samedi 9 mars 2013

Le Droit à l'insurrection dans une République - Texte d'Emmanuel Kant


« Toute opposition au pouvoir législatif suprême, toute révolte destinée à traduire en actes le mécontentement des sujets, tout soulèvement qui éclate en rébellion est, dans une république, le crime le plus grave et le plus condamnable, car il en ruine le fondement même. Et cette interdiction est inconditionnelle, au point que, quand bien même ce pouvoir ou son agent, le chef de l’Etat, ont violé jusqu’au contrat originaire et se sont par là destitués, aux yeux du sujet, de leur droit à être législateurs, puisqu’ils ont donné licence au gouvernement de procéder de manière tout à fait violente (tyrannique), il n’en demeure pas moins qu’il n’est absolument pas permis au sujet de résister en opposant la violence à la violence. En voici la raison : c’est que dans une constitution civile déjà existante le peuple n’a plus le droit de continuer à statuer sur la façon dont cette constitution doit être gouvernée. Car, supposé qu’il en ait le droit, et justement le droit de s’opposer à la décision du chef réel de l’Etat, qui doit décider de quel côté est le droit ? Ce ne peut être aucun des deux, car il serait juge dans sa propre cause. Il faudrait donc qu’il y eût un chef au-dessus du chef pour trancher entre ce dernier et le peuple, ce qui se contredit. »
                                                                                      Emmanuel Kant


1) De l’importance d’une relecture attentive et nuancée

Si l’on s’en tenait à une lecture rapide et superficielle du texte, on pourrait penser qu’Emmanuel Kant défend ici la nécessité d’une obéissance aveugle et totale des citoyens à l’Etat, quelle que soit la nature des agissements de celui qui en est le chef. Le propos de l’auteur est pourtant totalement contraire à cette analyse car ce qu’il décrit ici est la limite dans laquelle doit se maintenir tout citoyen au sein d’un état de droit pour que ce dernier perdure, étant entendu que c’est seulement dans une juridiction de cette nature qu’il sera donné à tous les membres de la communauté de vivre libre. Si le citoyen n’a donc aucun droit de se révolter contre le pouvoir exercé au sein d’une république, c’est tout simplement parce qu’il serait contradictoire d’avoir le droit d’être contre le Droit, et c’est sur cette impossible contradiction que se fonde le caractère inconditionnel du devoir d’obéissance à l’égard des institutions et des personnes exerçant des responsabilités dans une république. Loin de soutenir ici un principe de soumission absolue qui justifierait le despotisme, Kant décrit les conditions qui, au contraire, nous permettent de l’exclure et le caractère intransigeant des termes utilisés pour condamner tout droit à l’insurrection ne s’impose pas d’une autre source que celle de la liberté de tous les citoyens.
Kant est un philosophe des Lumières qui a soutenu tous les acquis théoriques de la révolution française, mais, comme il est précisé dans la légende précédant le texte lors de l’épreuve, aucune connaissance de la doctrine de l’auteur n’est ici spécifiquement requise pour le comprendre et l’expliquer. Quels sont donc les termes qui nous permettent de nuancer et de rejeter totalement les éventuelles fausses impressions d’une première lecture ? Il apparaît dés la première ligne que Kant fait ici référence à une révolte qui éclaterait au sein d’un état dans lequel le pouvoir de faire les lois (législatif) est séparé de celui de les faire appliquer (l’exécutif) puisque il parle du « pouvoir législatif suprême ». Par conséquent, ce n’est pas l’insurrection contre le despotisme qu’il juge condamnable et criminelle mais celle qui éclate, comme il le dira explicitement à la troisième ligne, « dans une république ».
D’autre part, le terme de « fondement » dans la phrase: « Il en ruine le fondement même » fait clairement signe du sens et de l’esprit dans lequel l’ensemble du texte est écrit. Ce n’est aucunement le fait que la révolte marque la manifestation de violence du peuple ou d’une partie du peuple contre un pouvoir qui motive la condamnation par Kant de l’insurrection contre une république, c’est plutôt qu’elle consiste dans l’expression de l’arbitraire du fait contre le Droit. On connaît la réponse fameuse du Duc de Liancourt au roi Louis XVI, au soir du 14 juillet 1789 :
« -  C’est une révolte ?
-       Non sire, c’est une révolution »
Cette distinction entre les deux termes ne décrit pas seulement une différence quantitative par rapport au nombre des insurgés mais surtout tout ce qui sépare un ras le bol épisodique fondé sur des conjectures défavorables et la volonté profondément réformatrice d’une multitude de personnes liées entre elle par la certitude qu’elles ont le « droit » pour elle. C’est une chose de se dire que le roi gouverne mal (révolte) et une autre d’affirmer qu’un roi, en tant que roi, ne devrait pas gouverner (révolution). La monarchie en France n’avait jusque là jamais envisagé de fonder l’exercice de son pouvoir sur une autre Justice que celle de Dieu. Si la Révolution Française fut célébrée par la plupart des philosophes de cette époque, c’est d’abord parce que, pour la première fois en Europe, l’exercice du pouvoir était appelé à se justifier et se fonder sur l’évidence d’une « Raison Universelle ». Se révolter contre une république fondée sur les principes de cette raison, c’est remettre en question cette nouvelle conception d’un Droit universel humain.
Enfin, il importe de bien prêter attention aux mots utilisés par l’auteur pour disqualifier le droit à la résistance contre un état républicain qui se serait parjuré lui-même en exerçant violemment son pouvoir : « en opposant la violence à la violence ». Autrement dit, Kant ne critique pas la résistance passive à l’égarement d’un tel pouvoir mais dés lors qu’elle se convertit en violence physique, elle devient la manifestation effective d’un rejet de la notion même de république fondé sur le droit. Or cette notion, aussi pervertie soit-elle par tel ou tel dirigeant, est fondamentalement juste et l’on pourrait dire « à deux titres » : d’abord parce qu’elle a ce souci d’être fondée ensuite parce que ce fondement est juste. A partir du moment où l’on se révolte physiquement contre un état de droit les termes mêmes de notre opposition sont écrits dans une langue « de faits », lesquelles démentent ceci qu’un état puisse se fonder sur le Droit et de ce point de vue, quelles que soient les causes et les idéaux défendus par la révolte, elle est nécessairement dans son tort. « On n’a jamais raison de se révolter » dans ce cadre là parce que c’est exactement comme si l’on appelait de ses vœux un régime qui n’aurait plus à se fonder sur le droit.  
Par conséquent, il serait d’autant plus précipité et finalement « faux » de voir seulement dans la position ici défendue par Kant un travail d’argumentation visant à justifier l’obéissance aveugle et inconditionnelle du citoyen à l’égard du chef d’Etat républicain qu’il s’y dessine « en négatif » les conditions de légitimité de l’expression de son désaccord. A quelles conditions est-il légitime de s’opposer à l’état républicain dont je suis membre sachant que le fait même qu’il soit vraiment républicain est l’affirmation avérée, indiscutable, « inamovible » et, de surcroît, « garante » du fait que je suis un citoyen libre ?
2) République, Démocratie, Etat, Nation
Il n’est pas rare que le sens d’un terme auquel il est souvent fait référence autour de nous nous échappe précisément du fait de la fréquence de son usage, lequel est trop galvaudé pour ne pas nous induire en erreur. On pense en connaître la signification à cause de son omniprésence sans s’apercevoir que la banalisation de son écoute nous a finalement et inconsciemment dissuadé de la nécessaire curiosité d’en pénétrer réellement la profondeur. Il en va ainsi notamment pour le terme de « République » qui, en tout premier lieu, s’oppose au despotisme mais qu’est-ce qu’un despote ? C’est une personne dotée de la capacité de faire appliquer les lois qu’elle a elle-même décrétée. Ce qui caractérise a contrario une république consiste donc dans la séparation du pouvoir exécutif et législatif. Il importe que le pouvoir chargé de faire appliquer les lois exerce cette autorité sans y être impliquée.
D’autre part, le propre d’une république est d’être fondée sur un contrat, c’est-à-dire sur un « accord » de telle sorte que les citoyens ne soient jamais gouvernés par une autorité dont ils n’auraient pas accepté librement l’institution. Ce contrat implique la notion de représentation. Il n’est pas possible qu’une communauté soit dirigée si tous les points de la base de la pyramide ne convergent pas vers son sommet. Tout ce qui constitue la force d’une république réside dans la nature consentie, consultative, contractuelle du mouvement d’élévation de cette convergence. Une démocratie qui donne sans contrat, c’est-à-dire sans constitution, tout le pouvoir au peuple est despotique puisque chaque homme sera susceptible d’y subir l’injustice de tous. Ce point est fondamental : nous avons tendance à nous laisser aveugler par le résultat de ce processus représentatif par le biais duquel les personnes dirigeantes sont le produit d’une procédure de délégation de pouvoir, d’incarnation (nous acceptons qu’une personne incarne, symbolise notre volonté) sans réaliser que l’essentiel est la nature de ce processus par le biais duquel nous consacrons le caractère symbolique, universel, abstrait de notre volonté.
Pour qu’une démocratie soit républicaine, il faut que la représentation marque clairement l’arrachement des citoyens à leur sensibilité qui ne peut que les incliner à faire toujours prévaloir leurs intérêts personnels et ainsi à les murer dans leur désir, dans leur penchant, dans le « pathos » de leur attachement à « leur petite personne ». Ce point est fondamental pour comprendre ce préalable de Kant selon lequel la représentation est la garantie d’un système de gouvernement qui assure la liberté du citoyen. Que le représentant se révèle indigne du processus qui l’a installé au pouvoir n’invalide pas pour autant la légitimité du processus, et de toute façon, si le peuple prend les armes contre un chef « défaillant » du point de vue de la république, il se place, de fait, hors de ce champ de validité qu’est la république.
Le propre de la République réside donc dans deux caractéristiques : la séparation des pouvoirs exécutif et législatif et la représentation (posé comme processus d’abstraction de la volonté du citoyen).
La démocratie s’oppose à l'aristocratie (pouvoir des meilleurs), à l’oligarchie (pouvoir de quelques-uns) et à l’autocratie (pouvoir qui se justifie de lui-même). Elle vient de démos (peuple) et de kratos (pouvoir, autorité). Depuis Platon, la démocratie n’est pas considérée, en tant que telle, sous un a priori très favorable par la philosophie et le philosophe grec, dans un ouvrage appelé précisément « La république » lui préfère une aristocratie, soit le mode de gouvernement réservant l’exercice du pouvoir aux philosophes, à ceux qui savent en quoi consiste la nature du bien. Kant, tout comme Platon n’est pas un défenseur de la démocratie, à cause de son déficit en matière de représentation. Si c’est la république qui légitime l’exercice d’une autorité publique, plus cet exercice est fondé sur un principe de représentation et plus il est juste. Or plus ce principe est agissant et moins il y a de représentants. La démocratie est le type de gouvernement dans lequel les porte-parole des décisions du Peuple  sont les plus nombreux.
Il faut bien avoir en tête que la démocratie athénienne était directe, non représentative. Les élus siégeant dans les assemblées l’étaient par tirage au sort, considéré comme choix des Dieux et leur nombre était considérable (6000 dans l’ecclésia). Lorsque le Comte de Mirabeau, député du Tiers Etat, répond au marquis de Dreux-Brézé : « Allez dire au roi que nous sommes ici par la volonté du peuple et nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes », il serait intéressant de se poser la question de savoir de quel peuple il parle. Or, la réponse consiste justement dans l’expression par cette classe de population n’appartenant ni à la noblesse ni au clergé de la volonté d’être représentée dans une assemblée procédant à des décisions par le vote. Ce n’est déjà plus exactement au démos grec que nous avons affaire. Pour celui-ci, des gens choisis par tirage au sort décident. Pour le peuple de la révolution française, des représentants auxquels on donne le pouvoir d’incarner la volonté d’une bonne partie de la population, votent. Autrement dit, dans la révolution française, c’est moins la Démocratie que la République qui s’impose comme type de gouvernement. L’élu athénien (par tirage au sort) ne doit pas sa présence dans l’assemblée au fait qu’il représente le peuple mais à celui qu’il en fait partie et cela change tout (différence entre démocratie directe et démocratie représentative).
 On comprend ainsi à quel point le texte de Kant ne peut être compris qu’à partir de la distinction entre République et Démocratie puisque le peuple auquel il fait référence à deux reprises vit dans un état de droit dés lors qu’il a effectué ce saut de la démocratie directe à la démocratie représentative. Il ne nous parle donc pas du peuple qui est mais du peuple « tel qu’il doit être » dans le seul type de régime « qui doit être », à savoir le républicain. Nous pouvons être tentés d’invoquer l’empreinte de ce « devoir-être » comme cela même qui nous désigne un éventuel angle d’attaque contre le texte de Kant, mais il convient dés lors que nous sachions bien à quoi nous nous mesurons alors car Kant est probablement le philosophe qui est allé le plus loin dans cette réflexion, c’est-à-dire qui s’est soucié de la façon la plus rigoureuse et la plus pertinente de la question de savoir sur quels fondements s’appuie la nécessité d’une morale et d’un devoir. D’autre part, on ne voit pas bien comment nous pourrions nous opposer à cette idée selon laquelle le peuple « a à faire quelque chose », c’est-à-dire a à accepter le principe même de cette incarnation, par contrat, de sa volonté dans l’élection de représentants, sans nous exposer à ce non-sens qui consisterait à plébisciter un gouvernement capricieux, soumis aux humeurs des mouvements de foule. Comment prendre position contre Kant sans sombrer dans l’arbitraire d’une sensibilité populaire incapable de se fixer à elle-même le moindre cap et offerte aux manipulations de tous les démagogues ?
Finalement le peuple dont nous parle Kant désigne une population qui a accepté le passage de la Nation à l’Etat. De la même façon qu’il nous est difficile de saisir la distinction entre démocratie et république puisque, en tant que français, nous vivons dans une constitution qui réunit les deux, nous réalisons également qu’en tant qu’ « Etat-Nation », nous ne sommes pas suffisamment au fait de la différence fondamentale entre ces deux concepts. La nation désigne les valeurs autour desquels se constitue l’esprit de communauté d’un pays et de la population de ce pays. Nous faisons partie de l’Etat français, mais cette association est purement administrative. Pour qu’elle soit autre chose, il faut aller chercher l’histoire, les traditions, la langue, la religion, bref la culture propre à notre peuple. La nation c’est ce qui donne au cadre juridictionnel de l’état une « chair », un « sang », une identité. Aller dans un autre pays, c’est percevoir physiquement ce fond d’efficience culturelle par quoi d’autres habitudes imposent à d’autres corps d’autres postures, d’autres modes de vie, etc. L’Etat nous fait vivre ensemble sous la force imposée des lois. La nation nous relie les uns aux autres par le fond commun d’un lot d’habitudes qui nous fait vivre de façon française. Il va donc de soi que la nation modèle presque intérieurement notre être, s’imprime physiquement dans le corps de nos habitudes, voire dans les connexions de nos neurones. Pourquoi les hymnes nationaux parviennent-ils à faire vibrer en certains de nous la corde sensible  de nos affects et à déclencher des pleurs, des émotions aussi vives ?
Ici encore, un axe de lecture du texte se profile : de quel protocole d’association Kant nous parle-t-il de son texte ? De celui de l’Etat ou de la Nation ? Le premier terme est cité à deux reprises, le second jamais. Or, ne décrivent-ils pas à eux deux une forme d’interdépendance ? Si une population ne constituait qu’une nation, il est clair qu’elle évoluerait au gré de « ses coups de sang », dans une sorte de pulsion nationale à laquelle il ne manquerait pas grand chose pour devenir nationaliste, au plus mauvais sens du terme. Mais, inversement, si un Etat n’imposait pas la rigueur légaliste de ses lois à une nation déjà unie par les liens de l’histoire et des traditions, aboutirait-elle à autre chose qu’une communauté « vide », privée de sève dans laquelle aucun des membres ne ressentirait physiquement la teneur des liens qui le relient à son compatriote. Pour reprendre les trois notions qui définissent la république française, on perçoit bien que c’est à l’Etat qu’il revient d’assurer la liberté et l’égalité mais la fraternité est une notion affective dont on perçoit mal l’efficience sans une adhésion à des ressentis nationaux (cela ne veut pas dire que je ne peux pas m’intégrer dans une autre nation que celle dans laquelle j’ai été éduqué mais que ma demande d’une nouvelle nationalité ne se justifie pas seulement par des raisons extérieures ou circonstancielles. J’adhère à un sol, à des ressentis, à un mode de vie auquel je souscris parce que je m’y reconnais, parce que je m’y sens vivre mieux qu’ailleurs. On peut se sentir exister davantage dans une autre nation que celle dans laquelle on est né et rien ne nous autorise à refuser à qui que ce soit cet ancrage affectif dans un sol qui n’est nôtre que par le biais de cet arrimage sensitif).
Comme nous le verrons, l’argument de Kant est très fort, peut-être indépassable. Il s’appuie sur une rigueur logique, législative et morale extrêmement « juste », fondée, presque évidente. Mais en même temps, Kant semble ici, dans ce texte, faire comme si une population ne se rassemblait que sous la juridiction d’un Etat. Peut-être le fond de la thèse qu’il défend serait-il inattaquable si le peuple n’était qu’un Etat, mais en tant que Nation, s’ouvre alors une dimension affective que toute la philosophie Kantienne vise à dépasser, à discréditer et dont l’histoire des peuples nous montre bien pourtant à quel point elle est déterminante. L’Etat est l’avenir vers lequel doivent tendre toutes les nations, nous répondrait-il alors, et c’est sur ce point qu’il conviendra, entre autres, de réfléchir à une éventuelle contradiction.

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