lundi 14 janvier 2013

"L'existence humaine peut-elle avoir du sens sans religion?"


 Il n’existe pas de communauté humaine, aussi peu structurée soit-elle, qui existe dans le monde sans religion, au sens premier de « relation avec du sacré ». Le fait religieux est donc aussi universel qu’indiscutable. L’existence sociale des hommes n’existe pas sans religion. Entreprendre de distinguer une évolution, un mouvement d’ensemble de l’humanité ne semble pas envisageable sans partir précisément de cette observation des civilisations et de leurs relations. Or, puisque la religion est cela même qui fonde une civilisation, on ne perçoit pas comment serait concevable, sous cet angle, un sens de l’existence des hommes sans religion. Selon le sociologue Emile Durkheim, la religion est « un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites, croyances qui unissent en une même communauté morale appelée église (ou confession) , tous ceux qui y adhèrent. » « Avoir du sens » désigne ce que l’on peut dire d’une réalité dont l’existence se justifie et échappe ainsi à l’absurdité mais la question se pose alors de savoir dans quelle mesure ce ne serait pas exactement cette épreuve tragique d’une absurdité possible, « frôlée », qui revitaliserait sans cesse la justesse voire l’inévitabilité de l’expérience que nous faisons d’une existence sacrée en « elle-même », existence totale et non plus séparée (comme l’institue, au contraire la division du profane et du sacré dans les trois monothéismes). En instaurant ainsi un système solidaire de croyances et de pratiques, la religion, dans l’acception donnée par Durkheim ne contribuerait-elle pas à donner à l’homme la certitude d’un sens qui paradoxalement nous dissocierait du sentiment fondamental et troublant d’absurdité possible à partir duquel seul peut s’élever authentiquement cette intuition du sacré qui constitue le fond même de l’attitude religieuse ? L’être humain peut-il s’investir réellement dans cette demande de sens sans en éprouver physiquement et « urgemment »  la nécessité au contact de l’éventualité du chaos ? N’est-ce pas dans le sentiment d’évidence du désordre qu’il éprouve l’efficience indiscutable de son existence sensée ? N’est-ce pas en dehors de tout culte institué et systématisé par une religion que l’homme fait réellement l’expérience du religieux ?
Le théologien Rudolf Otto (1869 – 1937) insiste sur le fait que la religion ne se définit pas nécessairement par le culte d’une ou plusieurs divinités mais par la sacralisation, laquelle peut finalement se définir comme une attitude de soin, d’attention, de recueillement, de célébration. Le fondement de tout sentiment religieux repose sur l’épreuve que nous faisons d’un effroi, voire d’une terreur devant la manifestation de notre dépendance à l’égard d’une puissance qui nous dépasse et à laquelle nous devons le fait d’exister. C’est ce qu’il appelle « le numineux ». Il donne ainsi un nom à ce que le théologien Friedrich Schleiermacher considérait comme la définition même de la religion : « la religion consiste dans un sentiment absolu de notre dépendance ».
Mais précisément selon Rudolf Otto, la religion se caractérise aussi par la nécessité de répondre à ce sentiment d’une dépendance par des rites et des croyances opposant à l’effroi d’une existence ingérable puisque extérieurement donnée la systématisation de pratiques orchestrées, répétitives et communautaires permettant à un ensemble d’hommes de constituer un corps. Le sacré, c’est-à-dire l’instauration d’interdits, de tabous permet aux hommes d’instaurer un ordre, l’affirmation d’une répartition, d’une organisation (ici tu peux, ici tu ne peux pas), d’un « plan » possible sur la base de la peur qu’ils éprouvent d’une dimension incontrôlable de la nature. C’est finalement l’idée que l’on peut humainement contrôler des attitudes dans l’épreuve même que nous faisons d’une existence inexplicablement « donnée » aux hommes. Se pourrait-il que la religion se résume en réalité à la constitution humaine d’un fait construit, c’est-à-dire d’un « interdit », d’un arbitraire humain visant à occulter le scandale aveuglant d’un fait donné, d’un arbitraire physique, soit l’existence même ? L’institution de la religion, ce serait la position arbitraire et artificielle de l’existence comme fait humainement construit et constructible sur le fond inexplicable, incontrôlable et physiquement incontournable d’une existence « donnée » (il me semble qu’on peut discuter, tergiverser, relativiser, « philosophiser » mais quiconque réfléchit un minimum à la question en arrive évidemment là.)
Peut-être est-il possible de donner une idée claire du numineux selon Rudolf Otto en citant ce lieu commun que l’on entend parfois prononcer selon lequel : « je n’ai pas demandé à vivre. » Cette affirmation est, en un sens, totalement absurde, grotesque. Il est vrai qu’aucun de nous n’a demandé à exister mais il n’y aurait aucun sens à évoquer ce « nous » ou ce « je » si nous n’existions pas. On ne voit pas « d’où » une telle affirmation peut en effet être tenue. Si j’avais demandé à exister, alors il aurait bien fallu que je sois quelqu’un ou quelque chose avant d’exister mais comment l’aurais-je été sans exister « déjà » ? Le propre de l’existence, en tant que « fait d’exister », c’est justement qu’elle n’est pas « demandable » ; elle n’est pas quelque chose que je pourrais vouloir ou ne pas vouloir puisque elle désigne cela même par quoi quelque comme un « je », de fait, existe.  
En même temps, cette revendication, aussi inepte soit-elle, est intéressante en ceci qu’elle semble directement héritée de notre adhésion sans réserve à notre nom propre. Que je puisse, « moi », demander des comptes à l’efficience d’une puissance dans le mouvement de laquelle je suis né suppose que je sois dissociable de cette puissance. Or, à bien y réfléchir, nous ne percevons d’aucune façon comment pourrait s’opérer cette dissociation. Cette petite boule de chair fripée dont on a coupé le cordon ombilical qui la reliait avec sa génitrice et à laquelle on a dit : « maintenant porte ce nom et sois ! » n’existait-elle pas déjà bien avant son expulsion ? Comment l’embryon serait-il devenu fœtus s’il ne vivait pas déjà ? Moi, « un tel », je n’ai pas demandé à vivre mais d’où l’aurais-je demandé puisque je ne consiste physiquement en rien d’autre qu’un mouvement de vie auquel on donne artificiellement l’illusion d’une vie propre distinctive par l’assignation d’un patronyme ? C’est un peu comme si une vague de l’océan se demandait si, tout en restant une vague, elle pourrait avoir une autre consistance que liquide.
Il y a dans ce que Rudolf Otto appelle le numineux une expérience qu’aucun homme ne peut vraiment ignorer et cet effroi devant l’évidence d’une dépendance structurelle de notre existence ne décrit aucunement, comme nous venons de le voir, la prise de conscience du fait que nous n’avons pas demandé à vivre, mais la réalisation du fait qu’il n’y a rien à demander de vivre, c’est-à-dire que nous vivons en cet instant même l’effectuation d’un « plein », d’une fatalité, d’une « donne », comme on dit en poker. En d’autres termes, vivre, c’est ce que je fais, ce que je suis, sans que cela soit « de mon ressort ». Et si je réponds à l’extériorité de cette nécessité à exister qui me contraint sans mon consentement que je suis au moins libre de me tuer quand je veux, il importe de prendre en considération le fait qu’on ne voit vraiment pas comment une personne serait à même de tuer la vie dans laquelle elle consiste. Je peux mettre fin au patronyme, à cette croyance au nom propre dans laquelle « mon » existence s’est peut-être effectuée tout au long de son parcours mais je ne peux tuer ce fait d’exister dans lequel, structurellement et exclusivement, je consiste.
Aucune explication ne peut rendre raison du fait que nous existions, parce qu’il faudrait pour cela, comme l’induit bien le préfixe « ex » du terme « explication » que nous posions à l’extérieur de l’existence une présence dont nous dirions qu’elle serait cause de l’existence mais on ne peut pas donner une cause extérieure à ce dont la réalité est déjà en soi l’extériorité même, l’éclatement, l’explosion, l’extériorisation par le biais de quoi exister se fait. Rien ne peut être extérieur à ce que c’est qu’être extérieurement donné, donnant, soit l’ex-sistence même (latin ex sistere : se tenir hors de). On ne sort pas de l’existence en s’en excluant parce qu’exister, c’est fondamentalement déjà et toujours « s’exclure », expérimenter, tenter une sortie. L’homme ne se donne jamais la mort parce qu’il ne serait pas vivant sans mourir déjà. On pourrait dire que la mort, contrairement à ce que nous pensons, c’est du bien connu, elle est l’élément dans lequel nous vivons. Ce que je fais est ce que je me tue à faire, nécessairement. Ce qui m’est toujours inconnu, par contre, c’est la renaissance, ce par quoi j’existe, je tiens le coup, j’improvise le fait d’exister, c’est-à-dire ce par quoi  je me tiens toujours à nouveau hors de la mort pour mourir encore et ainsi de suite. Je consiste dans le fait d’exister dans la mort, c’est-à-dire au sens propre : de m’en sortir. La mort, je m’en sors et cela s’appelle « exister ». C’est de ce biais que l’existence est fondamentalement un acte de résistance. Me tuer, c’est finalement laisser agir ce qui depuis toujours n’a jamais cessé d’être là déjà. Rien de plus commun que le suicide, rien de plus stylisé que l’existence.
 L’homme est, en un sens, écrasé par le fait d’exister. « Être ou ne pas être, ce n’est justement pas sa question ». Il n’y a pas là d’alternative. C’est bien en cela que consiste le numineux, mais cette absolue contrainte sous la pression de laquelle il se sent consister le plus viscéralement, le plus authentiquement, dans ce qui n’est, par lui, d’aucun biais, contrôlable, la religion la dissimule en instituant une contrainte humainement contrôlable (dans tous les sens de ce terme, c’est-à-dire contrôlant l’humain et contrôlée par lui), soit de l’interdit, du tabou, des rites, des dogmes, de la culpabilité, de la responsabilité. Le fait d’exister, pour un homme, n’a, d’un point de vue physique, aucun « sens », si, par ce terme de sens, on entend « raison ».  
Pour que l’illusion d’une vie sensée, logique, rationnelle, « praticable » puisse voir le jour, il faut créer de toutes pièces, de l’ordre, c’est-à-dire édicter un mot d’ordre, soit un interdit, une ligne de démarcation claire et arbitraire entre ce qu’on peut et ce qu’on ne peut pas. A partir de cet instant religieux, l’homme a une raison d’exister parce qu’il est confronté à la notion d’une existence « conforme » (ou pas) à ce qu’on a posé comme « pouvant être fait par opposition à ce qui ne peut pas être fait » (distinction du profane et du sacré). Il a une raison d’exister parce qu’il sait quand il a raison de faire telle chose et quand il a tort de faire le contraire. Il n’est pas possible de donner du sens à sa vie si toutes les conduites indifféremment se valent. Si tout vaut tout, rien ne vaut rien. La distinction entre ce qu’on peut (profane) et ce qu’on ne peut pas (tabou) rend possible une orientation, une mise en situation du monde comme lieu dans lequel on peut concevoir des actes comme des courbes sur un repère « orthonormé ». Finalement la religion, c’est l’institution de ce mot d’ordre, de l’interdit à partir duquel nos actions deviennent « repérables ».
L’existence humaine ne peut donc pas avoir de sens sans religion, mais en même temps, c’est d’un sens arbitraire et humain dont il est ici question. Cela a-t-il du sens de dire : « telle chose est sacrée » si c’est un mot d’ordre que l’homme adresse à l’homme pour que quelque chose comme « une conduite humaine » puisse ainsi se constituer. Aussi constructeur soit-il, ce sens ne tombe-t-il pas dans l’absurdité de son auto proclamation humanisante ?

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