vendredi 30 novembre 2012

"Que désire-t-on de l'être aimé?" (2)


Mais alors la question de savoir ce que l’on désire de l’être aimé ne peut être traitée qu’à partir du rapport que l’on institue à l’égard de la perfection. Sommes-nous pris dans la quête d’un idéal, d’un être divin, d’une perfection de bonheur, de bien-être ou bien ne consistons-nous que dans la façon d’être ce qui, du simple fait d’être présent, est d’emblée, toujours déjà et toujours « à jamais », la perfection même, soit le présent, la perfection incarnée, état entendu que l’incarnation est la perfection ?
Dans son livre, « le désir d’Eternité », Ferdinand Alquié développe l’esprit d’une distinction très riche et très profonde entre l’amour passion et l’amour action.  L’amour fusionnel est trompeur, sournois, destructeur, abstrait. Il n’est question finalement, dans cet amour, que de trouver dans l’autre des raisons d’être ramené à soi-même. L’amoureux passionné n’éprouve du moment qu’il vit avec l’autre que la lumière déclinante d’un instant unique qui déjà s’efface et dont il convient dés lors de ne garder que le souvenir. Voilà pourquoi c’est un amour « grandiloquent », théâtral, magnifique, par bien des aspects, mais terrible et paradoxal par d’autres, puisque il n’est aucunement question d’aimer « quelqu’un » d’autre mais seulement de s’aimer soi-même « aimant », ou plutôt ayant aimé.
« Peut-on dire [...] que la passion nous permette d'aimer un être autre que nous ? Il n'en est rien et, en aimant le passé, nous n'aimons que notre propre passé, seul objet de nos souvenirs. On ne saurait aimer le passé d'autrui ; par contre, l'amour peut se porter vers son avenir, et il le doit, car, aimer vraiment, c'est vouloir le bien de l'être qu'on aime, et l'on ne peut vouloir ce bien que dans le futur. Tout amour passion, tout amour du passé, est donc illusion d'amour et, en fait, amour de soi-même. Il est désir de se retrouver, et non de se perdre ; d'assimiler autrui, et non de se donner à lui ; il est infantile, possessif et cruel, analogue à l'amour éprouvé pour la nourriture que l'on dévore et que l'on détruit en l'incorporant à soi-même. L'amour action suppose au contraire l'oubli de soi, et de ce que l'on fut; il implique l'effort pour améliorer l'avenir de celui que l'on aime. Et si souvent l'aveuglement, et l'on ne sait quelle complaisance pour nos caprices, nous font désirer d'être passionnément aimés, il n'en reste pas moins que celui qui est aimé ainsi sait confusément qu'il n'est pas l'objet véritable de l'amour qu'on lui porte ; il devine qu'il n'est que l'occasion, pour celui qui l'aime, d'évoquer quelque souvenir, et donc de s'aimer lui-même. A cette tristesse chez l'aimé correspond chez l'aimant quelque désespoir, car le passionné sent bien que sa conscience ne peut parvenir à sortir de soi, à atteindre une extériorité, à s'attacher à une autre personne.
     Ainsi s'explique que l'inconstance des passions coïncide souvent avec leur violence. La violence de la passion vient de ce que sa source est l'égoïsme, sentiment d'une grande force, et souffrant mal les obstacles. L'inconstance de la passion vient de ce que l'objet vers lequel elle se porte n'est jamais que symbolique et accidentel : en son essence, l'amour passion est un amour abstrait. Tiré du passé de l'amant, il peut convenir à tout ce qui, dans le présent, évoque ce passé, apparaît comme son image. Aussi le passionné aime-t-il, non l'être réel et présent qu'il dit aimer, mais ce qu'il symbolise. Dans les cas de demi-lucidité, il aime cette recherche même du passé dans le présent : il aime alors l'amour, ce qui n'est pas aimer. »
L’expression du sens commun selon laquelle « on se fait un film » quand on se raconte à soi-même une histoire fictive à partir de certains éléments d’un épisode du réel est ici particulièrement adéquate pour rendre compte de l’amour-passion qui est fondamentalement un amour malade, un désir dont l’exacerbation n’est d’aucune façon atténuée, optimisée ou plutôt rentabilisée par l’influence réalisatrice d’un « vouloir ».  On ne demande à l’être aimé que de servir de cible, de support, de prétexte à un pur travail d’idéalisation, de cristallisation qui nous permet de donner aux instants passés la valeur éternelle du souvenir. La seule dimension éternelle de la vie de quelqu’un consiste en effet dans son passé puisque rien de ce qu’il a vécu ne s’offre plus au potentiel de surprise, d’imprévisibilité du présent. Le passionné ne veut vivre que des instants inoubliables au sens propre. Il ne les aborde donc que pour les immortaliser, les fixer sur la pellicule de sa mémoire, tout comme un touriste qui, photographiant l’image réelle d’un bonheur à conserver, ne s’aperçoit pas qu’il ne le vit pas comme réel. Photographier une scène, c’est la conjuguer au futur antérieur, la convertir en un futur passé. Il est troublant de penser, dans cette perspective que les personnes qui nous aiment passionnément et nous déclarent quand nous essayons, à juste titre, de les quitter qu’elles ne peuvent pas « vivre sans nous » n’ont en réalité jamais fait autre chose depuis le début. Ce qui les terrorise dans ce moment de la rupture ne serait ni plus ni moins que l’éclatement effectif d’une vérité sous-jacente : l’impasse dans laquelle les a conduit un amour solitaire. Que désire, selon Alquié, un amant passionné de l’être aimé ? Qu’il joue dans la relation exactement le même rôle que le tain dans le phénomène de réflexion du miroir, celui d’être une pure opacité, de s’annuler dans une sorte de « non présence » sur le fond de laquelle il lui sera donné de s’admirer lui-même.
A cette théâtralité égoïste, Ferdinand Alquié oppose la simplicité et la justesse d’un effacement de l’ego, d’un oubli de soi fondé sur l’acceptation du temps. « Aimer vraiment, c’est vouloir le bien de l’être aimé et l’on ne peut vouloir ce bien que dans le futur ». Autant le passionné ne visait que la perfection finie d’un souvenir dont la beauté n’était plus offerte au « travail d’érosion » du présent, autant le tenant de l’amour action accepte l’aventure du couple, de la conjugalité. Ce qui fait ici l’amour, c’est l’horizon d’un avenir commun. A un mouvement aimant qui fait du présent le futur fermé d’un passé, Alquié oppose un autre dynamisme abordant le présent comme le passé d’un futur ouvert. L’Autre devient alors l’occasion rêvée de sortir de soi, de s’offrir au temps, d’accepter son altération. Au passionné qui veut si souvent « mourir » pour la personne aimée, l’amour action répond qu’il suffit de vouloir vivre avec.
Mais, en même temps, il n’est nullement question de ne faire qu’un avec l’autre puisque cela reviendrait à le nier. Bien au contraire, le propos de Ferdinand Alquié consiste à tisser le rapport entre l’acceptation de l’Autre et l’acceptation du temps. Accepter l’autre, c’est accepter d’être autre à soi, ce qui revient à accepter que chaque instant du temps me fasse incessamment devenir autre à celui que je viens juste de cesser d’être. Si l’amour action est effacement de l’ego, il n’est pas annulation du « je ». C’est même tout le contraire : je me réalise comme volonté, comme sujet, comme liberté dans cet échappement par lequel le « je » se détache d’un « moi » donné, posé, figé. Le moi, c’est l’amour du destin et du passé, et l’enfermement de l’amoureux passionné l’illustre assez manifestement. Le « je », c’est, au contraire, l’affirmation d’un mouvement de la personne vers quoi ? Vers un Sens. Autrui porte en lui l’évidence d’une altérité si radicale  qu’elle ne cesse de me troubler, de me fasciner et de me stimuler, de constituer finalement cet échappement par la brèche duquel aucun instant jamais ne se laisse éprouver par moi comme l’occasion de m’y lover, de m’y limiter, de m’y contenter.
Dans son livre « Humanisme de l’autre homme », Emmanuel Lévinas exprime parfaitement l’intuition dont Ferdinand Alquié décrit le mouvement  comme amour action : « Le mouvement vers Autrui, au lieu de me compléter ou de me contenter, m’implique dans une conjoncture qui, par un côté ne me concernait pas et devrait me laisser indifférent : que suis-je donc allé faire dans cette galère ? D’où me vient ce choc quand je passe indifférent sous le regard d’Autrui ? La relation à Autrui me met en question, me vide de moi-même et ne cesse de me vider en me découvrant des ressources toujours nouvelles. Je ne me savais pas si riche, mais je n’ai plus le droit de rien garder. Le désirable ne comble pas mon désir, mais le creuse, me nourrissant en quelque manière, de nouvelles faims.»
Autrui donne du « sens » à mon existence non seulement parce qu’il se manifeste à moi comme l’horizon d’un désir, mais aussi parce qu’il vide « mon moi de son moi ». C’est comme si nous étions incessamment jeté hors de nous même, comme exclus de toute intériorité et tenus de nous faire exister dans la nécessité de cette extériorisation incessante mais tout le paradoxe est justement que cette nécessité est l’expression la plus pure de ma liberté. Nous pourrions presque dire que ce n’est pas parce que nous sommes un sujet que nous sommes libres mais parce que nous sommes sommés de nous actualiser comme sujet en sortant à chaque instant de l’impression de l’être, c’est-à-dire aussi en sortant à chaque instant de l’instant. Le philosophe Alain a exprimé imparfaitement le processus de cet échappement : « Tant qu’on est seul on n’est pas soi, plus on sort de soi-même et plus on est soi-même. » Tant qu’on est seul on est prisonnier du moi, de l’ego narcissique de la passion et même quand nous rencontrons l’autre, nous le rejetons comme Autre pour le ramener à nous-mêmes. Mais plus on consent à cette sortie de soi que la Présence d’Autrui institue du fait de son visage, plus on se réalise comme ce dynamisme toujours porté vers un au-delà de soi qui est le Je, le vrai sujet. Le « Je », c’est précisément l’impossibilité ressentie et consentie à pouvoir se refermer dans un « moi ».
Peut-être convient-il d’insister ici sur tout ce que cette conception du rapport à l’Autre décrite par Emmanuel Lévinas dans le prolongement de l’Amour action selon Ferdinand Alquié induit de justesse et de résonance avec nos expériences les plus quotidiennes. Devant le visage de l’autre personne, je ne suis ni en situation de conflit (comme c’est finalement le cas dans l’amour passion puisque il n’y est question que d’assimiler l’autre à une partie de soi), ni dans une position d’incomplétude dont l’autre serait comme la solution, je suis au contraire devant du radicalement inassimilable. Regarder, à côté de soi, quelqu’un dormir, c’est se sentir appelés, convoqués, happés par la nécessité de déchiffrer de l’indéchiffrable. Il n’est pas possible de le voir sans être animé de cette certitude selon laquelle il y a dans cet événement, dans cette apparition d’un visage, l’expression d’un sens. Tout visage « veut dire quelque chose » mais ce « vouloir dire » ne saurait d’aucune façon résider dans l’intention de la personne en question (puisque elle dort). Une expressivité est libérée par la plasticité de ses traits à elle sans qu’elle puisse pourtant lui être assignée à « elle », à son intension d’exprimer.
Et d’ailleurs je serai bien en peine de dire clairement ce « qui est dit » par le visage. C’est bien au-delà de ce qu’une personne pourrait dire « en son nom ». Le visage de l’Autre ne me dit pas « quelque chose », il est porté par l’affirmation d’une présence qu’il est impossible de résorber ou de définir comme « chose », à savoir l’infini. Nous sommes toujours touchés par le sentiment d’extrême vulnérabilité du visage endormi, comme si il nous revenait d’être le gardien  protecteur du sommeil de cette personne mais les analyses de Lévinas suggèrent que c’est d’une vulnérabilité bien plus première et fondamentale (ontologique) dont nous nous sentons alors « responsables », soit de l’idée d’Infini, qui n’est qu’un autre nom de Dieu et dont le réel fait éclater par le visage de l’autre l’évidence incontournable (« Suis-je le gardien de mon frère ? » demande Caïn à l’Eternel, le visage est la réponse toujours préalablement positive à cette question).
« Autrui qui se manifeste dans le visage, perce, en quelque sorte sa propre essence plastique, comme un être qui ouvrirait la fenêtre où sa figure pourtant se dessinait déjà. Sa présence consiste à se dévêtir de la forme qui cependant déjà le manifestait. Sa manifestation est un surplus sur la paralysie inévitable de la manifestation. C’est cela que nous décrivons par la formule : le visage parle ». Ce que Lévinas entend ici par « paralysie inévitable de la manifestation », c’est la réalité physique, matérielle d’un visage auquel je fais face maintenant parce que précisément un visage est « là » comme pourrait l’être aussi une pierre ou une chaise mais qu’en même temps, je perçois d’emblée ce « plus », cette élévation par le biais duquel il est impossible d’être à un visage comme on est à une chaise. Toute chose présente se manifeste à nous finalement « comme ça », comme un donné. Elle consiste dans la nudité du simple fait d’être là ici et maintenant mais la présence du visage qui pourtant n’est que « de la peau » ne se laisse jamais seulement percevoir comme « de la peau ». On réalise alors qu’être là peut se décliner dans les termes de niveaux. Le « donné » de la présence a des degrés, au moins deux : « être là » et « être plus là que là », plus « nu que nu », plus « vulnérable que vulnérable ».
 Il est difficile de faire comprendre cette nudité décuplée du visage sans recourir à des exemples : le visage endormi d’un humain prés de vous qui vous engage à répondre de lui. Il est sans défense, parce qu’il dort peut-être mais surtout parce qu’il est un « visage » endormi. Quand nous paraissons devant un public que nous ne connaissons pas et devant lequel il va falloir que nous prenions la parole, nous savons bien que quelque chose de nous se donne à voir dans une sorte d’impudeur paradoxalement pudique avant que nous parlions. Ce n’est pas seulement que notre visage pourra éventuellement exprimer une sorte de crainte, de désarçonnement, c’est qu’il est structurellement « ça » : désemparé. Il émet du sens qui ne vient pas de votre intention de signifier quelque chose à quelqu’un. Le visage c’est la nudité fondamentale de l’émission d’un sens, c’est l’impossibilité radicale et physique de ne pas être le vecteur d’un « vouloir dire » incessant, proprement infini, c’est l’infini même. Nous nous sentons appelés, réquisitionnés par le visage de l’autre. C’est comme si ce « vouloir dire » qu’absolument personne ne peut nier dans ce face à face avec la peau la plus vulnérable du visage était la manifestation première de l’être, sa fibre la plus nue, la plus « à vif ».
Lévinas relie le visage, l’infini, le désir dans une seule et même expérience : celle d’être dessaisi du pouvoir de parler et de parler quand même, par son visage. « C’est cela le désir : brûler d’un feu autre que celui du besoin que la saturation éteint », autrement dit « brûler d’un feu qu’aucune saturation ne peut éteindre » parce qu’il est celui-là même de l’infini, brûler du feu de Dieu, en quelque sorte. Mais cette dernière expression n’est pas exactement admissible en ces termes, peut-être faudrait-il lui opposer celle-ci : « brûler du feu de Dieu vers Dieu », car je ne fais pas davantage un avec Dieu qu’avec l’infini ou qu’avec l’autre. Le visage de l’autre ne nous fait pas chuter dans l’extase d’une confusion mais bien au contraire nous guide vers l’infini de la distinction, vers l’altérité. Il est exactement ce qui nous retient devant la présence de l’autre personne, de passer du pareil (similitude d’apparence des hommes) au même. Le désir est attiré par le visage parce que le visage consiste justement à nous faire toujours passer du pareil à l’Autre.
Mais alors que désire-t-on de l’être aimé, dans cette perspective ? Son altérité, l’impossibilité radicale de le ramener à soi, le contraire radical de l’amour-passion. Le visage, par l’altérité qu’il impose au rapport humain fait de tout rapport humain un rapport plus qu’humain, un rapport tendu vers l’infini. C’est que je désire de l’autre, c’est l’ouverture vers l’infini d’être autre, étant entendu qu’il n’est rien de plus effectif que cet infini même, c’est-à-dire le temps, ce continu de la création continuée décrite par Descartes par quoi c’est toujours l’évidence de Dieu, c’est-à-dire de l’infiniment Autre qui s’impose. Ce qu’il convient d’admettre dans cette conception du visage d’Emmanuel Lévinas, c’est que l’amour est finalement toujours déjà implicitement contenu dans l’altérité. La haine ou le rejet sont des façons absurdes et artificielles de nier l’évidence de cette fascination, de cet enrôlement de notre être par l’impératif absolu, incontournable de cette tension vers l’infini que tout autre porte en lui par son visage. C’est bien d’Agape dont il est question ici mais en un sens qui finalement n’exclut pas pour autant Eros puisque, de la relation la plus charnelle au rapport le plus respectueux, c’est toujours exactement de le même chose dont il est question : le rapport avec ce qui ne peut pas se laisser assimiler, l’Autre.
L’amour passion et l’amour action décrivent donc des relations totalement opposées tant dans leur nature que dans leur finalité mais au-delà de leurs différences, quelque chose les rapproche encore : ils ne définissent le désir qu’au travers d’un schéma qui l’institue comme une relation entre deux termes. L’amour passion refuse l’altérité de la personne aimée, l’amour action l’accepte mais ni l’un ni l’autre ne l’annule fondamentalement, ontologiquement. Se pourrait-il que le désir loin de marquer une relation entre « deux éléments distincts », ou la force qui les unit désigne la force au regard de laquelle ces deux éléments n’ont jamais été distincts, le mouvement même d’être l’un et l’autre ? Lorsque Spinoza définit le désir comme conatus : « L’effort d’une chose pour persévérer dans son être n’est rien d’autre que l’essence actuelle de cette chose. », il nous invite (à vrai dire il nous le prouve puisque sa démonstration est géométrique), en tout premier lieu, à abandonner le préjugé selon lequel chacun de nous serait « un » être. Une chose n’est pas ce qu’elle est mais l’effort qu’elle libère pour être. Il n’est rien de l’univers qui soit autre chose qu’un effort pour exister. En d’autres termes, ce qui est, c’est la multiplicité des efforts quantitatifs différents pour exister parce qu’aucune chose ne libère le même comptant d’énergie pour exister, et c’est justement à la lumière de cette différenciation quantitative que nous percevons des choses et des êtres distincts. Mais là où nous voyons quelqu’un d’autre, nous éprouvons en réalité une intensité quantitativement différente de l’acte d’être soi-même.
Ainsi, par exemple, dans une classe, un professeur va faire l’appel, c’est-à-dire désigner par leur nom des « personnes différentes ». Dans une perspective spinoziste, on pourrait dire qu’il y a en réalité autant de soi-disant personnes que de flux d’intensité variables d’un seul et même acte qui est le fait « d’être là ». On pourrait dire que Spinoza explique peut-être plus efficacement des phénomènes de dynamique de groupe. Là où la plupart des gens invoqueraient la notion d’affinités ou de non affinités entre des personnes, un Spinoziste parlerait plutôt d’une affaire de résonances entre des intensités de présence. Si je ne m’entends pas avec cette personne, ce n’est pas parce que je suis moi et qu’elle est « elle », mais plutôt parce que notre mise en présence ne permet pas à chacun de nous de libérer notre plein régime d’énergie, de puissance d’exister. S’il on accepte l’idée d’assimiler l’être, le fait d’être à Dieu, on pourrait alors dire que nous sommes moins Dieu ici qu’ailleurs, notre combinaison n’est pas « bonne », c’est-à-dire qu’elle n’est pas libératrice d’un plein rendement. Nous ne sommes pas de bons ouvriers de « l’usine à exister » qu’est l’être, l’Univers, Dieu, parce que nous ne nous donnons pas envie d’être l’un à l’autre. Désirer, c’est brûler du feu d’exister, parce qu’on a réalisé qu’exister est un feu, c’est-à-dire justement un désir.
On mesure ainsi tout ce qui distingue radicalement la philosophie Spinoziste du désir du rapport à l’autre tel qu’il est décrit par Lévinas, car il n’est plus ici question de chercher sur le visage de l’autre cette émission d’un sens énigmatique qui serait la marque et comme le vecteur d’un infini toujours à poursuivre. Le Sens qui s’échappe de ses traits n’est pas celui d’une intention, d’un vouloir dire mais d’une intension et d’un désir d’être, et plus encore d’une certaine intension (tension intérieure) du désir d’être. Devant l’autre personne, je ne suis après tout que devant une autre façon d’être moi, étant entendu que ce moi n’est pas à proprement parler le « mien » mais celui du Tout, c’est-à-dire de Dieu. Représentons-nous l’univers comme une plasticité, une « pâte » traversée de différentes vitesses de sédimentation, de solidification. Il n’y a qu’une seule « pâte » mais elle consiste par son unité même dans la multiplicité de tous ces flux de densification plus ou moins puissants. Nous consistons dans ces flux, dans ces suites décimales de chiffres de densification de l’être et plus nous participons puissamment à l’intensification de cette pâte, plus nous sommes joyeux, plus nous y participons mollement, plus nous sommes tristes.
Aussi étrange que cela puisse paraître, quelque chose de Phèdre, l’héroïne de Racine est infiniment joyeux dans la douleur d’être tombée amoureuse de son beau-fils. « J’aime » hurle-t-elle. Elle est « tombée », pourrait-on dire, dans une configuration de densification particulièrement vive et intense du fait d’exister et il importe peu que cet amour ne soit pas partagé puisque l’on ne se situe plus du tout  à ce niveau dans une affaire de personnes mais seulement de points, de « zones », ou plutôt de « champ ». On réalise ainsi qu’elle n’attend rien d’Hyppolite. Ce n’est pas vraiment « lui » qui est « aimé », c’est plutôt le fait de désirer qui se trouve, dans le jeu de cette résonance Phèdre-Hyppolite, intensément vécu. Que l’univers soit, c’est ce qui se fait sentir infiniment plus « là » qu’ailleurs. Nous créons des destins amoureux là où il n’y a, en réalité, que des phénomènes de résonances magnétiques entre des « paysages » (Il n’est pas si absurde de décrire des rencontres et des aventures avec des personnes comme des traversées de lignes géographiques).
 Que désire-t-on de l’être aimé, dans cette perspective spinoziste ? Il est impossible de répondre à cette question d’une autre façon qu’en l’annulant, tout simplement parce que la situation à partir de laquelle elle se pose la résout. Si l’on désire l’être aimé, on ne voit pas de quel biais cette effectuation du désir pourrait tendre vers une autre perfection que celle-là même dans laquelle elle consiste. Le désir ne tend vers rien parce qu’il est l’efficience du Tout. Que je sois en cet instant en train d’écrire ses lignes, que vous soyez, vous, en train de les lire : voilà qui ne pourrait pas se produire sans que le désir d’être l’Univers de l’Univers ne s’y libère (plus ou moins bien, selon que vous libériez en cet instant de la joie ou de la tristesse, j’espère que c’est de la joie).
Il est dés lors possible de percevoir l’intitulé du sujet sous un angle différent de celui qui nous vient spontanément aux yeux en insistant particulièrement sur le pronom indéfini « on » et en donnant au mot « Etre » un sens exclusivement Spinoziste, ontologique. Ce n’est jamais qu’en tant que « On » qu’on désire et rien n’est plus décalé que de croire pouvoir aimer en son propre nom comme la description de l’amour passion par Ferdinand Alquié nous l’a bien fait comprendre. D’autre part, l’être aimé ne peut simplement être ma femme, ou mes enfants ou cette personne que je croise dans la rue. L’être aimé, c’est le fait d’aimer l’être, c’est-à-dire le fait d’aimer exister. C’est alors qu’on met à nu la mécanique sournoise d’un sujet qui contenait déjà dans la mécanique même de mise en relation de ses termes sa résolution. Que peut-on, en effet, désirer du fait d’aimer exister, si ce n’est le fait d’aimer exister, puisque c’est exactement cela qui qualifie le bonheur même ?

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