lundi 30 septembre 2013

Le confort (3) - Le corps infini


Finalement, il semble difficile d’évoquer le confort sans visualiser ce mouvement par lequel un corps se love dans une alcôve ou se repose sur une assise, sur les courbes d’une structure ergonomique plus ou moins élaborée. Nous acceptons d’être le contenu d’un contenant dans lequel nous ne faisons pas que nous affaler ou « buller » (même si l’expression est très intéressante) mais dont la forme suit le mouvement d’une détente, d’une décontraction. Le confort ne suppose donc pas seulement que nous nous « calions » quelque part mais aussi que dans la posture ainsi acquise, nous jouissions physiquement d’un épanouissement, que quelque chose de notre corps y connaisse son « apogée ». 

Peut-être le dos de l'odalisque est-il aussi interminable que mal proportionné (tout comme son bras d’ailleurs), mais il se pourrait aussi que le peintre, inconsciemment, dans la nature même de cet étirement lombaire improbable, nous offre une illustration de la célèbre phrase de Spinoza selon laquelle « on ne sait pas ce que peut un corps ». Le corps n’est pas une chose, il n’est pas un assemblage d’organes, il réside plutôt ces émissions d’intensités diverses par le biais desquelles il n’est rien du corps qui puisse autrement demeurer qu’en s’activant. Une colonne vertébrale est moins un empilement de vertèbres qu’un ressort doté de plusieurs puissances d’étirement, de torsion, de pression, de pesanteur, de contraction, de décontraction, etc.
On peut dire que le corps de l’odalisque prend la pose mais dans l’apparente immobilité de la posture, le corps s’explore, se découvre, s’épanouit, s’effectue dans une sorte d’alanguissement qui est moins irréaliste qu’il le semble. Si le critique d’art Kératry veut absolument compter les vertèbres (« l’odalisque d’Ingres a trois vertèbres en trop » a-t-il écrit dans un journal), qu’il aille à la morgue ou consulter une planche anatomique ! Mais l’artiste lui n’a pas la possibilité de peindre autre chose que la réalité la plus brute de ce qu’un corps « est ». Or, être un corps, c’est consister dans le flux incessant d’une infinité de puissances diverses, lesquelles, elles-mêmes s’activent dans le cours des forces physiques présentes dans chaque parcelle de chaque tableau de réalité. Aucune femme réelle ne peut effectivement présenter au regard extérieur d’un témoin une telle extension lombaire, mais Ingres dans le mouvement même de son incapacité à rendre l’apparence d’un dos crédible se tient au plus prés de ce que c’est réellement qu’ « être un dos », indépendamment de l’apparence extérieure que l‘on projette aux autres. « On ne sait pas ce que peut un dos » dés lors que l’on cesse de croire à l’existence de « la chose » dos pour se concentrer sur l’efficience de l’acte : « s’adosser », se détendre, se tourner.

Comme dans de nombreuses statues de Rodin, le dos de l’odalisque est une liane dont le mouvement en spirale contraste avec la fixité du regard, avec l’obscurité du fond, avec la rigidité et la lourdeur de la soierie. On ne peut pas s’empêcher de penser au poème de Rimbaud : « L’étoile rose » : « L’étoile a pleuré rose au creux de tes oreilles, l’infini roulé blanc de ta nuque à tes reins, la mer a perlé rousse à tes mammes vermeilles et l’homme saigné noir à ton flanc souverain ». C’est exactement comme si dans l’improbabilité « extérieure » de cet étirement, Ingres pointait vers l’efficience de cet infini. Peindre un corps vraiment réel, ce n’est pas le représenter comme un corps vu mais « le réaliser » dans l’activation même de tous les potentiels d’un corps senti (le stade du miroir – Lacan).

Peut-être pouvons-nous, dans cette perspective, revenir sur cette notion de pli, d’enveloppement. Nous voyons très clairement grâce à l’échographie comment dans le ventre de la mère, l’enfant se dessine peu à peu en se plissant puis en se déplissant, en se défroissant comme ses feuilles de papier japonaises qui, plongées dans l’eau, deviennent des fleurs, pour reprendre l’image utilisée par Proust afin de rendre compte de l’efflorescence du souvenir involontaire. La fleur est déjà potentiellement présente dans la feuille chiffonnée mais l’immersion dans l’eau va simplement redistribuer la donne de la distance et de la proximité de tous les  points et de tous les plis qui la constituait, de la même façon que chaque vague est une nouvelle version de tous les points qui composent l’océan. Rien ne semble naître d’ailleurs que d’une ancienne configuration, mais en même temps, les combinaisons de pliage sont si nombreuses et issues d’un tel travail de précision que la nouvelle donne n’est pas prédictible avant de « surgir ».
On pourrait dire de la vie ce que Paul Valéry dit de la mer : « toujours recommencée » et mettre cette image « en regard » vis à vis du passage déjà cité dans le livre de Robert Anthelme : « Puis le froid recommencera et enveloppera la faim, plus tard les poux envelopperont le froid et la faim, puis la rage sous les coups enveloppera les poux, le froid et la faim puis la guerre qui n’en finit pas enveloppera la rage, les coups, les poux, le froid et la faim et il y aura le jour où la figure dans le miroir reviendra gueuler « je suis encore là » La vie mise à nu, réduite à son cours le plus ténu, à son plus faible « débit » se révèle dans l’évidence sobre d’une pure stratégie d’enveloppement et de développement. Aussi figée soit-elle, l’odalisque d’Ingres suit le mouvement en spirale d’un enveloppement sur soi, d’un mouvement d’ « enroulement déroulement » de sa colonne vertébrale qui nous fascine autant que l’ondulation lascive et inquiétante du serpent. 

Le regard qu’elle braque sur nous est d’autant plus froid qu’il semble faire signe d’une authentique autosuffisance, d’une existence ayant trouvé le repos dans le secret de cet enroulement, dans l’efficience lente et tournoyante de cet interminable dos qui comme l’a bien compris Rimbaud sans faire référence au tableau décrit quelque chose de l’infini et de l’infinitif du verbe être. L’odalisque est bel et bien « calée », immobile sur les coussins mais dans le mouvement de torsion de ses cervicales quelque chose se dit de la majesté de l’intime, de l’être à soi d’une chair nue, faussement vulnérable, animée de l’intérieur d’une puissance de redistribution des points de son corps proprement inattaquable et potentiellement infinie.


On retrouve ainsi les vers d’un autre poète proche de Rimbaud, Baudelaire dans les bijoux : « Les yeux fixés sur moi comme un tigre dompté, d’un air vague et rêveur elle essayait des poses et la candeur unie à la lubricité donnait un charme neuf à ses métamorphoses. » Et si le confort finalement se retrouvait exactement dans cette dernière formulation du poète : plus que toute autre chose, il est le lieu même de toutes les métamorphoses, le lieu dont parle un autre poète Yeats : « Now my ladder is gone, I must lie down where all my ladders start », je dois me laisser choir au fond de ce puits d’existence dans l’intimité duquel se reconstituent silencieusement tous les potentiels de vie. Maintenant qu’il n’y a plus d’espoir, tout redevient possible. C’est exactement comme si, dans l’intensité même d’un désespoir total, on jouissait de la sérénité d’un instant présent vécu comme « inespéré ». Il faut dépasser l’opposition de l’espoir et du désespoir pour atteindre la grâce de l’inespéré, de cette assise si confortable que rien ne peut plus vraiment nous y atteindre.
Or cette assise ne peut pas se concevoir sans être lié à la constitution d’un « espace de l’intime ». Le vers de Yeats exprime une variable très intéressante dans la description de cet espace : la verticalité. Se pourrait-il que le lieu du confort absolu se conçoive davantage comme une « descente » que comme un horizon. Et si le confort consistait dans le fait d’être azimuté (vers l'étoile rose) plus que celui d’être orienté (vers l’orient). Le confort est une perte de repère, l’attention portée, peut-être dérivée, vers un autre sens qui ne nous invite plus à aller « quelque part », ou à faire quelque chose mais à se régénérer dans l’intimité verticale d’un être à soi, dans la suspension d’une condition mortelle acceptée. 


"Peut-on exister sans faire d'histoires?" - Partie 2 (Terminales S1 S2)


Il n’en demeure pas moins qu’aussi formatrice et épanouissante que soit cette immersion du cri dans une dimension signifiante, elle constitue un mensonge, le premier soubresaut d’une dynamique du signe sous l’emprise de laquelle il n’est rien de ce que cet humain fera par la suite qui ne pourra plus se produire sans que l’on en déduise un sens plus ou moins caché. Si le premier cri est déjà un appel, alors le soupir signifiera forcément la lassitude, le visage sans expression une tendance dépressive, le regard appuyé une intention séductrice, etc. Tout fera histoire, tout fera signe.
Lorsque l’artiste norvégien Ernst Munch peint « le cri », il exprime exactement le contraire de la thèse défendue par Alain. La figure centrale ne réclame rien, elle n’appelle rien ni personne, elle est prise dans la réalisation d’une « clameur » qui n’est plus du tout celle de quelqu’un ni de quelque chose. Il ne se passe pas un instant sans que la lumière, les couleurs, les sons, les courants de mer, de chaleur, d’atmosphère ne constituent un « chœur » de vibrations. C’est exactement comme si Munch répondait à Alain qu’aussi détourné de sa dimension exclusivement physique que soit le premier cri du nouveau-né, il faut bien qu’il retentisse d’abord dans un champ sonore pour être un cri, champ parcouru d’ondes comme le sont aussi le champ lumineux, thermique, gravitationnel, magnétique, etc.

 Il n’y a pas un monde humain avant qu’il y ait un monde de forces, c’est au contraire un univers de forces pures qui prévaut à tout instant de vie et rétablit chaque cri dans sa dimension gratuite, verticale. Si quelque chose nous angoisse à la vision de ce tableau, ce n’est pas du tout l’impression de douleur de la figure centrale, c’est plutôt la très juste intuition d’une absence totale de sens. Cette toile ne dit rien d’autre que ce qu’elle émet, elle consiste dans l’efficience d’un rayonnement pur d’ondes lumineuses, comme si la couleur se satisfaisait ici d’être simplement couleur, onde, vibrations, magnitudes, et rien d‘autre. Ce qu’elle dit ne déborde en aucune façon de ce qu’elle est. « C’est ». C’est tout un monde d’humains faisant des histoires qui se trouve ici réduit à rien dans l’efficience de cette clameur.
Que se passerait-il si soudainement nous cessions de penser que derrière telle attitude se cache telle intention, derrière tel vêtement telle revendication, derrière telle couleur telle idéologie ? Dans son livre : « Chevauchée sur le lac de Constance », l’écrivain autrichien Peter Handke décrit un dialogue entre un personnage en quête perpétuelle de sens comme nous tous et une interlocutrice « neutre », étrangement littérale :
« Henny -  Quelqu’un est assis la tête baissée : est-il triste ?
  Elisabeth - Non, il est simplement assis la tête baissée.
- Quelqu’un sursaute : se sent-il coupable ?
- Non, il sursaute simplement.
- Deux personnes restent assises sans se regarder ni s’adresser la parole ; sont-elles fâchées l’une contre l’autre ?
- Non, elles sont simplement assises sans se regarder ni s’adresser la parole.
- Quelqu’un frappe sur la table ; est-ce pour imposer sa volonté ?
- Ne peut-il simplement frapper sur la table ? » 

On peut bien rester sceptique à la lecture d’une telle remise à zéro de nos attitudes, il n’en demeure pas moins que cette dimension « existe ». Finalement, elle ne fait même que cela, elle ne consiste qu’en cela, c’est-à-dire qu’elle est bien la seule dimension à exister. L’autre dimension, celle du sens qu’Henny recherche derrière tout geste ne décrit après tout que des « interprétations ». Il est fort douteux qu’une personne frappant une table avec son poing le fasse sans vouloir dire son énervement, sa conviction, ou autre mais il n’en est pas moins certain qu’un poing s’est abattu sur une table et que le reste est supposition, interprétations humaines, échanges de clin d’yeux entre bons entendeurs qui finalement n’entendent peut-être pas grand chose. Ce qui existe, c’est seulement ce qui est sans être matière à interprétations ni à histoires. Ce coup de poing « est », ce qu’il signifie est « sujet à caution ».
Mais peut-on vraiment jouir d’un statut social, avoir une existence au sein d’une communauté humaine en s’en tenant à ce degré d’existence pure, littérale, en refusant de franchir ce seuil de la dimension signifiante de tout geste humain ? C’est peut-être là tout le sujet du roman d’Albert Camus : « L’étranger ». Si nous ne faisons qu’exister sans faire des histoires de cette existence, alors nous ne percevons à chaque instant que des « micro évènements », de purs ressentis sans direction, ni avenir, ni espoir. Meursault ne juge quasiment jamais ce qu’il lui arrive. C’est comme s’il était revenu au stade antérieur de celui de l’enfant à la bobine. Il prendrait acte de l’absence de la mère et c’est tout. Nous suivons ainsi une scène centrale du roman qui ne consiste qu’en une succession de « notes impressives » et  ce n’est qu’une fois liées dans une action, une trame, que nous réalisons qu’elles décrivent un meurtre :

« J'ai pensé que je n'avais qu'un demi-tour à faire et ce serait fini. Mais toute une plage vibrante de soleil se pressait derrière moi. J'ai fait quelques pas vers la source.  Il n'a pas bougé. Malgré tout, il était encore assez loin. Peut-être à cause des ombres sur son visage, il avait l'air de rire. J'ai attendu. La brûlure du soleil gagnait mes joues et j'ai senti des gouttes de sueur s'amasser dans mes sourcils. C'était le même soleil que le jour où j'avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. À cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j'ai fait un mouvement en avant. Je savais que c'était stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d'un pas. Mais j'ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever, il a tiré son couteau qu'il m'a présenté dans le soleil. La lumière a giclé sur l'acier et c'était comme une longue lame étincelante qui m'atteignait au front. Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d'un coup sur les paupières et les a recouvertes d'un voile tiède et épais. 

Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C'est alors que tout a vacillé.  La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m'a semblé que le ciel s'ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s'est tendu et j'ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j'ai touché le ventre poli de la crosse et c'est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé. J'ai secoué la sueur et le soleil. J'ai compris que j'avais détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage où j'avais été heureux. Alors, j'ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s'enfonçaient sans qu'il y parût. Et c'était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur. »
Si l’on exclue la toute dernière phrase qui manifeste bien de la part du narrateur un effort de synthèse et de mémoire par le biais duquel il réalise la signification « sociale » de ce qui vient de se produire, tout ce qui précède est « étrange », au sens le plus littéral : c’est le récit d’un « étranger ». Mais étranger à quoi ? A cette caractéristique que Freud a décelé dans le jeu de l’enfant à la bobine et qui définit exactement l’humain : la mise à distance par le symbole de situations au sein desquelles on s’attribue un rôle et un pouvoir. Meursault, le héros du roman, n’éprouve que des « affects » : de la chaleur, de la lumière aveuglante, du bruit assourdissant. Toutes ces données impressives qui constituent à chaque instant pour chacun de nous l’évidence première de notre existence sont vécus pour ce qu’elles sont, sans être dépassées ou interprétées. Les « micro-évènements » qui font la scène sont décrits ici dans l’immédiateté de leur émergence et pas du tout dans la médiatisation d’une conscience qui synthétiserait l’ensemble dans l’énoncé : « je tue un homme ».

Ce passage nous trouble parce que nous comprenons confusément qu’il se situe à un niveau qui existe nécessairement. On ne peut pas tuer un homme ailleurs que dans l’intensité d’une certaine lumière, dans le chiffre d’une certaine température, sous la configuration météorologique d’un certain ciel. Autrement dit, aussi marquant que soit humainement, socialement, moralement le meurtre d’un homme, il ne peut se produire ailleurs que dans la proximité avec les éléments : la terre, l’air, l’eau, le feu. Meursault « secoue la sueur et le soleil ». Jusque là, nous percevions bien dans le début du roman que Meursault ne tirait jamais de leçons de ce qu’il vivait. Il ne se situait qu’à niveau d’impressions mais ici l’écart entre l’interprétation humaine, symbolique, morale de son geste et son ressenti physique (au sens littéral : au niveau des forces) est réellement problématique. Nous ne savons plus où situer l’objectivité du récit : il est certain qu’ « il a tué un homme », mais il est certain aussi que cette lecture plate, neutre d’un acte qui n’est décrit qu’à hauteur des éléments n’est pas fausse. « Il y a » du soleil, « il y a » de la chaleur, de la mer, du soleil, du sable, des déplacements de corps sur la plage, d’objets dans la lumière, et de tout cela, les juges, les avocats, les « témoins » ne vont « garder » qu’une seule chose : « Meursault est un meurtrier ».
Mais alors « qui fait des histoires » ici ? Meursault nous décrit l’existence neutre et plate, à un niveau que l’on pourrait qualifier, dans tous les sens de ce terme d’ « élémentaire ». C’est une idée très dérangeante qui nous a tous nécessairement effleuré : les évènements ne sont peut-être que le fruit de « concours de circonstances » dans le fil desquels, après coup, et de façon tout à fait imaginaire, comme l’enfant à la bobine, l’homme « plaque » des schémas linguistiques et grammaticaux complètement tirés par les cheveux : « je » fais ceci, « je tire sur la ficelle ». Meursault n’a pas « voulu » la mort de cet homme mais il se sont trouvés l’un en face l’autre dans une configuration physiquement, « météorologiquement », absurdement menaçante. Se pourrait-il que le cours des évènements, « le monde comme il va » exige ainsi « au hasard » son comptant de victimes expiatoires, de sacrifices absurdes ? Cette idée nous révolte parce qu’elle décrit exactement la réalité d’avant le jeu de l’enfant « humain » : la mère arrive et repart. L’enfant vit cette réalité et c’est tout. De nombreux témoignages d’anciens combattants décrivent exactement la même conception en l’appliquant à des circonstances autrement plus graves. Tel tir d’obus de l’ennemi, lors d’un assaut, tue le soldat qui se trouve juste à côté, quelques mètres à droite, c’est-à-dire quelques centimètres pour le canon, et c’est nous qui serions morts. « C’est comme ça », ça ne tient qu’à ça. Le sens commun pourrait même dire, à très juste raison peut-être : « c’est la vie ». Il n’y a rien à en dire. Nous n’imaginons pas vraiment d’histoires qui puissent se structurer autour de ça, parce que cela n’a aucun sens.

Meursault vit le procès, le défilement des témoignages qui l’accusent, pour la plupart d’être insensible, avec une sorte de passivité. C’est seulement à l’extrême fin du roman, lorsqu’il rencontre l’aumônier qu’il s’énerve : « Alors, je ne sais pas pourquoi, il y a quelque chose qui a crevé en moi. Je me suis mis à crier à plein gosier et je l’ai insulté et je lui ai dit de ne pas prier…Je déversais sur lui tout le fond de mon cœur avec des bondissements mêlés de joie et de colère. Il avait l’air si certain, n’est-ce pas ? Pourtant aucune de ses certitudes ne valait un cheveu de femme. Il n’était même pas sûr d’être en vie puisqu’il vivait comme un mort. Moi, j’avais l’air d’avoir les mains vides. Mais j’étais sûr de moi, sûr de tout, plus sûr que lui, sûr de ma vie et de ma mort qui allait venir. Oui, je n’avais que cela. Mais du moins, je tenais cette vérité autant qu’elle me tenait. J’avais eu raison, j’avais encore raison, j’avais toujours raison. J’avais vécu de telle manière et j’aurais pu vivre de telle autre. J’avais fait ceci et je n’avais pas fait cela. Je n’avais pas fait telle chose alors que j’avais fait telle autre. Et après ? Rien n’avait d’importance et je savais bien pourquoi. Lui aussi savait pourquoi. Du fond de mon avenir, pendant tout cette vie absurde que j’avais menée, un souffle obscur remontait vers moi à travers des années qui n’étaient pas encore venues et ce souffle égalisait sur son passage tout ce qu’on me proposait alors dans les années pas plus réelles que je vivais. » 
Il veut bien porter sur ses épaules le poids du jugement des autres qui l’accable, la perspective de sa mort imminente provoquée par ces mêmes hommes qui condamne son « insensibilité » supposée, mais il ne peut pas accepter qu’un homme lui dise que tout cela se justifie du point de vue de la vie éternelle, de la Justice de Dieu. Il éclate lorsque l’aumônier lui dit : « Je suis avec vous. Mais vous ne pouvez pas le savoir parce que vous avez un cœur aveugle. Je prierai pour vous. » Il fait les frais de l’incapacité des hommes à fixer, les yeux dans les yeux, l’absurdité de l’existence, absurdité que lui perçoit, non pas parce qu’il est plus intelligent mais simplement à cause de sa situation présente qui est absurde puisque, come il le dit lui-même, il va mourir pour n’avoir pas pleuré à l’enterrement de sa mère. Comment peut-on lui dire qu’il a un cœur aveugle ?

Le mode d’existence de Meursault nous fascine parce qu’il ne perd jamais son temps à juger vraiment ce qui lui arrive. Il ne dramatise pas le cours de sa vie : « J’avais fait ceci et je n’avais pas fait cela. Je n’avais pas fait telle chose alors que j’avais fait tel autre. Et après ? (…) Du fond de mon avenir, pendant toute cette vie absurde que j’avais menée, un souffle obscur remontait vers moi à travers des années qui n’étaient pas encore venues et ce souffle égalisait sur son passage tout ce qu’on me proposait alors dans les années pas plus réelles que je vivais. » Ce passage est très important : sa sensibilité à l’absurdité de la vie lui permet de ne plus croire au choix, à l’alternative. Il y a ce qui se produit, et c’est tout. Quand nous éprouvons le sentiment qu’il nous arrive un grand malheur, nous laissons entendre que ce qui nous arrive n’est pas ce qui aurait du nous arriver : le veuf est malheureux parce qu’il n’aurait pas du perdre son épouse, mais où est-il allé chercher cette représentation de ce qui devrait advenir ? Meursault lui-même après les coups de feu comprend qu’il s’agit de « quatre coups frappés à la porte du malheur ». Mais il se reprend ici devant l’aumônier : il n’existe nulle part d’autre version de nous-mêmes : le bonheur ne nous est pas dû, pas davantage que le malheur. Il aurait pu ne pas faire ce pas en avant, mais il l’a fait. Du fond de ces années à venir qu’il ne vivra jamais vient cette absolue certitude : rien n’aurait été « mieux » que ce qu’il vit actuellement parce que ce « mieux » ne recoupe pas la moindre réalité. « Mieux » par rapport à quoi ? Un homme peut-il réaliser qu’il ne consiste en rien d’autre que dans ce qui lui arrive ? Il n’y pas davantage lieu dans la vie d’espérer que de désespérer.

Le poète Joë Bousquet, gravement blessé pendant la première guerre mondiale, écrit : « Ma blessure existait moi, je suis né pour l’incarner ». Il nous décrit exactement le contraire de l’attitude habituelle, celle que nous aurions si nous étions dans sa situation et qui consisterait à dire que nous existions avant elle et que nous aurions pu l’éviter. Nous considérons qu’il y a des personnes avant qu’il y ait des évènements, tout simplement parce que nous sommes des « enfants à la bobine », c’est-à-dire que nous avons créé cette bulle de fiction dans laquelle ce sont des sujets qui tirent les ficelles des évènements mais Joë Bousquet se situe à un niveau de perception beaucoup plus fin, beaucoup moins polarisé sur l’action prétendue des « personnes ». Ce ne sont pas les (premières) personnes qui font les évènements, ce sont les évènements qui se produisent et qui, dans cette réalisation, constituent, exactement comme un dommage collatéral des vies, des destins. Pas de quoi faire une histoire de nos vies, elles n’ont pas d’autre choix que de se constituer, tant bien que mal, dans l’enchevêtrement des situations, dans l’inextricabilité des évènements, dans la propension des choses. Le fil des évènements impliquait la blessure de Joë Bousquet comme un jeu de dominos au sein duquel la chute du dernier est déjà comprise dans celle du premier. Si l’on tient à mettre des noms propres sur les situations, Joë Bousquet est blessé, mais la réalité pure, c’est qu’il y a « le fait d’être blessé », lui-même impliqué dans le fait d’être appelé en tant que soldat, lui-même compris dans la succession des faits qui ont abouti à la guerre et ainsi de suite et que c’est dans cette texture évènementielle là que Joë Bousquet « existe ». Voilà peut-être le sens le plus profond des formulations d’Albert Camus : « Et après ? Rien n’avait d’importance et je savais bien pourquoi ».
Il ne s’agit aucunement ici de résignation ou de passivité, la liberté d’un « Je », pour Albert Camus et pour Joë Bousquet, ne saurait être antérieur à sa constitution dans l’enchevêtrement des faits. Nous nous faisons dans l’ordre des choses et cet « ordre » n’est rien d’autre que celui de l’effectuation des évènements tels qu’ils sont. Exister sans faire d’histoires, c’est être à la hauteur de cette vérité là.

Or, il est tout-à-fait troublant de constater que cette absurdité décrite par Camus et cette « acceptation pure de l’événement » de Joë Bousquet correspondent par bien des aspects à ce que Jean-Jacques Rousseau dans « les rêveries du promeneur solitaire » définit comme étant le bonheur, tout simplement parce que ces trois auteurs, aussi différents soient-ils, expriment une seule et même chose, la nature incongrue mais « exacte » d’une existence seulement « présente », d’une lecture littérale de ce que la vie est, sans jugement, sans attente et sans regret:
    « Tout est dans un flux continuel sur la terre : rien n'y garde une forme constante et arrêtée, et nos affections qui s'attachent aux choses extérieures passent et changent nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arrière de nous, elles rappellent le passé qui n'est plus ou préviennent l'avenir qui souvent ne doit point être : il n'y a rien là de solide à quoi le cœur se puisse attacher. Aussi n'a-t-on guère ici-bas que du plaisir qui passe ; pour le bonheur qui dure je doute qu'il y soit connu. À peine est-il dans nos plus vives jouissances un instant où le cœur puisse véritablement nous dire : Je voudrais que cet instant durât toujours ; et comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après ?

     Mais s’il est un état où l’âme trouve une assiette assez solide pour s’y reposer tout entière et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d’enjamber sur l’avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière ; tant que cet état dure celui qui s’y trouve peut s’appeler heureux, non d’un bonheur imparfait, pauvre et relatif tel que celui qu’on trouve dans les plaisirs de la vie, mais d’un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de remplir. Tel est l’état où je me suis trouvé souvent à l’île de Saint-Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de l’eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs au bord d’une belle rivière ou d’un ruisseau murmurant sur le gravier.
     De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d’extérieur à soi, de rien sinon de
soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme Dieu. Le sentiment de l’existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix, qui suffirait seul pour rendre cette existence chère et douce à qui saurait écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire et en troubler ici-bas la douceur. Mais la plupart des hommes, agités de passions continuelles, connaissent peu cet état, et ne l’ayant goûté qu’imparfaitement durant peu d’instants n’en conserve qu’une idée obscure et confuse qui ne leur en fait pas sentir le charme. »
Meursault évoquait ce souffle venu d’un futur improbable « égalisant » sur son passage tout ce qu’il lui était donné de vivre vraiment et c’est bien aussi à ce type « d’égalisation » que Rousseau fait ici référence : « le sentiment de l’existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix. » Tout ce que Rousseau décrit comme expérience de la plénitude, Camus le peint sous les couleurs de l’absence et du vide. C’est un peu come si ces deux auteurs se rejoignaient tout en disant l’inverse (l’inverse n’est pas la même chose que le contraire). Camus affirme que ce que nous considérons comme un plein (de vie) est en fait un vide (de sens), alors que Rousseau défend cette idée selon laquelle l’expérience d’un vide (d’occupation) nous donne le sentiment d’un plein (d’existence), mais c’est bien là une seule et même assimilation qui n’est simplement pas parcourue ni abordée dans le même sens.

vendredi 27 septembre 2013

"Peut-on exister sans faire d'histoires?" - Quelques éléments pour la première partie (Terminales S1 et S2)


Nous rencontrons parfois des personnes dont nous avons l’impression qu’elles font « beaucoup de bruit pour rien », qu’elle donne à un détail, à un fait banal, une importance excessive, faisant un drame de toute chose. Il est alors possible de donner à cette attitude une origine d’ordre affectif : un sentiment de solitude, un manque de reconnaissance qui conduit, par contrecoup, à se mettre exagérément en avant en polarisant l’attention des proches sur des petits riens dont on fait « de gros malheurs ». C’est comme si ce « battage médiatique », cet effet de souffle autour de notre petite personne nous permettait de prouver notre existence, comme si le fait d’être ne se suffisait pas à lui-même et exigeait « un retour », une trace, un témoignage, un récit. Nous « faisons des histoires », comme on dit, pour nous sentir exister. Pourtant « exister » n’est pas une expérience aussi réflexive, c’est-à-dire aussi distante, médiate, décalée que celle qui consiste à écrire un récit ou à raconter une histoire puisque dans cette dernière occupation on décrit une action, mais on ne la vit pas directement alors qu’exister désigne un « fait », une réalité « donnée », immédiate. On ne peut exister que « maintenant » alors que l’action d’une histoire ne peut se concevoir que passée par rapport à celui ou celle qui la raconte : « il « était » une fois ». C’est assez paradoxal mais le fait d’ « en rajouter » toujours au fait d’exister, comme nous le faisons en parlant ou en faisant des histoires de tout et de rien,  revient en réalité à avoir toujours un temps de retard par rapport au présent que notre existence immédiate occupe. C’est exactement comme si notre aptitude de « faiseur d’histoires » installait autour de nous un périmètre de sécurité nous protégeant de la nature imprévisible et « violente » de toute existence véritable, c’est-à-dire immédiate. Mais pouvons sortir de ce périmètre sans nous écarter, par ce mouvement même, de notre statut d’être humain ?

« L’homme, nous dit Hegel,  est un être doué de conscience et qui pense, c’est-à-dire que, de ce qu’il est, quelle que soit sa façon d’être, il fait un être pour soi. Les choses de la nature n’existent qu’immédiatement et d’une seule façon, tandis que l’homme parce qu’il est esprit a une double existence; il existe d’une part au même titre que les choses de la nature, mais d’autre part, il existe aussi pour soi, il se contemple, se représente à lui-même, se pense et n’est esprit que par cette activité qui constitue un être pour soi. »
Selon le philosophe allemand, le propre de l’homme réside précisément dans sa capacité de « dédoublement », c’est-à-dire dans cette aptitude qui consiste à ne jamais se contenter simplement d’exister. Il est bien comme les choses de la nature (animaux, plantes, etc.), en tant qu’il est un être vivant, mais il possède aussi la faculté de se savoir exister. Pratiquement cela signifie qu’en tant qu’être conscient, je ne peux pas toucher ce verre sans savoir que je touche ce verre, sans me le dire à moi-même. Nous vivons ainsi dans un processus de mise à distance de soi qui nous permet de nous tenir au courant de ce que nous vivons, de contrôler nos gestes et d’endosser la responsabilité de ces actes que nous maîtrisons. Hegel distingue donc « l’en soi », c’est-à-dire l’existence brute, animale, aveugle qui ne s’envoie pas à elle-même le reflet de son efficience et le « pour soi », l’existence consciente, pensante et réfléchie, la vie qui, comme le dira Nietzsche (dans une perspective très négative), « se regarde toujours dans le miroir ».

 Nous ne pouvons donc pas exister sans nous tenir, à cause de la conscience, au courant de notre propre existence, sans en tenir la chronique plus que quotidienne comme un « diariste » rédige son journal intime. Détruire en soi cette aptitude reviendrait à renoncer à son statut d’humain et de toute façon, on ne voit pas comment cela serait possible, puisque selon Hegel, cette dualité de l’homme qui existe à la fois « en soi » et « pour soi » est constitutive de sa condition. L’être humain est donc fondamentalement un « faiseur d’histoires », non pas qu’il « crée des embrouilles », mais il est, en tant qu’existant « pour soi » sujet de ce dédoublement par le biais duquel il y a en lui un acteur qui vit et un spectateur qui se voit vivre.
Mais d’où lui vient cette aptitude que Hegel dans le passage qui a été évoqué semble considérer comme posée définitivement en l’être humain ? Freud apporte quelques éléments de réponse à cette question par le biais de l’observation qu’il a faite de son petit neveu qu’il lui est arrivé de garder dans la maison de sa nièce. Si nous considérons cet enfant âgé de 18 mois, nous ne faisons pas que reconnaître en lui la capacité décrite par Hegel comme constitutive de la condition humaine, nous en voyons la maturation, nous en comprenons plus subtilement l’origine. La mère de cet enfant était souvent absente. Nous pourrions dire que « c’est comme ça », c’est un fait : elle arrive et elle repart.
Mais l’enfant met en place un jeu dont le protocole manifeste sans aucun doute l’acquisition progressive de la conscience. Loin de seulement vivre cette situation telle qu’elle se produit, il la « reproduit » avec une bobine reliée à un fil qu’il lance de l’autre côté du lit en criant « o-o-o-o ». Il tire ensuite sur la ficelle pour ramener à lui la bobine en émettant le son « da » (en allemand: voilà). L’enfant ne se rend pas seulement compte de ce qui se passe, il le vit comme un événement qui « lui » arrive, voire, à l’égard duquel il devient le « maître d’œuvres », comme un réalisateur tourne la scène dont il a voulu et écrit le scénario. S’il décrivait par son jeu la réalité telle qu’elle est vraiment et telle qu’il la vit « en soi », la bobine serait loin de lui et il attendrait qu’elle revienne d’elle-même puisque c’est cela qui se passe avec sa mère. Qu’il se donne le « pouvoir » de faire revenir la bobine qui représente la maman, en tirant sur la ficelle, prouve qu’il vit cette scène « pour soi », qu’il en est le spectateur et le réalisateur, qu’il fait ce qu’il veut, c’est-à-dire qu’ « il y a » un « je veux ». Finalement, ce jeu est comme la modélisation concrète de la naissance d’une volonté de sujet.

L’enfant se raconte « une histoire », puisque en réalité, il ne suffit pas de tirer sur une ficelle pour que sa maman revienne, mais en même temps, nous comprenons clairement en quoi cette histoire, aussi imprégnée d’imaginaire qu’elle soit, décrit l’acquisition par le petit enfant de tous les traits qui font de lui un humain dans une société d’humains : la prise de conscience, l’affirmation d’une volonté propre, l’apprentissage d’un langage par le biais duquel on rend compte d’une situation qu’on se donne aussi, par ce biais, les moyens de changer, de « décider » (l’enfant apprenant à parler se dote d’un moyen de communication grâce auquel il exprimera à sa mère sa volonté de la voir rester avec lui). Ce que l’on voit pointer dans la mise en œuvre de ce jeu imaginaire, c’est le « je ».
Cette proposition est fondamentale et doit être considérée dans les deux perspectives qu’elle implique : 1) C’est par l’imaginaire que l’on acquiert un « je »  2) Le « je » est imaginaire (au sens structurel du terme : il est « tissé » dans de l’imaginaire). Autrement dit, l’homme ne peut exister sans transformer en histoire ce qu’il vit, comme cet enfant, mais en même temps c’est comme ça qu’il acquiert cette façon spécifique d’exister qui caractérise l’espèce humaine. Il est très intéressant de se demander au regard de quoi cette façon d’être est imaginaire puisque finalement elle prévaut pour nous les hommes à toute occasion, en tout lieu, à tout moment. En quoi est-elle imaginaire puisque elle définit « notre » réalité » ?


Pour répondre correctement à cette question, il convient de prêter une grande attention à l’observation de Freud. Commentant ce passage, le philosophe Alphonse de Waelhens écrit : « Il s’agit bien de l’installation d’une certaine distance médiatisante qui inaugure, par le langage même, le jeu d’opposition de la présence et de l’absence là où il n’y avait que leur succession catastrophique. Cette distance, donc, sépare et affranchit de l’immédiat, au sein même de l’expérience sans que pour autant cet immédiat soit simplement et définitivement annulé. »
L’enfant reproduit symboliquement la scène. Là où il vit le drame de l’absence de la mère, il crée le jeu de sa disparition et de sa réapparition, « à volonté ». A l’endroit même où s’effectue la catastrophe d’une réalité brute, imprévisible, crue, « à vif », il met en scène une petite pièce de théâtre dans laquelle des rôles sont distribués, une action est jouée avec une fin heureuse et un processus de distanciation qui fait signe d’un « je ». Tirer sur la ficelle, ce n’est pas seulement provoquer l’action dont on aimerait être le maître dans la réalité, c’est aussi dire : « c’est à « moi » que cela arrive ». Cet enfant ne peut pas exister sans faire d’histoires parce que c’est son aptitude à faire des histoires qui lui permet de se vivre comme un sujet, comme une personne. Mais en même temps demeure « de l’autre côté » de cette construction imaginaire une réalité pure, brute, dans laquelle se produit la « catastrophe » de l’absence. La question qui se pose est celle de savoir si nous pouvons prendre en considération ce premier niveau de réalité, cette existence brute, violente, imprévisible et arbitraire.

D’après le philosophe Alain, cette éventualité est à proscrire définitivement : « L’enfant pleure et crie sans vouloir d’abord signifier ; mais il est aussitôt compris par sa mère (…) C’est en essayant les signes qu’il arrive aux idées ; et il est compris bien avant de comprendre ; c’est-à-dire qu’il parle avant de penser. » Le nouveau-né qui vient au monde n’a aucune intention de signifier quoi que ce soit en criant, mais il est aussitôt orienté par sa mère dans un monde de sens puisque elle réagit à ce cri par une « réponse ». Elle plaque ainsi de façon totalement artificielle un schéma de demande et de satisfaction qui est « déjà » du langage : le bébé ne veut rien dire, mais il est déjà considéré comme « voulant dire » quelque chose par son cri. « Il parle avant de penser » parce que, même si derrière son cri, il n’y a rien, il est autoritairement et heureusement (selon Alain) intégré dans un monde humain à l’intérieur duquel il est déjà signifiant pour celle qui choisit de le recevoir comme une adresse, un signe, un appel. « Tout homme, dit Alain, fut enveloppé d’abord dans le tissu humain, et aussitôt après dans les bras humains ; il n’a point d’expérience qui précède cette expérience de l’humain, tel est son premier monde, non pas monde de choses, mais monde humain, monde de signes, d’où sa frêle existence dépend. »

C’est exactement comme si un nouveau cordon venait se substituer à celui, ombilical, qui vient d’être tranché : celui par le biais duquel l’enfant est raccordé à sa « langue maternelle », ou plus exactement à sa langue maternante, à cette dimension du signifiant grâce à laquelle il va petit à petit saisir le mot comme la clé qui ouvre la porte des choses et des situations au sein de la famille et de la société. Ce détournement de la dimension purement organique, physique, du cri constitue pour Alain l’événement fondamental par le biais duquel l’enfant est à jamais arraché de l’efficience d’un pur monde de forces, d’éléments et de choses bruts. Le nouveau-né est d’emblée perçu comme « demandeur ». Son cri est « une réclamation ». Naître, c’est faire des histoires et heureusement parce que c’est grâce à cela qu’il va petit-à-petit apprendre et accomplir son humanité dans un univers humain traversé de signes.