dimanche 7 avril 2013

"La liberté suppose-t-elle l'absence de règles?" (1)


« La colombe légère, lorsque dans son libre vol, elle fend l’air dont elle sent la résistance, pourrait s’imaginer qu’elle réussirait bien mieux encore dans le vide. » dit Emmanuel Kant. Nous sommes nombreux à commettre la même erreur que cette colombe, c’est-à-dire à penser, devant tout ce qui semble résister à la satisfaction de nos désirs, que la liberté réside dans l’absence totale de contrainte, sans nous rendre compte que c’est précisément à partir de la contrainte qu’une liberté est mise en situation de se réaliser. Aucun de nous ne peut être libre sans être « quelque chose » et nous ne pouvons pas être quelque chose sans être « quelque part », c’est-à-dire sans entretenir avec ce « quelque part » des rapports contradictoires de contrainte et de dépassement. Être libre c’est pouvoir décider par soi-même de ses actes et n’être contraint par rien dans nos choix de vie, mais encore faut-il que la vie nous place « de facto » devant des choix à faire. Et nombreuses sont les personnes qui confondent les conditions « sine qua non » de la liberté (c’est-à-dire les contraintes qui nous mettent en situation d’être libres) avec ce qui lui fait obstacle. Le malentendu est alors absolu : plus la vie nous donne des occasions d’effectuer notre liberté, plus nous nous plaignons de l’absence de liberté. On entend ainsi parfois des personnes se révolter contre le malheur qui les frappe en affirmant « qu’elles n’ont pas demandé à vivre ». Mais d’où auraient-elles pu le faire si ce n’est « toujours déjà » de l’efficience d’une existence « donnée », c’est-à-dire « non voulue ». Qu’il y ait dans le fait d’exister matière à « vouloir » : qui peut l’affirmer et surtout à partir de quel terrain d’expérience possible, praticable ?

 Je n’ai pas à « vouloir exister » puisque je ne peux vouloir sans exister  "d’abord ». C’est un « fait ». La revendication personnelle de liberté se heurtera toujours à cette incontournable contrainte (qui n’en est pas une) d’ « avoir à être ».
On ne décide pas d’exister, on ne décide qu’en existant. Mais en même temps, puis-je exister sans vouloir exister ? N’y a-t-il pas, une fois « jetés dans l’existence », comme dit Jean-Paul Sartre, un mouvement qui nous enjoint de vivre et de tout faire pour vivre ? Aucun de nous ne peut décider de vivre ou pas parce que même le choix de mourir ne pourra être assumé et éventuellement exécuté qu’à partir du fait préalable de notre existence, mais il se trouve qu’une fois vivant, je suis pris dans un mouvement qui, selon le philosophe Schopenhauer, m’excède totalement et qu’il appelle le « vouloir-vivre ». Nous saisissons ainsi le nœud de cette contradiction dans laquelle nous comprenons que nous pouvons dire à la fois une chose et son contraire. Je ne peux pas vouloir vivre puisque vivre ne se décide pas mais je ne peux pas non plus vivre sans vouloir vivre, sans être pris dans le mouvement écrasant, vital, cosmique de vouloir vivre, exactement de la même façon qu’un arbre ne peut ne pas vouloir croître, ou qu’un brin d’herbe ne peut pas ne pas vouloir pousser. Peut-être nous a-t-il déjà été donné d’expérimenter en nous le fond de cette « nécessité ». Vous êtes sous l’eau, retenant votre respiration, puis la nécessité vitale de revenir à la surface aspirer une nouvelle goulée d’air se fait jour irrésistiblement.
Nous parlons alors d’instinct de survie, mais peu de mots sont plus trompeurs et d’utilisation aussi simpliste que celui d’ « Instinct ». D’un suicidé par noyade, nous savons bien qu’à un moment donné, il a été forcé de résister à cet « irrésistible là ». La vision négative de ce vouloir-vivre dans la perspective de laquelle nous serions « contraints » de vouloir exister est donc remise en cause. Et s’il n’existait pas davantage de contraintes à vivre qu’à mourir, si nous avions inventé ces impératifs du vouloir vivre et du devoir mourir pour nous dissimuler à nous-mêmes la seule vraie tâche qui réellement nous incombe, soit celle de constituer de toutes pièces des règles de vie, de donner à l’existence l’efficience de nouveaux plis à habiter du mouvement de son expansion ?
Le paradoxe est donc le suivant : nous ne pouvons pas vouloir ou pas exister dans la mesure où même la décision de ne plus exister ne peut se concevoir qu’à partir de ce fait « donné » de l’existence. Même si nous voulons mourir et « passons à l’acte », la découverte relativement récente de la mort cellulaire programmée, c’est-à-dire d’un processus d’auto destruction agissant à l’intérieur même de nos cellules dés le développement de l’embryon semble manifester l’efficience d’une tendance suicidaire inhérente au vivant. Autrement dit, la décision que nous prenons de nous tuer est nécessairement seconde par rapport à l’efficience biologique suicidaire de ce que c’est que « vivre ». Ici comme partout ailleurs, l’individu humain se donne une liberté qu’il n’a pas. C’est parce qu’en nous se produit déjà, à l’échelle de nos cellules, le mouvement de se tuer que nous « vivons ». On mesure alors à quel point « être ou ne pas être » n’est pas du tout la question puisque c’est justement dans l’impossibilité de ce choix que se constitue à chaque instant l’événement de vivre. Ce n’est pas dans l’alternative offerte de vivre ou de mourir que nous déclinons le fait d’être mais dans la coefficience de ces deux forces. Nous ne décidons jamais, nous « composons » toujours. Nous faisons comme nous pouvons dans le dessin de cette ligne qui se trouve être à la fois de soudure et de fracture entre deux forces contradictoires. Vivre tient davantage de l’art du tricot ou du « crochet » que de l’engagement conscient et volontaire de l’individu qui vit. C’est, au sens littéral du terme, « faire avec » et jamais « trancher ».
Sous cet angle peut-être serions-nous tentés de court-circuiter la question
posée en pointant du doigt l’absence de contenu du terme même de « liberté », de libre mouvement puisque nous percevons à quel point cette efficience vitale sur le fond de laquelle nous vivons n’est pas « de notre ressort ». Il ne dépend pas de nous de vivre ou pas puisque « être », c’est vivre en se tuant. Mais alors puisque vivre ou mourir ne dépend pas de nous, ne serait-ce pas précisément dans le style, dans l’agencement de cette « co-efficience » donnée et non négociable de vivre et de mourir que se constituerait l’expression la plus exacte et la plus pertinente de notre être ? En d’autres termes, il ne dépend pas de nous de vouloir vivre ou mourir mais il dépend pleinement de nous d’être un certain style de ce que vivre et mourir est ou plutôt « devient ». Et encore s’agit-il bien ici de comprendre à quel point cette expression : « ce qui dépend de nous » ne fait plus référence à un mouvement volontaire quelconque.
La référence à la question de l’euthanasie nous permettra de clarifier complètement cette perspective. La liberté de se donner la mort dignement avec l’aide du corps médical lorsque la souffrance de la fin de vie est devenue insupportable suppose-t-elle l’absence de règles ? Remarquons en tout premier lieu qu’en France aujourd’hui elle implique qu’on se situe hors de la loi puisque, de fait, le droit français ne reconnaît pas cette liberté. Mais si nous nous plaçons, à l’égard de cette question limite, dans le prolongement des implications de cette mort cellulaire programmée appelée « apoptose », nous remarquerons que la revendication à la légalisation de l’euthanasie part précisément de ce présupposé « faux » d’une mort « décidable », d’une liberté comprise comme choix. Mais si vivre et mourir définissent exactement le flux de ces deux forces antagonistes dont je stylise le processus de conciliation, dont je suis l’un des modes infinis de compatibilité, reste-t-il quoi que ce soit à trancher ? Que ce soit par ma volonté ou par la loi ? Comment l’intensité de la souffrance de la fin de vie pourrait-elle provoquer de ma part la « décision » légale de mourir puisque cette « décision », si l’on tient absolument à ce terme, a toujours vitalement, biologiquement, anonymement, constitué « déjà » partie intégrante de cet incessant travail de maillage et de démaillage par le biais duquel j’ai incessamment crée l’art de vivre par le contrepoint ? L’acte légal de mourir n’est pas une décision que je pourrais prendre en tant que « je » pour la bonne raison que je ne serais pas en train de souffrir si je n’étais pas déjà, en vivant, l’un des tours infinis de ce que c’est que « se tuer ». Cette décision, on pourrait dire que je la prends comme un bus qu’on prend et qui est toujours déjà lancé dans le mouvement de son trajet. C’est la vie qui prend toujours, à chaque instant, cette décision. L’euthanasie, ce n’est pas un problème légal ni même une question éthique, c’est la routine biotique. Si la souffrance est trop forte et que je me tue, c’est que le modus vivendi de ce que c’est qu’être corps se sera manifesté en moi « comme d’habitude ».
Autrement dit, nous nous posons légalement la question de la liberté, c’est-à-dire du choix conscient de l’individu sur le fond d’activation cellulaire et vitale d’une « coefficience ». Il n’est pas d’organisme biologique qui vive autrement que sous la forme de l’autorégulation du suicide de ses cellules. La liberté de se tuer ne se situe pas à l’horizon de la décision consciente du sujet mais dans le fond cellulaire de sa plasticité d’existant. Jusque là notre rapport au Droit s’était toujours présenté à nous sous la forme de la restriction : « ce n’est pas parce que tu peux physiquement que tu peux légalement (te tuer) ». Nous savons que certaines personnes, comme récemment Chantal Sébire, qui ont demandé au Droit français, en l’occurrence au chef de l’Etat, la reconnaissance légale de leur suicide assisté et auxquelles on a refusé ce droit ont, seules, indépendamment de la loi, « pu » se tuer, comme si, en-deçà de leur rayon d’action de citoyens, de personnes de droit s’était révélée une puissance, un rapport à soi plus physique, plus viscéral, plus intime dans l’efficience duquel ce n’est pas parce que l’on ne peut pas légalement qu’on ne peut pas physiquement. Mais l’apoptose permet de franchir un cran supplémentaire dans ce mouvement de rétractation par le biais duquel, en ne cessant pas de réduire progressivement « l’aura » symbolique et légale de son statut et de sa marge juridique de manœuvre, le « citoyen » réalise que le pouvoir de se tuer ne relève aucunement d’une décision qu’il lui resterait à prendre ou pas mais bien plutôt de « l’arrangement » dans l’efficience constante et provisoire de laquelle il se maintient. Nous passons ainsi du « ce n’est pas parce que je peux physiquement que je peux légalement » au « ce n’est pas parce que je ne peux pas légalement que je ne peux pas physiquement » pour aboutir à la réalisation que ce pouvoir de se tuer n’est rien de moins que celui dont l’accomplissement rend en cet instant possible le fait même que je vive.
Nous sommes partis de cette affirmation que l’on entend parfois prononcer par des personnes désabusées : « je n’ai pas demandé à vivre », et nous avons tenté de suivre le fil de son absurdité jusqu’à ses plus extrêmes implications. Ce n’est pas seulement le fait que je ne peux pas demander à exister ou pas sans exister « déjà » qui pose ici problème mais la réalisation de ceci qu’ « exister ET pas » constitue toujours déjà la ligne ténue de cet arrangement par le biais duquel chaque organisme dessine le style d’existence dans lequel il consiste. La liberté de me tuer, ce n’est pas la décision qu’il me reviendrait de prendre consciemment, volontairement, c’est le mouvement physique dans lequel s’effectue le phénomène biologique de la vie. C’est l’efficience organique dans laquelle se fait le fait de vivre. Vivre ne se décide pas mais se fait et plus encore cela se fait dans l’activation biologique de se faire mourir.

1 commentaire:

  1. Pour compléter par rapport au choix de vie et de mort. Il est intéressant de remarquer seul nos cellules, notre être puisse en décider. On ne peut contraindre quelqu'un à mourir étant donné que son "Instinct de survie" le contraindra à vivre. On voit cela par exemple dans le Vaudou :

    Les pratiques vaudou dites "Zombie" permettent à un sorcier vaudou d'ôter théoriquement toute volonté au sujet via une toxine afin d'en faire une coquille vide, un pantin qui obéit à tout ordre. Le sujet se plie à chacun des ordres, sa conscience n'est plus, mais son inconscient, lui, finit par se manifester au moment où l'ordre en question renvoi à la mort du sujet. Le sujet cesse d'agir, panique ou se défend par son propre être et non par la volonté de la personne qui le "possède". Cette toxine étant une contrainte totale pour l'être, on remarque donc que la liberté primaire est donc bien la survie et c'est cet "instinct" qui libère le conscient, même temporairement, car personne ne peut aller à l'encontre de cette volonté. Notre inconscient est quelque peu capricieux ;)

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