vendredi 15 mars 2013

"Le Droit à l'insurrection" - Texte d'Emmanuel Kant (3)


4) Existe-t-il un Droit à l’insurrection en République ?
Le point essentiel sur lequel nous avons du mal à accepter la thèse défendue par Kant repose sur une mauvaise compréhension de notre part du contrat qui fonde la République. Souscrire au processus électoral et représentatif au terme duquel cet homme incarnera le pouvoir exécutif (élections présidentielles), ce n’est pas signer avec quelqu’un un pacte qui stipule que chacun s’engage vis-à-vis de l’autre à assumer « sa part du contrat », comme on dit, mais c’est confier à cette personne la fonction exorbitante de symboliser dans son être la garantie de la validité du contrat. Il n’est pas la personne avec laquelle nous signons le pacte, mais celui dont on pourrait dire que la vie biologique est investie de cette insoutenable puissance symbolique de marquer la légitimité juridique du pacte. En tant que personne il sera désigné après le vote, mais en tant que fonction il est ce qui nous assure que nous avons raison de voter, au sens littéral, c’est-à-dire que c’est par le biais d’une procédure raisonnable que nous votons. Qu’il y ait « ce » président de la république, c’est ce qui sortira du vote, mais qu’il y ait « un » président de la République, c’est l’efficience républicaine à partir de laquelle nous votons, autrement dit, c’est précisément à cela que nous devons le fait d’être, dans une république, un citoyen qui vote.
Par conséquent, il est une perspective temporellement paradoxale au regard de laquelle cet homme que nous n’avons pas encore désigné est pourtant déjà présent en germe dans le temps du « devenir » de sa désignation. Nous votons pour celui dont nous jugeons les compétences et surtout l’aura symbolique suffisamment indiscutables pour représenter les valeurs au nom desquelles nous votons. Si nous allons jusqu’au bout du raisonnement décrit par Kant, nous pourrions dire que nous symbolisons par cet homme, qui n’est pas « nous », ce mouvement par le biais duquel, en « nous », notre raison se détache triomphalement de l’emprise de ses pulsions pour conquérir, par ce processus de représentation, sa liberté.
Ce qui fonde la pertinence et la légitimité de la représentation, c’est cet arrachement au sensible par le biais duquel le citoyen réalise sa nature raisonnable en consentant au pacte. C’est son devenir d’être humain et libre qui se joue dans cet engagement, et par l’insistance de Kant à pointer dans « Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique », l’impossibilité de l’homme à suivre seulement sa raison (puisque il est un animal qui a besoin d’un maître), il s’agit simplement, dans l’esprit du philosophe allemand, d’inscrire cet effort comme un « devoir », comme un être « à être », comme ce que l’homme a à acquérir dans l’histoire, étant entendu que c’est justement cette linéarité là qui va donner sens à l’histoire.
Peut-être avons-nous envie d’opposer à Kant le fait que nous n’avons jamais été placés devant un contrat à signer. Mais c’est un peu comme si nous réclamions qu’un « ange », c’est-à-dire un être surnaturel nous demande de signer un pacte dans lequel nous nous engagerions à vouloir. « Veux-tu vouloir ? » nous demanderait-il (ou elle puisque les anges n’ont pas de sexe). Mais comment répondre : « oui » sans « vouloir avant » le contrat par lequel je m’engage à vouloir. Comment signer pour…sans nécessairement signer à partir de cet acte « voulant » ? Pour Kant, vouloir est le propre de l’homme. Comment pourrais-je ne pas vouloir vouloir puisque je suis né de fait dans cette condition de droit qui fait de chacun de nous des créatures dotées de cette capacité de sortir de leur animalité « brute » pour accéder à cette incroyable puissance de constituer au fil de chacun de leur acte un monde humain ? Il est un biais par lequel nous naissons tous déjà « citoyen républicain » : c’est celui de la raison que nous avons en nous et qui nous porte sans cesse à créer en lieu et place d’une sensibilité qui nous maintient sous la tutelle de nos appétits une société « pure » de volontés universelles n’agissant que « de concert », « comme un seul homme » pourrait-on dire. Nous ne pouvons pas ne pas vouloir « vouloir » et se révolter contre cet état républicain auquel j’ai toujours déjà souscrit en tant qu’être raisonnable est un acte fou, contradictoire, irrationnel, une façon de nier absurdement ce que je suis indiscutablement « de fait » soit un être fait pour le Droit.
Mais il est une autre façon d’appréhender cette impossibilité de vouloir sans avoir déjà voulu que celle que nous propose Kant et qui consiste finalement dans la préexistence d’un contrat aussi nécessaire qu’implicite, c’est précisément celle qui consiste à remettre totalement en cause cette nécessité à cause de son caractère faussement implicite. Si je veux toujours avant de vouloir, ce n’est pas parce que je suis « aussi » un être de volonté (c’est cet « aussi » qui justifie l’arrachement au sensible imposé et orchestré de l’extérieur par une autorité représentative et transcendante) mais parce que je suis seulement un être de volonté, plus encore parce qu’en moi comme en tout être vivant « être est de volonté ». Autrement dit,  la volonté, c’est le mouvement même par le biais duquel ne vit que ce qui veut et ne veut que ce qui vit, soit exactement ce que Nietzsche appelle « la volonté de puissance » : 
« Une mer de forces en tempête et en flux perpétuel, éternellement en train de changer, éternellement en train de refluer, avec de gigantesques années au retour régulier, un flux et un reflux de ses formes, allant des plus simples aux plus complexes, des plus calmes, des plus fixes, des plus froides aux plus ardentes, aux plus violentes, aux plus contradictoires, pour revenir ensuite de la multiplicité à la simplicité, du jeu des contrastes au besoin d’harmonie, affirmant encore son être dans cette régularité des cycles et des années, se glorifiant dans la sainteté de ce qui doit éternellement revenir, comme un devenir qui ne connaît ni satiété, ni dégoût, ni lassitude.
Voilà mon univers dionysiaque, qui se crée et se détruit éternellement lui-même, ce monde mystérieux des voluptés doubles, voilà mon « au-delà du bien et du mal », sans but, à moins que le bonheur d’avoir accompli le cycle ne soit un but, sans vouloir, à moins qu’un anneau n’ait la bonne volonté de tourner éternellement sur soi-même  et rien que sur soi dans sa propre orbite (…)
Savez-vous à présent ce qu’est le monde pour moi ? Et ce que je veux, quand je veux ce monde-ci ? Voulez-vous un nom pour cet univers, une solution pour toutes ces énigmes ? Une lumière même pour vous, les plus ténébreux, les plus secrets, les plus forts, les plus intrépides de tous les esprits ? Ce monde, c’est le monde de la volonté de puissance, et nul autre. Et vous-mêmes, vous êtes aussi cette volonté de puissance, et rien d’autre. »
Il est essentiel de saisir toutes les implications de l’opposition entre ce monde de la volonté de puissance, chaotique, dynamique, fluctuant et le monde Kantien exemplaire, lisse, universel et droit. Pourquoi Kant est-il aussi ferme dans sa réfutation d’un Droit à l’insurrection ? Parce qu’on en arriverait à une situation de « non droit », impossible à trancher : « Qui doit décider de quel côté est le droit ? Ce ne peut être aucun des deux, car il serait juge dans sa propre cause. » Il existe bien en l’homme une intuition innée de cette notion d’impartialité sur la base de laquelle « il voit le meilleur et il l’approuve ». Ceci ne peut être suivi, servir de loi simplement parce que je le dis, parce que j’en ai envie : nous savons tous cela finalement: cet impossible crédit à notre subjectivité, cette incapacité fondamentale dans laquelle je suis en tant que « moi », qu’ « ego » de fonder quoi que ce soit sur ma seule autorité, laquelle justement ne peut d’aucun biais faire « autorité ». Toute la question est finalement de savoir d’où vient que je comprends parfaitement cette impossibilité radicale à pouvoir fonder quoi que ce soit sur « moi ». Est-ce de ce fond de liberté morale par le biais de laquelle je ne peux pas, en tant que sujet libre, ne pas vouloir vouloir (Kant) ou bien de la réalisation de cette vérité physique, donnée, purement « plastique » à la lumière de laquelle je n’ai jamais été « quelqu’un » mais toujours pris  dans la force chaotique d’une vie qui ne fait que se vouloir incessamment elle-même (Nietzsche) ?
C’est seulement à ce point extrême de fracture que nous situons clairement les deux positions « adverses ». Kant suit avec cohérence et rigueur le fil de la volonté « humaine ». Je ne peux pas « vouloir » s’il entre quoi que ce soit dans le mouvement de cette initiative par quoi je sois guidé par « autre chose ». Si une motivation « m’incline », me fait pencher vers…(il convient d’accorder ici la plus grande attention au registre lexical de la « pente », de la glissade par le biais duquel on saisit qu’il ne s’agit déjà plus d’un « acte », d’un agir de la personne), alors je ne suis pas en train de vouloir mais de désirer, c’est-à-dire d’être « agi ». Or quiconque s’emploie vraiment à n’exercer que son vouloir ne peut aspirer à autre chose qu’à ce que tout le monde veut, non pas que nous voulions tous les mêmes choses (cette question est plus que secondaire pour Kant, elle ne se pose pas finalement) mais nous ne pouvons pas ne pas vouloir comme les autres dans la façon de vouloir, dans la forme de ce que c’est que vouloir, dans sa texture, tout simplement parce que c’est exactement en cela que consiste « le fait d’être humain ». Le propre de l’homme est d’être animé de cette volonté fondatrice et fédératrice d’un « vivre ensemble » humain. C’est pourquoi, dés que nous « raréfions la matière » de notre volonté pour en dégager la pureté élémentaire, nous aboutissons à la « loi ». Dans son livre : « Critique de la Raison Pratique », il définit très clairement la dualité dans laquelle prend corps cette « résolution » :
"Deux choses me remplissent le cœur d'une admiration et d'une vénération, toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s'y attache et s'y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. [...] Le premier spectacle, d'une multitude innombrable de mondes, anéantit pour ainsi dire mon importance, en tant que je suis une créature animale qui doit rendre la matière dont elle est formée à la planète (à un simple point dans l'Univers), après avoir été pendant un court espace de temps (on ne sait comment) douée de la force vitale. Le second, au contraire, élève infiniment ma valeur, comme celle d'une intelligence, par ma personnalité dans laquelle la loi morale me manifeste une vie indépendante de l'animalité et même de tout le monde sensible."
La loi morale est en « moi » mais en tant que je suis homme, créature dotée de la capacité de n’être pas seulement animale et sensible. Par contre, quand je regarde le ciel étoilé, je suis ramené à cette pure plasticité d’être un corps qui devra rendre cette matière à l’univers. On ne saurait mieux exprimer le fait qu’il y a deux universels, celui dont nous sommes les fondateurs, en tant qu’êtres raisonnables et volontaires: la loi morale et celui dans lequel nous sommes noyés, broyés, niés en tant que personne : le cosmos, ou encore, le mouvement global de cette libération de vie dont nous ne sommes qu’un bref instant. Mais il en est un qui « anéantit mon importance » alors que l’autre « élève infiniment ma valeur ».
La question cruciale qui se pose ici et qui nous place, sans discussion possible, devant un choix à faire qui nous engage plus qu’aucun autre, consiste à se demander dans quelle mesure cette importance à laquelle Kant fait référence est autre chose qu’une importance que nous, humains, nous donnons arbitrairement à nous-même, par le biais de tout un processus performatif d’auto-proclamation (dont nous avions déjà parlé dans le cours sur la religion en évoquant « l’auto ritualisation » par opposition à un processus d’ « hétéro-ritualisation »). Si les termes inviolables selon Kant du contrat républicain s’appuient finalement sur ceux de la loi morale et si ceux-ci se résument finalement à la question : « Veux-tu vouloir ? », étant entendu qu’il nous est justement impossible, en tant qu’êtres humains, de répondre : « Non », c’est peut-être justement parce que cette répétition, loin d’être un pléonasme, une tautologie, une évidence, est une incongruité, un outrage, une faute de goût dans laquelle l’humanité (et particulièrement l’Occident) se complairait, se « vautrerait » depuis plus de vingt cinq siècles. Cette question : « veux-tu vouloir ? » ne se pose pas, mais pas du tout parce qu’elle va sans dire (Kant), plutôt parce qu’elle n’a, au sens propre, aucun lieu d’être (Nietzsche).
Contre Kant, il est possible d’envisager le fait que l’être humain représente dans la globalité de ce que l’on pourrait « le règne vivant » l’anomalie de ne pas se résigner à l’évidence, plus première qu’aucune autre, de son efficience « plastique », de son existence physique, de la nature animale de sa vitalité (animale vient du latin « anima » qui signifie l’âme). Et si Kant n’était pas allé jusqu’au bout de son entreprise « chimique » de raréfaction, de raffinage de la volonté ? Si la loi morale n’était qu’une phase très superficielle de ce processus de raréfaction ? En allant plus loin, ne trouverions-nous pas exactement cette force vitale dont il nous dit que nous en sommes crédités (on ne sait comment) pour un très court laps de temps ? Nous ne serions plus dés lors des êtres de volonté mais des avatars, des « tours », des agencements, des configurations, des manières d’être, des styles s’effectuant dans l’accomplissement de cette vérité « toute » au gré de laquelle rien n’est que de volonté. « Ne vit que ce qui veut » parce que vivre et vouloir ne font qu’un. Un cyclone « veut » autant qu’un homme, formellement du moins, parce qu’en terme de puissance évidemment il veut beaucoup plus. Cela ne signifie pas que le cyclone « décide » de se libérer mais au contraire qu’il consiste tout entier dans la texture même de son existence de cyclone dans un moment et un mouvement d’intensité forte de toutes les forces météorologiques se libérant dans l’acte de se vouloir fortement. Rien ni personne ne décide jamais de se libérer parce que « se libérer » : c’est cela même qu’est le monde (dynamisme, éclatement, libération, acte et non pas « chose », encore moins sujet). Je ne peux pas « vouloir vouloir » parce que vouloir est ce qui s’active dans le fait même que je suis, mais c’est un vouloir sans sujet, anonyme et sans forme).
Au regard de l’autorité de ce vouloir là, il n’existe pas, en effet, de droit à l’insurrection mais la République se révèle dés lors en elle-même consister dans l’absurdité d’un mouvement d’insurrection qui ne repose sur rien si ce n’est, de l’aveu même de Kant, de la volonté générique (générique : qui fait genre) de l’être humain de se donner de l’importance. Même si Hobbes et Kant sont deux philosophes du contrat, nous percevons à la lumière de la volonté de puissance Nietzschéenne une distinction fondamentale, de nature à pointer la grande pertinence de la théorie Hobbesienne de l’Etat civil. Cette volonté de puissance, nous en retrouvons en effet une forme atténuée dans la notion de droit naturel du philosophe anglais, alors que Kant, ne distingue pas la moindre nuance de légitimité envisageable dans la libération de notre vie animale et sensible. Les termes du contrat civil, pour Hobbes, pourraient se formuler de la façon suivante : « veux-tu vivre ? » et conséquemment la nécessité artificielle du Léviathan et du dépouillement de chacun des citoyens de leur droit naturel au profit du souverain (monstre de représentation symbolisant tous les droits naturels de tous les citoyens) s’impose naturellement d’un « devoir vivre » et non constitutionnellement d’un devoir-être républicain. Pour les deux philosophes, il y a nécessité à poser « violemment, autoritairement », un arrachement par le biais duquel l’homme devient citoyen et accepte le processus de représentation, d’incarnation de sa volonté dans un chef qui concentrera symboliquement mais très concrètement aussi le pouvoir né de la procédure de délégation de toutes les puissances. Mais la différence réside dans le fait que cette violence de la représentation constitue pour Kant la marque même de l’humanité alors qu’elle définit seulement selon Hobbes les contours d’un périmètre de cohabitation dans l’espace duquel les hommes vont pouvoir vivre ensemble.
Une autre solution consisterait à poser que la représentation est une fausse piste, et c’est bien celle que suit Nietzsche. Vouloir vouloir, c’est entériner l’illusion d’une efficience de maîtrise et de contrôle là où précisément il n’en existe aucune et la représentation, c’est exactement la forme même de cette illusion. Une illusion peut elle être autrement qu’en « représentation » ? Devant le manteau d’hermine du magistrat, le decorum de toute intervention publique d’un président, peut-être ne nous trouvons-nous pas tant confrontés aux accessoires de la nécessaire représentativité d’un pouvoir légal et légitime qu’aux symboles vides d’une idée creuse et privé de tout fondement véritable. Si la république et la justice ont autant besoin de symboles , il n’est pas exclu que ce soit pour se rassurer elles-mêmes pour se pénétrer du sentiment de leur importance et en persuader les administrés, Kant assurant philosophiquement le support de cette auto légitimation.
Parmi toutes les manifestations populaires, il en est une qui illustre parfaitement l’opposition fondamentale entre deux conceptions distinctes de l’autorité symbolique (républicaine et Kantienne) ou vitaliste (Nietzschéenne), c’est le Carnaval dont la tradition remonte aux fêtes dionysiaques grecques et aux Saturnales romaines. Dans ces festivités, c’est comme si les citoyens revenait à l’efficience première du socle de la volonté de puissance et coïncidait avec la joie unanime de toutes les formes de vie libérant leur potentiel en vivant. Trois caractéristiques s’imposent alors à quiconque observe attentivement ce que l’on a peut-être tort de qualifier de « débordement » : les « flux » humains qui envahissent les rues de la cité sont 1) inexorables 2) anonymes (sous le masque) 3) stylisés. Le peuple qui fête le carnaval n’est pas en révolte. Il reprend contact avec un fond d’activation cosmique, biologique, neutre et multiple. Dans le film d’Ariane Mnouchkine, « Molière », on voit se libérer, dans une scène centrale décrivant le carnaval à Orléans, une authentique « puissance populaire ». Or cette puissance n’est ni violente, ni revendicative, ni spectaculaire au sens de  « vouloir créer un effet, s’y faire remarquer». On y voit des flux de populations grimés, bariolés, masqués confondant pêle-mêle les animaux (la vache couronnée), les enfants, les vieillards, les hommes et les femmes, converger vers le collège dans lequel les étudiants sont consignés par le pouvoir religieux. Le peuple ne se trouve plus là réduit au statut d’acteur de la vie politique. Il est le « peuplement », le sens le plus profond du « démos » grec. Démos signifie « peuple », mais aussi territoire, « dème ».
Dans l’Athènes du 5e siècle avant JC, est apparue à un moment donné un glissement de l’aristocratie vers la démocratie provoqué par le changement de noms des citoyens lesquels n’étaient plus reconnaissables par le patronyme de leur famille, de leur sang et de leur éventuelle noblesse mais par l’appartenance à leur dème, à leur quartier. Le Carnaval tel qu’il est filmé par Ariane Mnouchkine illustre la réappropriation par la population d’une ville qui n’est plus quadrillée par un réseau administratif et économiquement connoté de rues (avec des quartiers riches et pauvres) mais envahie par une foule émettant autant de signes créant, renouvelant et redistribuant les territoires, de la même façon qu’aujourd’hui le tag impose une toute autre conception de la territorialisation.
Le point le plus important, ici, tient dans la concordance de la tradition et de la nouveauté. Face à ce rite du carnaval remontant aux Saturnales, les instances de l’autorité politique et religieuse ne sont pas confrontées à une contestation de leur pouvoir mais à la libération tranquille et inexorable d’une puissance, par quoi c’est à l’expression la plus juste, la plus esthétique et la plus élémentaire de la réalité du Peuple qu’elles ont affaire. Autant elles peuvent l’emporter contre les manifestations violentes et terroristes d’une anarchie qui dit qu’elle vaincra, autant elles ont toujours déjà perdu contre les expressions anonymes et stylisées d’un « Démos » qui est en train de vaincre parce qu’il porte en lui la force animale et artistique de la volonté de puissance.
Kant a donc raison d’affirmer que le droit à l’insurrection n’existe pas mais il se trompe peut-être sur la question de savoir eu égard à quelle autorité car si le peuple a le droit, ce n’est pas parce qu’une assemblée quelconque de représentants le lui aurait donné mais parce qu’il consiste dans le fait de l’avoir, ou plus encore dans le fait de l’être : c’est le droit du peuplement, lequel n’a pas plus à voir avec le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes des révolutionnaires français qu’avec le droit défendu par Hitler d’un peuple légitimé par la noblesse de sa race à étendre son espace vital. Le droit du peuplement, c’est l’efficience de toute population à se faire peuple, à fourmiller, à grouiller, à investir le réseau administré d’une ville pour le faire vivre, le remplir d’affects, de signes de vie et d’art. Au regard de ce droit qui remonte à bien plus loin que la première prise de pouvoir d’une souveraineté humaine et auto proclamée, c’est la notion même d’ « Etat républicain » qui constitue la plus absurde et la plus illégitime de toutes les insurrections, et cela dans l’activation même de son essence représentative.

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