samedi 5 janvier 2013

"Mademoiselle Chambon" de Stéphane Brizé


Pourquoi aime-t-on quelqu’un ? Ce film constitue à lui seul une réponse très pertinente à cette question. « C’est une affaire de perception » dirait Gilles Deleuze, mais on peut présenter cela encore plus simplement : l‘amour c’est justement l’absence de drame. Prenons n’importe quelle situation, débarrassons-la complètement, vraiment complètement, de toute théâtralité, de tout effet d’annonce, de tout esprit d’exemplarité, de la plus petite volonté de « donner à penser » et nous trouverons dans les gestes, dans les détails, dans la trame la plus usée d’un quotidien superbement insignifiant, de la justesse, de la beauté, de l’amour. Il n’y a que cela dans ce film : de la vie nue, aimante, aimable, exacte.
La première scène est absolument magnifique de ce point de vue. Elle installe d’emblée une ligne de sobriété dont l’œuvre ne lâchera jamais la juste ténuité. Jean et sa femme Anne-Marie pique-niquent avec leur enfant qui fait ses devoirs. La leçon porte sur le complément d’objet direct. Toute la famille essaie de comprendre, à l’aide du livre, en quoi consiste exactement la fonction du complément dans la phrase. Aucun des trois ne manifestent à l’égard de la question la moindre lassitude. Il s’agit seulement de comprendre le rôle d’un groupe de mots dans une phrase et de l’appliquer à une autre phrase, voire grammaticalement à toutes les phrases. Ni la mère ni le père ne se réfugient derrière leur rôle, ou la facilité du donneur d’ordres. Et Jean qui fait tout bien parce qu’il fait tout simplement, on serait tenté de dire « vraiment », au sens de « plastiquement », finit par donner raison à son fils contre sa femme, sans qu’elle s’en offusque. Il le fait parce qu’il saisit le principe du raisonnement dit d’analogie.
On comprend tout de suite que, dans ce film, aucune parole ne sera prononcée autrement que comme un geste que l’on exécute. Il n’y a vraiment rien à rajouter à ce qui est. Quand le père doit choisir un cercueil pour ses funérailles, Jean l’accompagne et ne fait de remarque que sur l’esthétique des poignées. Il le lave avec la même sollicitude, parce que, comme il le dira à Mademoiselle Chambon, de père, « on n’en a qu’un » et l’écart avec la classe sociale d’où est issue l’institutrice éclatera en toute discrétion dans la réponse de la jeune femme : « Non, chez nous, c’est pas pareil. »
Comme dans le cinéma des frères Dardenne, la caméra de Stéphane Brizé met à nu la réalité jusqu’à la fibre parce que c’est là qu’est l’amour : dans les postures, dans les gestes, dans la brutalité plastique des situations. On comprend exactement quand Jean (Vincent Lindon)  tombe amoureux de Véronique, l’institutrice, et pourquoi. Sandrine Kiberlain est assise sur une table dans sa salle de classe, elle a le coude levé et semble absorbée dans la tâche de gratter un reste d’égratignure en chantonnant. Elle ne se sait pas observée. Il y a dans cette attitude et surtout dans ce chant quelque chose d’abandonné, d’exact, de simplement et résolument « gracieux ». C’est comme ces éclairs de la réalité habituelle dans lesquels on est foudroyé par une charge érotique aussi puissante qu’insoupçonnée : un simple regard, une certaine manière de ramener le pan de son manteau vers son épaule, etc. Ici Véronique Chambon est simplement une verticalité sonore dans la lumière. On pourrait presque dire qu’on est amoureux d’elle parce qu’il n’y a rien d’autre à faire, étant là, que d’être effectivement touché  par l’aplomb juste de cette verticalité. Le rapport de Jean à la réalité est exactement le même que celui de Véronique au quotidien, même si, pour elle, il y entre une part de dérobade. Elle a appris à se réjouir des choses simples mais c’est peut-être aussi par une sorte de dépit, comme semble l’indiquer un appel de sa mère sur le répondeur de son téléphone. On profite silencieusement de ce qui est donné parce que justement « c’est comme ça ».
Il est tout aussi difficile de ne pas « craquer » devant la façon qu’a Jean d’expliquer aux enfants comment on fait des maisons : on commence par les fondations, puis on fait les murs, on utilise beaucoup de parpaings, etc. Les nombreuses séquences de maçonnerie, tout comme la menuiserie dans le film « le fils » des frères Dardenne, décriront avec efficacité le contenu des mots car Jean ne dit rien qu’il ne puisse tenir, au début du film tout du moins, et ce n’est pas là une question d’honneur, c’est plutôt qu’il n’y a rien à dire de plus que ce qu’on peut faire. Et Véronique Chambon « craque ». La fenêtre à refaire dans son appartement n’est pas un prétexte, mais de fait, c’est à partir de cette occasion que l’histoire d’amour va se « concrétiser », si ce terme pouvait convenir à décrire ce qui n’a jamais cessé d’être du concret.
Jean change la fenêtre avec soin comme pour tout ce qu’il fait. On perçoit vraiment dans ses gestes qu’il a compris quelque chose du rapport de l’homme avec « les choses » : il suffit d’y être simplement mais totalement, « uniment » pour qu’elles se fassent bien. Pendant ce temps, on voit Véronique dans sa chambre qui corrige d’abord des cahiers, puis qui lit, et enfin qui s’allonge et qui s’endort. Jean a fini son travail, il se dirige vers la pièce et aperçoit Véronique assoupie. Par deux fois, il accède à la grâce dans laquelle « s’incarne » la plasticité d’un corps qui ne sait pas « vu », qui en un sens, se donne, c’est-à-dire ne se prête pas au jeu des apparences mais s’effectue dans l’immédiateté de situations vécues, données. Il retourne à la pièce à vivre et prête attention aux objets qui constituent comme le portrait en négatif de Véronique, notamment une photographie sur laquelle on la voit jouer du violon. Quand elle se réveille et voit l’excellent résultat du travail de Jean, il lui demande de lui faire la faveur de lui jouer un morceau. Jean est un artiste de la maçonnerie, non pas tant par le résultat de « l’œuvre » mais par la justesse de son application, de ce que l’on pourrait appeler son « tact » (est-ce vraiment à l’œuvre que se reconnaît un « artiste » ?). Il demande à Véronique d’aller encore plus loin dans l’évidence de cette grâce que ses postures ont déjà profondément et manifestement réalisée. Elle finira par accepter de jouer mais « de dos », pour faire, comme il le suggère lui-même, « comme s’il n’était pas là ».
Pourquoi ces deux êtres se sont-ils « trouvés » ? Parce qu’ils ont inconsciemment compris que la seule vérité réside dans notre façon de nous ancrer dans les situations, dans les gestuelles, dans les matières, dans les forces physiques. On finit toujours par trouver un fond d’amour, soit la fibre la plus à vif de l’existence, quand on cesse de se donner une certaine apparence pour avoir l’air de ce qu’on n’est pas dans les moments où il s’agit de se singer aux yeux des autres. Jean n’a jamais joué ce jeu et Véronique est probablement lasse de le jouer. C’est exactement la tenue de cette pudeur qui donne au film la justesse de cette ligne de sobriété amoureuse. Dans la scène avec les écoliers, Jean avait dit qu’il aimait pouvoir se dire, après avoir terminé une maison, qu’il avait participé à « la vie des gens ».
Je me souviens d’un excellent sketch des nuls sur canal plus dans lequel Alain Chabat et sa bande avaient demandé à Gérard Jugnot d’incarner un spécialiste des « effets normaux » (par opposition aux effets spéciaux). Comme toujours quand l’humour est bon et « avisé », cette plaisanterie tombe incroyablement « juste ». Mademoiselle Chambon est un film dans lequel ne se succèdent que des effets normaux. On peut s’y « reposer » de tous ces films dans lesquels Tom Cruise, par exemple, n’effectue que des « missions impossibles » mais il se trouve qu’en s’y reposant surgit le plus inattendu : cette évidence d’un amour « toujours déjà là », d’un fond d’amabilité incroyablement actif et consistant ici dans le cœur à l’ouvrage de toutes ces circonstances qui nous relient, qui nous entourent et qui nous constituent. Il convient d’arrêter de croire qu’il faut « nous aimer les uns les autres ». Il importe simplement de s’immerger dans la texture de nos habitudes, de nos situations, des circonstances de la vie qui nous font « maintenant » être justement « là ». L’amour c’est cette consistance vraie des choses qui se révèle enfin à tout notre être quand nous cessons de croire absurdement au hasard. Il n’y a pas lieu de nous imposer à nous-mêmes d’aimer les autres comme un impératif. Cette mécanique désastreuse par le biais de laquelle nous nous privons de la justesse et de la jouissance de la vie en transformant le fond même de ce qui constitue la réalité en catéchisme du « savoir-vivre » décrit la cause la plus profonde de notre difficulté à vivre. L’amour, dans toutes ses acceptions, ne saurait à aucun titre, valoir à titre de « devoir humain », c’est, au contraire, la réalité donnée de toute situation appréhendée par l’être humain « telle que », c’est-à-dire « là ». Nous n’avons pas à nous aimer les uns les autres parce que c’est déjà ce que nous faisons de toute façon sans le savoir en vivant ensemble des situations données. La seule chose qu’il nous revient de faire, c’est de le réaliser, et ce film nous fait « la grâce », dans tous les sens de ce terme, de saisir opportunément cette évidence et cet aplomb. L'amour n'a rien d'une "mission impossible". Il est, au contraire, ce qui nous "accapare" sans échappatoire et sans cérémonie quand nous percevons enfin qu'il n'y a que du réel. C'est donc bien, en effet, "une affaire de perception".

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