jeudi 31 janvier 2013

"Design et McGuffin: histoires d'objets, objets d'histoires"


Il existe une utilisation du terme « objet » qui semble, de prime abord, ne présenter aucun rapport avec toute réflexion portant sur la conception d’un objet. « Telle question fut l’objet de controverses » : ici objet veut dire « occasion », « prétexte à ». L’interrogation est ce qui « a donné lieu » à des controverses. Ce qui est « objet de », c’est ce qui « donne matière à » et ce à quoi il est « donné matière » constitue la vérité de l’événement, ce qui s’est effectivement passé. Or, une telle expression ne peut laisser indifférent un plasticien. Se pourrait-il que l’objet, loin de faciliter la vie de l’homme, soit plutôt le prétexte à un tout autre travail qui consisterait à la rendre « racontable », « historiale » ? Est-il possible que tout objet dans son efficience littérale, physique de « chose » soit objet de récit (objet récitant plus qu’objet récité). Il n’est pas envisageable, en effet, qu’un ustensile « soit » sans faire signe de la possibilité de l’humanité « constructible » de ses utilisateurs, humanité  décrite et inscrite en creux dans l’ergonomie même de sa plasticité. Ce n’est pas qu’il s’agisse de rendre l’humanité écologiste en concevant des objets recyclables, c’est plutôt qu’un objet recyclable raconte l’histoire d’une humanité écologiste, et qu’à ce titre finalement il est exactement et exclusivement tout ce qu’il a à être (mais en même temps, plus l’histoire sera cohérente, prenante, sincère et dense, plus l’objet aura de chances de faire effectivement advenir dans ses utilisateurs l’humanité racontée dont il décrit plastiquement la trame). Il n’est pas question de présenter le designer comme un visionnaire, un pionnier, un conducteur d’hommes, etc, mais au contraire comme un conteur qui, sous le prétexte de donner vie à des objets, décrit des fragments d’humanités possibles, des éclairs fugitifs de vie, des scénarios d’humanisation.
Autrement dit, la perspective est inversée par rapport à celle que l’on invoque le plus couramment : ce ne sont pas des scénarios d’utilisation pour l’homme qu’il convient de mettre en scène pour illustrer la cohérence de l’objet, mais plutôt des scénarios d’expérimentation dont « l’objet est moins l’objet » que le protocole, la formulation, la « langue » et ce qui effectivement s’y teste, c’est ce que l’on pourrait appeler de la « matière humaine possible ». L’objet est le type de discours dans la forme duquel le designer dit : « il était une fois un homme. » Il est ce dans quoi l’histoire d’être homme s’écrit. Ce n’est peut-être pas tant d’utilité dont il s’agit de se préoccuper pour un designer que de trace, d’empreinte, de lisibilité, comme si l’objet était cette plasticité meuble sur laquelle s’écrivent des destins humains possibles.
La plupart des machines volantes de Léonard de Vinci seraient incapables de voler mais leur seul propos est peut-être de raconter l’histoire d’un homme volant. Il ne serait pas complètement impossible d’aller jusqu’à envisager que les usines, les chaînes de montage et les grands complexes industriels soient finalement le discours plastique au travers duquel les hommes se racontent à eux-mêmes l’histoire de « l’humanité ouvrière » et qu’au-delà de l’extrême pénibilité du travail en lui-même et des aléas économiques qui s’y jouent de plus en plus dramatiquement, l’histoire soit belle, ou pas, parce que l’objet « tient la route », ou pas. On voit bien ce qui se profile à l’horizon d’une telle perspective pour un designer, soit l’idée selon laquelle l’essentiel dans la pratique de son métier, ce n’est pas que les hommes se servent de l’objet qu’il a conçu mais que le scénario d’humanisation dont il est à la fois le support, l’occasion, l’empreinte plastique et le prétexte soit cohérent, « tenu », légendaire, au sens étymologique du terme (legenda : digne d’être lu), bref qu’il « fasse histoire ». Aussi anodin, prosaïque, ancré dans le quotidien le plus insignifiant que soit l’objet auquel on travaille, il s’agit de faire en sorte qu’un segment d’existence humaine s’y « contracte », y acquiert une densité, un sens, une cohérence (ou peut-être davantage une cohésion). Pour reprendre le titre d’un poème d’Aragon, l’objet est le « ainsi », l’eccéité de la phrase : « c’est ainsi que les hommes vivent » et quiconque se penche sur cet « ainsi » ne peut en retirer quoi que ce soit d’autre qu’une réflexion plasticienne. L’objet, c’est précisément ce par quoi l’être humain se souligne et se détache d’un fond d’existence irracontable auquel littéralement il fait « objection ».
Nous ne nous représentons nos ancêtres qu’au travers des histoires que racontent les objets qu’ils utilisaient et que nous avons retrouvé. Ce n’est pas l’épaule du romain qui impose son design à la fibule retrouvée sur un champ de fouilles archéologiques, c’est la fibule qui pointe vers le dessin de l’épaule et le pli de la toge. Les historiens insistent eux-mêmes sur le travail d’imagination qu’il importe d’accomplir à partir des traces, des documents et des ustensiles ressurgis du passé. Georges Duby évoque cette nécessité pour l’Histoire de raconter des histoires.
Or ces histoires sont, à bien des égards, celles que racontent les outils et les accessoires. Pas d’objet qui ne soit, au sens propre, le segment d’une trame de vie, de telle sorte qu’il devient impossible d’en concevoir un sans que nécessairement sa texture puisse être autre qu’ « anthropobiographique ». Il pourrait être intéressant, dans cette perspective de s’interroger sur ce qu’il faudrait qu’un objet soit pour ne pas faire signe d’une humanité possible (c’est un peu la démarche de José Luis Borges dans sa nouvelle « l’Immortel » - Il y décrit une architecture absurde faisant signe d’une vie qui n’est plus animée par la mortalité). Mais n’y aurait-il pas toujours un homme possible dans le design d’objet le plus saugrenu ? Borges ne nous aurait-il pas donné idée de l’architecture d’un homme à venir débarrassé par les progrès de la médecine de la conscience trop vive de sa mortalité ? Jusqu’à quel point peut-on « délirer » dans cette discipline et jouir de l’assurance de ne pouvoir jamais être rattrapé par une réalité démentiellement malléable et ouverte ?
A partir du moment où l’on réalise que le propre de la conception d’un objet n’est aucunement de s’inscrire dans la continuité d’une réalité préalable mais de servir de prétexte à de l’historial, du légendaire humain, on prend conscience de l’efficience de ce fond de mythologie qui est activement et continument à l’œuvre dans le Design. Il est des objets design qui deviennent des mythes et l’on pourrait croire superficiellement que ce sont seulement ceux qui ont réussi (la chaise cesca, par exemple) mais comment l’auraient-ils pu s’ils ne s’étaient pas d’emblée situés, logés, en cela, à la même enseigne que tout objet, sur la base de cette texture mythologique humanisante ? Concevoir un objet c’est construire une mythologie mais toutes ces mythologies objectales sont plus ou moins prenantes, c’est-à-dire qu’elles n’ont pas toutes la même aptitude à contracter des segments de vie humaine.  Ce qui fait le bon objet, c’est la forte consistance du scénario humain dont il est le prétexte, c’est que de l’humain puisse s’y affermir dans le corps d’une narration, que l’on puisse s’y vivre comme dans un récit, bref que cela « tienne » comme on dit d’un bon scénario qu’il « tient la route ». On mesure une nouvelle fois à quel point la question du designer n’est vraiment pas : « de quoi l’homme a besoin ? » mais plutôt : « de quelle mise en scène de lui-même a-t-il besoin pour croire en son personnage, pour lui donner de l’amplitude et de la consistance ? » La réalité ne viendra donc jamais s’opposer à la conception en tant que « limite à ne pas dépasser » puisque ce qui prévaut c’est la cohésion de la trame narrative humaine dont l’objet est seulement le prétexte.
Or, c’est là exactement la disposition d’esprit décrite par Hitchcock pour qualifier un procédé scénaristique de son cru appelé: le MacGuffin. Ce terme désigne un objet autour duquel l’action du film est totalement orientée et dont on finit par se rendre compte qu’il n’a jamais été en réalité que le prétexte à l’histoire. Dans « Psychose », l’héroïne (ou du moins celle que l’on prend pour telle au début) dérobe à son patron une forte somme d’argent dont son amant a besoin et c’est en fuyant après son forfait qu’elle va atterrir dans ce motel abandonné où elle va croiser Norman Bates. La somme d’argent est un McGuffin : elle n’est pas du tout inutile puisque elle est ce qui va permettre à l’histoire de se nouer, aux personnages de se rencontrer pour constituer une trame, mais en même temps on comprend bien que le réalisateur s’en moque totalement. Le McGuffin n’a de valeur que « cohésive », narrative, scénaristique. On peut retrouver ce procédé dans de nombreux films comme le faucon Maltais de John Huston, la statuette est le prétexte à la rencontre du détective privé et de la femme fatale mais on finit par le perdre de vue, tout comme la mallette dans Pulp Fiction de Tarentino, ou la patte de lapin dans Mission impossible 3.
Hitchcock a défini le McGuffin en ces termes à François Truffaut : « Imaginons un passager qui prend place dans le train allant de Londres à Edimbourg ». Il place dans le filet à bagage un objet bizarre entouré de papier. Son voisin lui demande de quel objet il s’agit et il répond que c’est un McGuffin. Mais qu’est-ce qu’un McGuffin ? Il réplique que c’est un accessoire qui permet de chasser les lions dans les montagnes d’Ecosse. « Mais il n’y a pas de lion dans les montagnes d’Ecosse » fait alors observer le voisin. « Alors, lui répond le passager, ceci n’est pas un McGuffin »
Il faut prendre cette histoire très au sérieux : il y a bel et bien un objet dans le porte bagage et son propriétaire raconte une histoire à partir de cet objet. Le voisin essaie de situer l’histoire dans le contexte préexistant de la vraisemblance géographique mais la réponse du passager est d’une logique humaine imparable : je vous raconte l’histoire à laquelle cet objet sert de prétexte et ne pas y croire serait aussi stupide que de dire que cet objet n’est pas là, ou qu’il n’est pas un McGuffin. Or il est bien là et je l’appelle un McGuffin, « donc » mon histoire est aussi réelle que sa présence. Si vous avez une meilleure histoire, racontez la, mais comment pourriez-vous faire en sorte que ce soit autre chose qu’une histoire ?
C’est une manière, pour Hitchcock, de répondre d’avance à tous ces détracteurs qui, par exemple, après avoir vu Psychose, lui demanderait à quoi servait « la somme d’argent » ?  Dans le déroulement de l’histoire, à rien, mais sans elle, il n’y aurait pas eu d’histoire. Il faut des McGuffin, « histoire » de faire une histoire comme on dit qu’on parle de tel ou tel sujet de conversation, « histoire » de bavarder, et pour les mêmes raisons, on pourrait dire qu’il faut qu’un designer conçoive des objets, histoire de faire des petits segments de vie humaine racontable. Il objecte à son interlocuteur le point de vue suivant : « Tu crois que nous faisons quoi en ce moment ? Vivons-nous autre chose qu’une histoire ? » Tu me demandes ce qu’est un objet et je ne peux pas te répondre par autre chose qu’une histoire. Qu’elle soit vraisemblable ou pas, tout le monde s’en moque autant que de se demander maintenant si l’histoire que nous vivons est vraisemblable. N’est-ce pas justement quand on objecte à la crédibilité d’une histoire  l’argument de sa vraisemblance que l’on se situe délibérément « hors cadre », tout simplement parce que la présence plastique du McGuffin réalise, de facto, la plausibilité de lions dans les montagnes d’Ecosse ?  C’est bien sur le fond de cette fibre mythologique de la réalité qu’Hitchcock prend pied. Les objets ne sont que des prétextes à ce que nous nous racontions des histoires et surtout à ce que nous puissions nous-mêmes nous situer dans des histoires.
Le McGuffin est l’exact contraire du totem de Christopher Nolan puisque ce dernier définit au contraire l’ancrage de la personne réelle dans le territoire d’affects et d’interactions qui se crée entre elle et son objet, mais la fin du film Inception est particulièrement troublante de ce point de vue : Cobb va jouer avec ses enfants avant de savoir s’il est ou non dans la réalité. Que les affects de joie éprouvée dans les retrouvailles soient réels ou pas ne semble plus l’intéresser. Vivons-nous autre chose que des séquences d’affects, indifféremment de la question de savoir si nous sommes dans le rêve et dans la réalité ? Et si la toupie de Cobb n’était qu’un McGuffin ?

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