rien garder. Le désirable ne comble pas mon désir, mais le creuse, me nourrissant en quelque manière, de nouvelles faims.»
Autrui donne du « sens » à mon existence non seulement parce qu’il se manifeste à moi comme l’horizon d’un désir, mais aussi parce qu’il vide « mon moi de son moi ». C’est comme si nous étions incessamment jeté hors de nous même, comme exclus de toute intériorité et tenus de nous faire exister dans la nécessité de cette extériorisation incessante mais tout le paradoxe est justement que cette nécessité est l’expression la plus pure de ma liberté. Nous pourrions presque dire que ce n’est pas parce que nous sommes un sujet que nous sommes libres mais parce que nous sommes sommés de nous actualiser comme sujet en sortant à chaque instant de l’impression de l’être, c’est-à-dire aussi en sortant à chaque instant de l’instant. Le philosophe Alain a exprimé imparfaitement le processus de cet échappement : « Tant qu’on est seul on n’est pas soi, plus on sort de soi-même et plus on est soi-même. » Tant qu’on est seul on est prisonnier du moi, de l’ego narcissique de la passion et même quand nous rencontrons l’autre, nous le rejetons comme Autre pour le ramener à nous-mêmes. Mais plus on consent à cette sortie de soi que la Présence d’Autrui institue du fait de son visage, plus on se réalise comme ce dynamisme toujours porté vers un au-delà de soi qui est le Je, le vrai sujet. Le « Je », c’est précisément l’impossibilité ressentie et consentie à pouvoir se refermer dans un « moi ».
Peut-être convient-il d’insister ici sur tout ce que cette conception du rapport à l’Autre décrite par Emmanuel Lévinas dans le prolongement de l’Amour action selon Ferdinand Alquié induit de justesse et de résonance avec nos expériences les plus quotidiennes. Devant le visage de l’autre personne, je ne suis ni en situation de conflit (comme c’est finalement le cas dans l’amour passion puisque il n’y est question que d’assimiler l’autre à une partie de soi), ni dans une position d’incomplétude dont l’autre serait comme la solution, je suis au contraire devant du radicalement inassimilable. Regarder, à côté de soi, quelqu’un dormir, c’est se sentir appelés, convoqués, happés par la nécessité de déchiffrer de l’indéchiffrable. Il n’est pas possible de le voir sans être animé de cette certitude selon laquelle il y a dans cet événement, dans cette apparition d’un visage, l’expression d’un sens. Tout visage « veut dire quelque chose » mais ce « vouloir dire » ne saurait d’aucune façon résider dans l’intention de la personne en question (puisque elle dort). Une expressivité est libérée par la plasticité de ses traits à elle sans qu’elle puisse pourtant lui être assignée à « elle », à son intension d’exprimer.
Et d’ailleurs je serai bien en peine de dire clairement ce « qui est dit » par le visage. C’est bien au-delà de ce qu’une personne pourrait dire « en son nom ». Le visage de l’Autre ne me dit pas « quelque chose », il est porté par l’affirmation d’une présence qu’il est impossible de résorber ou de définir comme « chose », à savoir l’infini. Nous sommes toujours touchés par le sentiment d’extrême vulnérabilité du visage endormi, comme si il nous revenait d’être le gardien  protecteur du sommeil de cette personne mais les analyses de Lévinas suggèrent que c’est d’une vulnérabilité bien plus première et fondamentale (ontologique) dont nous nous sentons alors « responsables », soit de l’idée d’Infini, qui n’est qu’un autre nom de Dieu et dont le réel fait éclater par le visage de l’autre l’évidence incontournable (« Suis-je le gardien de mon frère ? » demande Caïn à l’Eternel, le visage est la réponse toujours préalablement positive à cette question).
« Autrui qui se manifeste dans le visage, perce, en quelque sorte sa propre essence plastique, comme un être qui ouvrirait la fenêtre où sa figure pourtant se dessinait déjà. Sa présence consiste à se dévêtir de la forme qui cependant déjà le manifestait. Sa manifestation est un surplus sur la paralysie inévitable de la manifestation. C’est cela que nous décrivons par la formule : le visage parle ». Ce que Lévinas entend ici par « paralysie inévitable de la manifestation », c’est la réalité physique, matérielle d’un visage auquel je fais face maintenant parce que précisément un visage est « là » comme pourrait l’être aussi une pierre ou une chaise mais qu’en même temps, je perçois d’emblée ce « plus », cette élévation par le biais duquel il est impossible d’être à un visage comme on est à une chaise. Toute chose présente se manifeste à nous finalement « comme ça », comme un donné. Elle consiste dans la nudité du simple fait d’être là ici et maintenant mais la présence du visage qui pourtant n’est que « de la peau » ne se laisse jamais seulement percevoir comme « de la peau ». On réalise alors qu’être là peut se décliner dans les termes de niveaux. Le « donné » de la présence a des degrés, au moins deux : « être là » et « être plus là que là », plus « nu que nu », plus « vulnérable que vulnérable ».
 Il est difficile de faire comprendre cette nudité décuplée du visage sans recourir à des exemples : le visage endormi d’un humain prés de vous qui vous engage à répondre de lui. Il est sans défense, parce qu’il dort peut-être mais surtout parce qu’il est un « visage » endormi. Quand nous paraissons devant un public que nous ne connaissons pas et devant lequel il va falloir que nous prenions la parole, nous savons bien que quelque chose de nous se donne à voir dans une sorte d’impudeur paradoxalement pudique avant que nous parlions. Ce n’est pas seulement que notre visage pourra éventuellement exprimer une sorte de crainte, de désarçonnement, c’est qu’il est structurellement « ça » : désemparé. Il émet du sens qui ne vient pas de votre intention de signifier quelque chose à quelqu’un. Le visage c’est la nudité fondamentale de l’émission d’un sens, c’est l’impossibilité radicale et physique de ne pas être le vecteur d’un « vouloir dire » incessant, proprement infini, c’est l’infini même. Nous nous sentons appelés, réquisitionnés par le visage de l’autre. C’est comme si ce « vouloir dire » qu’absolument personne ne peut nier dans ce face à face avec la peau la plus vulnérable du visage était la manifestation première de l’être, sa fibre la plus nue, la plus « à vif ».
Lévinas relie le visage, l’infini, le désir dans une seule et même expérience : celle d’être dessaisi du pouvoir de parler et de parler quand même, par son visage. « C’est cela le désir : brûler d’un feu autre que celui du besoin que la saturation éteint », autrement dit « brûler d’un feu qu’aucune saturation ne peut éteindre » parce qu’il est celui-là même de l’infini, brûler du feu de Dieu, en quelque sorte. Mais cette dernière expression n’est pas exactement admissible en ces termes, peut-être faudrait-il lui opposer celle-ci : « brûler du feu de Dieu vers Dieu », car je ne fais pas davantage un avec Dieu qu’avec l’infini ou qu’avec l’autre. Le visage de l’autre ne nous fait pas chuter dans l’extase d’une confusion mais bien au contraire nous guide vers l’infini de la distinction, vers l’altérité. Il est exactement ce qui nous retient devant la présence de l’autre personne, de passer du pareil (similitude d’apparence des hommes) au même. Le désir est attiré par le visage parce que le visage consiste justement à nous faire toujours passer du pareil à l’Autre.
Mais alors que désire-t-on de l’être aimé, dans cette perspective ? Son altérité, l’impossibilité radicale de le ramener à soi, le contraire radical de l’amour-passion. Le visage, par l’altérité qu’il impose au rapport humain fait de tout rapport humain un rapport plus qu’humain, un rapport tendu vers l’infini. C’est que je désire de l’autre, c’est l’ouverture vers l’infini d’être autre, étant entendu qu’il n’est rien de plus effectif que cet infini même, c’est-à-dire le temps, ce continu de la création continuée décrite par Descartes par quoi c’est toujours l’évidence de Dieu, c’est-à-dire de l’infiniment Autre qui s’impose. Ce qu’il convient d’admettre dans cette conception du visage d’Emmanuel Lévinas, c’est que l’amour est finalement toujours déjà implicitement contenu dans l’altérité. La haine ou le rejet sont des façons absurdes et artificielles de nier l’évidence de cette fascination, de cet enrôlement de notre être par l’impératif absolu, incontournable de cette tension vers l’infini que tout autre porte en lui par son visage. C’est bien d’Agape dont il est question ici mais en un sens qui finalement n’exclut pas pour autant Eros puisque, de la relation la plus charnelle au rapport le plus respectueux, c’est toujours exactement de le même chose dont il est question : le rapport avec ce qui ne peut pas se laisser assimiler, l’Autre.
L’amour passion et l’amour action décrivent donc des relations totalement opposées tant dans leur nature que dans leur finalité mais au-delà de leurs différences, quelque chose les rapproche encore : ils ne définissent le désir qu’au travers d’un schéma qui l’institue comme une relation entre deux termes. L’amour passion refuse l’altérité de la personne aimée, l’amour action l’accepte mais ni l’un ni l’autre ne l’annule fondamentalement, ontologiquement. Se pourrait-il que le désir loin de marquer une relation entre « deux éléments distincts », ou la force qui les unit désigne la force au regard de laquelle ces deux éléments n’ont jamais été distincts, le mouvement même d’être l’un et l’autre ? Lorsque Spinoza définit le désir comme conatus : « L’effort d’une chose pour persévérer dans son être n’est rien d’autre que l’essence actuelle de cette chose. », il nous invite (à vrai dire il nous le prouve puisque sa démonstration est géométrique), en tout premier lieu, à abandonner le préjugé selon lequel chacun de nous serait « un » être. Une chose n’est pas ce qu’elle est mais l’effort qu’elle libère pour être. Il n’est rien de l’univers qui soit autre chose qu’un effort pour exister. En d’autres termes, ce qui est, c’est la multiplicité des efforts quantitatifs différents pour exister parce qu’aucune chose ne libère le même comptant d’énergie pour exister, et c’est justement à la lumière de cette différenciation quantitative que nous percevons des choses et des êtres distincts. Mais là où nous voyons quelqu’un d’autre, nous éprouvons en réalité une intensité quantitativement différente de l’acte d’être soi-même.
Ainsi, par exemple, dans une classe, un professeur va faire l’appel, c’est-à-dire désigner par leur nom des « personnes différentes ». Dans une perspective spinoziste, on pourrait dire qu’il y a en réalité autant de soi-disant personnes que de flux d’intensité variables d’un seul et même acte qui est le fait « d’être là ». On pourrait dire que Spinoza explique peut-être plus efficacement des phénomènes de dynamique de groupe. Là où la plupart des gens invoqueraient la notion d’affinités ou de non affinités entre des personnes, un Spinoziste parlerait plutôt d’une affaire de résonances entre des intensités de présence. Si je ne m’entends pas avec cette personne, ce n’est pas parce que je suis moi et qu’elle est « elle », mais plutôt parce que notre mise en présence ne permet pas à chacun de nous de libérer notre plein régime d’énergie, de puissance d’exister. S’il on accepte l’idée d’assimiler l’être, le fait d’être à Dieu, on pourrait alors dire que nous sommes moins Dieu ici qu’ailleurs, notre combinaison n’est pas « bonne », c’est-à-dire qu’elle n’est pas libératrice d’un plein rendement. Nous ne sommes pas de bons ouvriers de « l’usine à exister » qu’est l’être, l’Univers, Dieu, parce que nous ne nous donnons pas envie d’être l’un à l’autre. Désirer, c’est brûler du feu d’exister, parce qu’on a réalisé qu’exister est un feu, c’est-à-dire justement un désir.
On mesure ainsi tout ce qui distingue radicalement la philosophie Spinoziste du désir du rapport à l’autre tel qu’il est décrit par Lévinas, car il n’est plus ici question de chercher sur le visage de l’autre cette émission d’un sens énigmatique qui serait la marque et comme le vecteur d’un infini toujours à poursuivre. Le Sens qui s’échappe de ses traits n’est pas celui d’une intention, d’un vouloir dire mais d’une intension et d’un désir d’être, et plus encore d’une certaine intension (tension intérieure) du désir d’être. Devant l’autre personne, je ne suis après tout que devant une autre façon d’être moi, étant entendu que ce moi n’est pas à proprement parler le « mien » mais celui du Tout, c’est-à-dire de Dieu. Représentons-nous l’univers comme une plasticité, une « pâte » traversée de différentes vitesses de sédimentation, de solidification. Il n’y a qu’une seule « pâte » mais elle consiste par son unité même dans la multiplicité de tous ces flux de densification plus ou moins puissants. Nous consistons dans ces flux, dans ces suites décimales de chiffres de densification de l’être et plus nous participons puissamment à l’intensification de cette pâte, plus nous sommes joyeux, plus nous y participons mollement, plus nous sommes tristes.
Aussi étrange que cela puisse paraître, quelque chose de Phèdre, l’héroïne de Racine est infiniment joyeux dans la douleur d’être tombée amoureuse de son beau-fils. « J’aime » hurle-t-elle. Elle est « tombée », pourrait-on dire, dans une configuration de densification particulièrement vive et intense du fait d’exister et il importe peu que cet amour ne soit pas partagé puisque l’on ne se situe plus du tout  à ce niveau dans une affaire de personnes mais seulement de points, de « zones », ou plutôt de « champ ». On réalise ainsi qu’elle n’attend rien d’Hyppolite. Ce n’est pas vraiment « lui » qui est « aimé », c’est plutôt le fait de désirer qui se trouve, dans le jeu de cette résonance Phèdre-Hyppolite, intensément vécu. Que l’univers soit, c’est ce qui se fait sentir infiniment plus « là » qu’ailleurs. Nous créons des destins amoureux là où il n’y a, en réalité, que des phénomènes de résonances magnétiques entre des « paysages » (Il n’est pas si absurde de décrire des rencontres et des aventures avec des personnes comme des traversées de lignes géographiques).
 Que désire-t-on de l’être aimé, dans cette perspective spinoziste ? Il est impossible de répondre à cette question d’une autre façon qu’en l’annulant, tout simplement parce que la situation à partir de laquelle elle se pose la résout. Si l’on désire l’être aimé, on ne voit pas de quel biais cette effectuation du désir pourrait tendre vers une autre perfection que celle-là même dans laquelle elle consiste. Le désir ne tend vers rien parce qu’il est l’efficience du Tout. Que je sois en cet instant en train d’écrire ses lignes, que vous soyez, vous, en train de les lire : voilà qui ne pourrait pas se produire sans que le désir d’être l’Univers de l’Univers ne s’y libère (plus ou moins bien, selon que vous libériez en cet instant de la joie ou de la tristesse, j’espère que c’est de la joie).
Il est dés lors possible de percevoir l’intitulé du sujet sous un angle différent de celui qui nous vient spontanément aux yeux en insistant particulièrement sur le pronom indéfini « on » et en donnant au mot « Etre » un sens exclusivement Spinoziste, ontologique. Ce n’est jamais qu’en tant que « On » qu’on désire et rien n’est plus décalé que de croire pouvoir aimer en son propre nom comme la description de l’amour passion par Ferdinand Alquié nous l’a bien fait comprendre. D’autre part, l’être aimé ne peut simplement être ma femme, ou mes enfants ou cette personne que je croise dans la rue. L’être aimé, c’est le fait d’aimer l’être, c’est-à-dire le fait d’aimer exister. C’est alors qu’on met à nu la mécanique sournoise d’un sujet qui contenait déjà dans la mécanique même de mise en relation de ses termes sa résolution. Que peut-on, en effet, désirer du fait d’aimer exister, si ce n’est le fait d’aimer exister, puisque c’est exactement cela qui qualifie le bonheur même ?

"Porter des lunettes"



« Le mot lunette vient étymologiquement de « petite lune » et désigne les objets circulaires comme la plaque de verre ou de métal poli d’un miroir circulaire. Le terme s’est spécialisé en optique pour désigner un instrument grossissant la vue d’objets lointains. Depuis 1676, il s’applique à une ouverture plus ou moins ronde, désignant une fenêtre sur les toits, la partie de la montre dans laquelle se met le cristal ainsi que la partie évidée de la guillotine dans laquelle le condamné passait la tête. » (Dictionnaire historique de la langue française – Alain Rey)
La première chose qui « saute aux yeux » à la lumière de cette origine, c’est que le terme de lunette est déjà connoté du point de vue du design puisque il fait signe de cette forme circulaire de la lune. Le cercle de la lentille, la rondeur de l’objectif qui fixe la lune contribue à donner au moins à la lunette si ce n’est aux lunettes, une connotation astrale. Nous pourrions après tout nous interroger sur la rondeur du monocle, ou celle des premières lunettes dans la mesure où l’œil n’est pas rond (la pupille l’est). La réponse est simple : c’est que le monocle s’adapte à l’orbe de l’orbite oculaire. En tant que descendantes de « la » lunette astronomique, la rondeur semble s’être imposée aux premières lunettes sous l’effet de cette évidence de la continuité entre l’ergonomie orbitale de l’œil humain et la forme circulaire de l’astre. C’est un peu comme si voir était nécessairement « rond » parce que d’une part, c’est toujours du fond de nos orbites que jaillit notre regard et d’autre part, l’objet le plus lointain, la lune ou les étoiles sont de forme ronde. Il suffit de penser à la visualisation mentale de l’acte de « se focaliser » pour percevoir immédiatement l’intensification d’un champ cylindrique qui à partir de l’œil se concentre de plus en plus sur son objectif (pourquoi les écrans de cinéma ne sont-ils pas circulaires ? Pourquoi l’angle droit ici, la courbure là ? La Géode au Parc  la Villette).
C’est du fond de nos orbites que nous voyons, via la lunette astronomique, des astres ronds qui, mis à part le soleil, suivent tous une orbite, un trajet circulaire autour de l’astre solaire. Dans quelle mesure les lunettes, indépendamment de toute prescription médicale, ne pourraient-elles pas s’assimiler à une sorte de badge, de revendication d’appartenance à un univers de la sphère, de la courbe et du cycle, une manière de simplement souligner l’orbe de la cavité oculaire dans l’évidence de son inscription planétaire, dans l’efficience de notre souscription à la circularité d’un éternel retour ?
Bien sûr, les lunettes ont une connotation savante à plusieurs titres. Dans le petit Nicolas, le premier de la classe, Agnan porte des lunettes et s’en sert constamment pour éviter les baffes lors de la récréation. D’autre part, il n’est pas besoin d’être esthéticienne pour percevoir qu’un regard cerclé gagne en pénétration, c’est comme un second rimmel qui, lui, ne serait pas réservé aux femmes. La lunette affûte le regard comme la pierre à aiguiser le fait avec la lame (les lunettes sous cet angle sont un accessoire dont il n’est pas facile de déterminer le sexe car elles participent à la fois de ce dynamisme masculin de la vue perçante et de cette ouverture féminine à l’autre par le biais de laquelle un monde se donne à voir).
Mais il existe aussi un autre lien entre les lunettes et le savoir. Si nous réfléchissons à toutes les expressions de la langue française utilisant le terme de « vue », nous allons penser à « A première vue, en mettre plein la vue, à perte de vue, à vue de nez, à portée de vue, fondre à vue d’œil. » Cette dernière expression doit attirer notre attention dans la mesure où elle fait signe d’une autre vue. Voir quelque chose fondre à vue d’œil suggère que le mouvement est rapide et que l’on pourrait le voir fondre plus lentement à une autre vue que celle de l’œil. Laquelle ? A vue d’entendement. Nous ne pouvons pas ne pas savoir que la neige fond, que la peau se ride, que la pâte à levain lève, et cette évidence est telle que nous ne pouvons pas non plus ne pas la « voir », ne pas la « vivre » mais cette évolution invisible du fait de sa lenteur se laisse pressentir dans l’efficience de l’infinie divisibilité du phénomène.
C’est exactement comme si le « petit à petit » de cet « insensible devenir » ne se laissait appréhender qu’au regard perçant de celui qui ne douterait à aucun titre de l’existence  de cette autre échelle, échelle que pourtant il ne perçoit pas « à l’œil nu ». On comprend bien que la distance qui nous sépare d’un objet lointain nous donne l’idée de la lunette pour voir mieux ce que nous voyons déjà, bien que mal, mais il en va tout autrement de l’infiniment petit puisque nous pouvons toujours nous dire qu’il n’est pas de meilleure vue que celle que nous avons maintenant dans la proximité de la chose à nos yeux (à vue d’œil). Pour inventer le microscope, encore faut-il avoir l’intuition qu’il y a des choses à voir à cette échelle, échelle à hauteur de laquelle le changement que nous ne voyons pas à l’œil nu mais dont ne pouvons pas douter du fait de l’évidence du changement entre deux clichés d’une même chose (mon visage à 20 ans et mon visage à 50 ans). Intuition vient du latin « intueri » qui signifie « voir vraiment ». Les lunettes supposent une idée, celle qui pose que le degré d’intensité avec lequel vous fixez une chose vous fera voir cette chose comme autre que la première représentation que vous vous en êtes faite.
 Il y a dans les lunettes l’activation d’une pétition de principe toute à la fois industrieuse, pénétrante et féconde au « regard » de laquelle « la vérité est ailleurs » comme disent les agents Scully et Mulder, ou, plus précisément « le réel est infiniment « feuilleté ». Chaque représentation d’un phénomène est dépendante du degré de précision et d’agrandissement qui le fixe. Il n’y a pas la réalité objective des anneaux de Saturne, par exemple, il y a simplement l’historique des regards sur les anneaux de Saturne. Il y a la progression technologique de la vision, les rebondissements successifs de aventures du Voir. Nous ne faisons pas l’expérience d’un réel donné qui attend patiemment dans son coin que nous mettions au point les moyens de le découvrir. Il y a ici et maintenant la mise au point technologique d’une nouvelle modalité de ce que c’est qu’être « un œil pas nu », percevoir une réalité et non plus « la » réalité. La vision construit son objet et ne l’enregistre pas passivement.
En d’autres termes, les lunettes ne sont pas seulement des accessoires par le biais desquels la culture humaine vole au secours de cette défaillance naturelle de notre faculté à voir. Elles insinuent dans notre rapport aux objets la gradation d’une acuité perceptive par  l’entremise de laquelle des niveaux de vision font peu à peu évoluer la nature même de l’objet à saisir et cela jusqu’à remettre en cause la notion même d’objet. La culture ne nous donne pas la possibilité de chausser des lunettes pour mieux voir des choses qui seraient « là », elle fait advenir dans l’optimisation des degrés du Voir une autre « considération » de ce que c’est qu’un monde, une autre « vision » de l’univers, lequel ne constitue plus une extériorité posée devant nous mais une réalité fluctuante, feuilletée, ouverte à toutes les expérimentations. Ce n’est pas l’existence donnée d’un « visible » qui détermine et motive la progression du voir, c’est l’optimisation des yeux par les lunettes qui fait apparaître comme par magie un univers multiple, bigarré, grouillant de subtilités qui sont moins révélées qu’induites, « portées » par ce présupposé d’un « quelque chose à voir à ce degré là » inféré des lunettes. Autrement dit, les lunettes ne font pas apparaître « mieux » un monde naturel, elles nous facilitent l’accès à la vérité d’une extériorité qui ne consiste et ne se donne à voir qu’à partir du présupposé interprétatif d’un plus dans l’acuité du regard. C’est un peu comme ces lunettes kaléidoscopiques qu’on vend parfois aux touristes et dans lesquelles défilent des clichés de la Tour Effel ou du Taj Mahal. Extérieurement, cela ressemble à des jumelles grâce auxquels on voit mieux l’extérieur mais en réalité ce sont instruments de projection d’images intérieures à visée promotionnelle.
Dans le film de Jean-Jacques Annaud : « Le nom de la rose », on voit bien que les lunettes ont quelque chose de tabou. Les moines du scriptorium chuchotent autour de Guillaume de Baskerville. Ils savaient que cet instrument existait comme ils savaient probablement que de nouvelles théories sur la place de la terre dans l’univers étaient en train de se répandre. Cette idée selon laquelle de nouvelles dimensions de la réalité sont potentiellement et peut-être aussi infiniment invocables aux « yeux » de nouveaux instruments de vision ne peut manquer, en effet, de répandre, dans une abbaye, une odeur de souffre puisque elle revient finalement à poser qu’il n’est peut-être aucune réalité véritablement extérieure, donnée, divine et « objective » qui attende tranquillement d’être découverte mais qu’au contraire, l’homme ne cesse toute à la fois d’explorer et d’inventer au fur et à mesure que ses instruments d’investigation se perfectionnent technologiquement la « vision » d’ « une » réalité provisoire. Le savant perçoit bien quelque chose qu’il ne crée pas de toutes pièces mais la représentation qu’il s’en fait ne peut être que celle qui est rendue possible par tel instrument. Le simple fait d’interposer entre la réalité et nos yeux un accessoire de vision induit le présupposé d’une réalité constructible. Porter des lunettes, mettre la branche de ses lunettes dans sa bouche, c’est prendre un air fin d’observateur circonspect et attentif, interdit, presque suspensif, selon lequel « rien n’est évident de soi-même ».
Cette considération est essentielle d’un point de vue purement plastique ou expressif : un porteur de lunettes, quelque soit sa profession, par ailleurs, est fondamentalement un « chercheur », c’est-à-dire quelqu’un pour qui il ne suffit que les choses « soient », ni même qu’elles soient visibles, pour qu’elles nous aient tout dit du phénomène de leur présence. Ce trait ne présente aucun rapport avec la fonction optique ou médicale des lunettes. Elles habillent l’œil, elles manifestent et revendiquent un parti-pris d’activité à l’égard d’une réalité devant laquelle on n’est plus passif. On s’est, une fois pour toutes, éloigné de l’idée d’un rapport simple, unilatéral avec l’extérieur. Qu’il y ait des phénomènes visibles « à l’œil nu », ce n’est pas seulement ce que l’on a cessé de prendre en compte mais c’est a fortiori ce à quoi on ne croit plus, ce dont on a démasqué l’illusion, comme si les choses que nous voyons, pace que nous les voyons, devenait suspectes et illusoires. La visibilité n’est plus donnée mais construite, ou plutôt à construire. On pourrait presque affirmer que les lunettes n’habillent plus l’œil mais sont devenus les yeux de l’entendement, ceux qui voient la « cire même » là où mes yeux ne me donnent à voir que deux réalités sans rapport (le morceau de cire – Descartes  2e Méditation)
Si les lunettes constituent un accessoire investi d’un potentiel symbolique aussi écrasant, c’est parce qu’il y a quelque chose du rapport fondamental de l’homme avec la nature qui s’y exprime, et ce rapport ne saurait être mieux résumé que par la notion même de culture. Les lunettes peuvent, sans conteste, être considérées comme ce marqueur culturel par le biais duquel il n’est absolument rien de soi-même que leur porteur accepte comme allant de soi-même. Michel Foucault, dans son livre « l’usage des plaisirs » évoque au sujet des Grecs et plus particulièrement des stoïciens ce qu’il appelle « les techniques du soi », soit le fait qu’à cette époque est historiquement né et approfondi un certain type de rapport à son existence par le biais duquel être soi se « travaille », se « cultive » et ne saurait à aucun titre être abandonné comme une réalité faite qui nous aurait été imposée par la nature. Il n’est pas seulement question ici de considérer que les hommes prennent en main leur existence mais plutôt qu’ils la technicisent, comme si même le donné le plus brut de notre ancrage à la vie donnait matière à un jeu fou, délirant, fascinant, troublant et voluptueux d’optimisation, de brouillage de code jusqu’aux dérèglements les plus baroques (même si ce terme est anachronique - Le film de Fellini « Le Satyricon » adapté de l’œuvre éponyme de Pétrone illustre parfaitement le jeu effréné de cette stylisation qui dans le film n’a aucun rapport avec les Stoïciens).
Voir, entendre, sentir, goûter, jouir : c’est pas si simple, quelque chose comme une marge de manœuvre stylistique  infinie peut insinuer ici son propre jeu, brouiller la donne d’un répartition strictement naturelle des dons, des forces et des puissances. Que découvre Guillaume de Baskerville avec ses lunettes ? La subversion des codes de la calligraphie et de l’enluminure : le pape grimé en Renard enseignant les Ecritures aux évêques transformés en ânes. Ce qui se joue dans cette Abbaye n’est pas seulement la passation de relais (difficile) entre une certaine façon de penser (la scolastique) et une autre (la naissance de la science moderne), c’est aussi la circulation entre les pavés d’une discipline religieuse, aveugle et bornée de l’herbe folle de l’irrévérence, de l’inventivité, de la stylisation d’une existence nouvelle.
Il ne semble pas douteux que les lunettes, en tant qu’accessoire du corps, prennent une place plus qu’éminente dans cette technicisation du rapport à soi. Une campagne publicitaire récente en apporte manifestement la preuve. De la même façon que le souci de soi marque une rupture à l’égard de toute attitude de soumission, d’allégeance à un donné naturel, les lunettes sont investies, dans ces clips, de la capacité illusoire à se vivre comme autre à celui que l’on était. « Avant j’étais blonde, mais ça, c’était avant ». On peut également se souvenir des affiches : « Avant j’étais chauve », « Avant j’étais Alain Delon », etc. L’esprit de cette campagne est particulièrement intéressant et fin dans la mesure où les lunettes sont investies à la fois de cette fonction stylistique puissante de rupture avec ce que le porteur pense avoir quitté comme caractéristique première de son être (jusqu’à l’identité même d’Alain Delon) et d’une dimension apparemment « hallucinatoire » considérable. Je ne suis plus chauve puisque je ne me vis plus comme tel, ou plutôt puisque je ne me vis plus seulement comme tel. C’est comme si les lunettes avaient insinué du jeu dans le rapport pourtant viscéral, quasiment organique, constitutif de notre être, avec nos qualités premières. Nous ne sommes pas ce que nous pensions être à tout jamais, tout est offert à un « devenir autre », à un « tour », au jeu très fin d’une subtile nuance par le biais de laquelle rien ne sera plus jamais comme avant. C’est évidemment l’humour de cette campagne publicitaire qui fait sa force mais précisément cet humour pointe vers ce qui constitue peut-être le trait fondamental de la « perspective design » de cet accessoire, à savoir qu’il n’est jamais question d’optimiser sa vue en portant des lunettes, mais de se créer pour soi-même « une » vision. En d’autres termes, elles ne sont pas là pour nous permettre de voir plus loin mais d’être autrement même si cet « autrement » ne sera jamais visible à l’œil nu par les autres, ou par un regard « extérieur ».
Les clips se terminent toujours par une « pirouette » et nous nous méprendrions en la percevant comme une morale au sens de celle des fables de La Fontaine car la blonde a peut-être tort de ne plus se croire blonde mais elle lit Kant, Lambert Wilson s’illusionne peut-être en pensant qu’il n’est plus flegmatique mais il a raison de croire qu’il n’est plus uniquement que cela : pris flegmatiquement dans un piège, il n’en est pas moins désormais un flegmatique à lunettes qui ne se perçoit plus comme les autres le perçoivent. Nous voyons une personne s’installer avec plaisir ainsi qu’une forme de persévérance dans le jeu infini d’une jouissive technicisation de soi.
 Dans le livre éponyme de Virginia Woolf, Mrs Dalloway vit une expérience de perception toute à la fois  intense et « indifférenciée »: « Elle ne dirait plus jamais de personne : il est ceci, il est cela ». Nous n’avons aucune idée de ce que les choses ou de ce que les êtres « sont », non pas seulement, dans le cas des êtres, parce que chacun d’eux crée la vision « intérieure » de soi, mais plutôt parce que c’est toujours à des « presque rien » que tiennent des grands « Tout ». Peut-être nous, les spectateurs du clip, ne verrons-nous pas la différence entre « la blonde avant » et « la blonde après », mais avec quelles lunettes ou avec quelle absence de lunettes ne le verrons-nous pas ? Qui suis-je, moi, pour dire que cet homme est chauve ? Quelle paire de lunettes supérieurement « objectives », « vraies », pourrai-je porter pour dire que cet homme est chauve si lui se vit comme autrement que simplement chauve ? Je comprends alors que ces lunettes objectives n’existent pas et avec elle tombe la notion de Jugement. A quoi servent vraiment les lunettes ? à renvoyer dans les cordes les préjugés contre les blondes ou tous les jugements qui ne se fondent que sur les apparences, c’est-à-dire finalement, comme le comprend bien Mrs Dalloway, tous les jugements.
Il faut arrêter d’émettre ces jugements définitifs et sentencieux, lancés à toute volée sur une réalité infiniment plus subtile. Et c’est ce qui fait toute la justesse de ces clips : « l’objet de leur promotion, c’est précisément ce dont le film porte la présence « en creux », « en négatif ». Nous croyons voir une fille  stupide là où se constitue le devenir et l’être à soi d’une intellectuelle en herbe qui n’a pas tort de se vivre comme telle parce qu’elle est ce qu’elle se sent en train de faire advenir et c’est bien tout ce que cristallise cette nuance intellectuelle des lunettes que crée le port de ces lunettes là. Nous voyons la continuité de la beauté physique de Camille Lacourt là où prend acte et forme le devenir d’une sensibilité lasse de créer par cette beauté de la jalousie masculine autour de soi. La pub finit par Camille Lacourt jeté dans la piscine par un mari ou un compagnon ulcéré mais nous n’avons rien compris si nous en déduisons que le nageur s’illusionne sur le changement produit par ses lunettes car c’est ainsi qu’il se voit, donc c’est ainsi qu’il est. Il ne cessera pas d’être plastiquement beau, mais il cessera de le croire, il cessera d’en jouer. Que chacun de nous se mette au clair avec lui-même et il percevra qu’il ne suscite autour de lui que les impressions exactes qu’il aspire à susciter parce que nous ne consistons pas dans la fibre d’une autre texture que celle des signes que nous émettons. Et c’est bien le fond ontologique de justesse de toute philosophie du style qui « s’exprime » ici, à plein régime, au premier rang desquelles il n’est pas possible de placer un autre nom que celui de Spinoza. Nous sommes l‘énergie de signalisation, de stylisation que nous émettons et les lunettes ne sont pas des instruments de perception d’une réalité préexistante mais de projection, de création, autant que de « sondage », de la réalité dynamique de soi qui est en train de devenir, de se faire advenir sous l’efficience d’un mouvement propre. N’est-ce pas finalement le sens le plus juste et le plus profond que l’on puisse assigner au terme de « foyers ». Il désigne la source d’émission du rayonnement d’une force.