samedi 2 février 2013

"Etre heureux: cela dépend-t-il de moi?"


Nous faisons tous, à propos du bonheur, l’expérience suivante : plus nous essayons de le déterminer, de le « fixer » comme horizon de nos actes, de nos projets et moins nous le réalisons. « Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ? » dit la chanson, et c’est très exactement la question : nous « attendons » d’être heureux, nous faisons comme si le bonheur devait obligatoirement être le résultat d’un processus, d’un travail, de la mise en œuvre de « moyens » aboutissant à cette fin, comme s’il y avait forcément quelque chose à faire pour être heureux. Bref être heureux : ça se mérite, ça se travaille, ça ne vient pas « comme ça », ça ne nous tombe pas entre les mains « tout cuit ». « Le pessimisme est d’humeur, l’optimisme de volonté » nous dit le philosophe Alain, c’est-à-dire qu’il est assez facile de se laisser aller à être malheureux, à exhiber en toute occasion un visage boudeur et insatisfait comme si « vivre n’était pas assez ». Le bonheur ne consiste pas à attendre que les évènements soient par eux-mêmes « heureux » mais à les prendre tels qu’ils sont et à faire avec ce que l’on a.
La perspective d’Alain pointe indiscutablement vers quelque chose de vrai : la « matière » du bonheur ne consiste pas dans la nature des évènements qui nous arrivent extérieurement. Ce n’est pas « avoir de l’argent », « avoir des enfants », « vivre dans un Palace 5 étoiles » qui pourrait en soi nous rendre heureux. Aucune expérience ne saurait pour elle-même « être à même de donner le bonheur » indifféremment, à toute personne qui la vivrait. Ce qui se travaille dans le bonheur, c’est cette alchimie, cette heureuse affinité entre une personne et des expériences, voire des épreuves qu’elle a la puissance de « prendre à la bonne », comme on dit, une façon peut-être de cesser de comparer sans arrêt ce que l’on a et ce que les autres ont ou « ce que l’on aurait pu avoir si… ». Le bonheur serait alors une manière de « faire avec », de travailler la matière des évènements pour en retirer « le bon côté », sachant qu’il ne peut pas ne pas en exister un.
Lorsque Roberto Benigni, dans son film « La vie est belle » décrit l’effort d’un père déporté dans un camp de concentration avec son fils, pour faire croire à son enfant que tout ça est un « jeu », il explore le fil de cette possibilité là : il est toujours à notre portée de prendre bien tout ce qui nous arrive, même quand ce qui nous arrive est la plus effroyable machine de destruction systématisée qui ait jamais vu le jour. Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux… à Auschwitz ? Nous avons tous envie de répondre : « que cesse Auschwitz » mais le réalisateur italien, suivant en ceci la perspective d’Alain, nous invite à envisager la possibilité selon laquelle tant que nous ferons dépendre notre bonheur ou notre malheur de la tragédie des circonstances extérieures, nous ne nous situerons pas au cœur de l’expérience heureuse, laquelle consiste à se travailler suffisamment soi-même pour être heureux de tout ce qui nous arrive, du simple fait que cela nous arrive. Le bonheur ne « s’attend pas », il se conquiert pied à pied dans un combat difficile, continu, ardu dans le feu duquel il convient de ne rien lâcher. Nous serions presque tentés de dire que « le bonheur, ce n’est pas de la rigolade ». Ce n’est pas difficile d’avoir des rêves, d’entretenir des visions de vie heureuse et de laisser entendre à tout le monde par sa triste figure qu’on est un désespéré de la vie parce que l’on a poussé très loin la prétendue barre à partir de laquelle les circonstances de notre bonheur seraient réunies. Ce qui est dur, c’est justement de ne pas se faire d’illusions, de se tenir simplement là aux aguets et de faire au jour le jour, à l’heure, l’heure, « à l’heure la bonne heure », à partir de tout ce qui constitue notre quotidien, un bonheur simple, actif, construit.
« A la bonne heure » est une expression que nous utilisons aujourd’hui pour dire « tant mieux ». Il faut réfléchir à cette expression, à son acception « quantitative ». Ce n’est pas la nature de l’événement qui est bonne, le contenu d’un moment. Tant, c’est autant, c’est ce qui marque une égalité de valeur : « je lui en ai donné autant » : pareil. « Autant vivre bien ce qui nous arrive de mal » : cela décrit l’aptitude humaine à se détacher de la chair même de ce qui est vécu pour le convertir en « autant ». Quand nous vivons quelque chose, quelque soit cette chose, nous vivons un « tant », c’est-à-dire un comptant, un certain chiffre d’intensité. Ce que nous avons vécu, c’est tant de joie, tant de peine, tant de haine ou d’amour, tant de plaisir ou de douleur. Il n’est pas un moment de notre vie qui ne soit chiffrable en terme d’intensité d’affect. Rien de mal ne saurait réellement arriver à quelqu’un capable d’évaluer ce comptant d’intensité affective des instants puisque l’on se trouve alors en phase avec le suivi de cette ligne, de cette courbe émotive par quoi quelque chose d’une vie se sent vivre et cela ne saurait être mal. Le « mieux » est une affaire de "tant", de comptant d’intensité affective et aucunement de « chose », d’événement heureux ou malheureux.
 L’expression « A la bonne heure » est donc une expression décisive : elle nous indique quelque chose d’extrêmement précieux sur ce qu’il convient de faire pour être heureux. C’est l’heure qui est bonne, pas ce qui se passe dans cette heure, c’est le fait que quelque chose s’y libère, quelque chose que l’on peut compter, quantifier, et qui ne vaut qu’en terme d’énergie quantifiable. « Je n’ai rien fait aujourd’hui, n’avez-vous pas vécu, c’est non seulement la plus fondamentale, mais aussi la plus illustre de vos occupations » répond Montaigne à cette personne désoeuvrée.  Toute heure est bonne dés lors que je suis parvenu à me situer à son égard à hauteur de ce qu’elle est vraiment en train d’être ou de devenir : de la vie libérée.
Mais est-ce pour autant une affaire de volonté ? Cette aptitude à percevoir en tout instant  le comptant d’énergie vitale qui s’y libère, qui s’y « brûle » tient-elle réellement d’un effort volontaire de notre part afin de parvenir à cette lecture des faits ? Ne serait-ce pas plutôt une affaire de sensibilité et d'attention ?

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