vendredi 27 septembre 2013

"Peut-on exister sans faire d'histoires?" - Quelques éléments pour la première partie (Terminales S1 et S2)


Nous rencontrons parfois des personnes dont nous avons l’impression qu’elles font « beaucoup de bruit pour rien », qu’elle donne à un détail, à un fait banal, une importance excessive, faisant un drame de toute chose. Il est alors possible de donner à cette attitude une origine d’ordre affectif : un sentiment de solitude, un manque de reconnaissance qui conduit, par contrecoup, à se mettre exagérément en avant en polarisant l’attention des proches sur des petits riens dont on fait « de gros malheurs ». C’est comme si ce « battage médiatique », cet effet de souffle autour de notre petite personne nous permettait de prouver notre existence, comme si le fait d’être ne se suffisait pas à lui-même et exigeait « un retour », une trace, un témoignage, un récit. Nous « faisons des histoires », comme on dit, pour nous sentir exister. Pourtant « exister » n’est pas une expérience aussi réflexive, c’est-à-dire aussi distante, médiate, décalée que celle qui consiste à écrire un récit ou à raconter une histoire puisque dans cette dernière occupation on décrit une action, mais on ne la vit pas directement alors qu’exister désigne un « fait », une réalité « donnée », immédiate. On ne peut exister que « maintenant » alors que l’action d’une histoire ne peut se concevoir que passée par rapport à celui ou celle qui la raconte : « il « était » une fois ». C’est assez paradoxal mais le fait d’ « en rajouter » toujours au fait d’exister, comme nous le faisons en parlant ou en faisant des histoires de tout et de rien,  revient en réalité à avoir toujours un temps de retard par rapport au présent que notre existence immédiate occupe. C’est exactement comme si notre aptitude de « faiseur d’histoires » installait autour de nous un périmètre de sécurité nous protégeant de la nature imprévisible et « violente » de toute existence véritable, c’est-à-dire immédiate. Mais pouvons sortir de ce périmètre sans nous écarter, par ce mouvement même, de notre statut d’être humain ?

« L’homme, nous dit Hegel,  est un être doué de conscience et qui pense, c’est-à-dire que, de ce qu’il est, quelle que soit sa façon d’être, il fait un être pour soi. Les choses de la nature n’existent qu’immédiatement et d’une seule façon, tandis que l’homme parce qu’il est esprit a une double existence; il existe d’une part au même titre que les choses de la nature, mais d’autre part, il existe aussi pour soi, il se contemple, se représente à lui-même, se pense et n’est esprit que par cette activité qui constitue un être pour soi. »
Selon le philosophe allemand, le propre de l’homme réside précisément dans sa capacité de « dédoublement », c’est-à-dire dans cette aptitude qui consiste à ne jamais se contenter simplement d’exister. Il est bien comme les choses de la nature (animaux, plantes, etc.), en tant qu’il est un être vivant, mais il possède aussi la faculté de se savoir exister. Pratiquement cela signifie qu’en tant qu’être conscient, je ne peux pas toucher ce verre sans savoir que je touche ce verre, sans me le dire à moi-même. Nous vivons ainsi dans un processus de mise à distance de soi qui nous permet de nous tenir au courant de ce que nous vivons, de contrôler nos gestes et d’endosser la responsabilité de ces actes que nous maîtrisons. Hegel distingue donc « l’en soi », c’est-à-dire l’existence brute, animale, aveugle qui ne s’envoie pas à elle-même le reflet de son efficience et le « pour soi », l’existence consciente, pensante et réfléchie, la vie qui, comme le dira Nietzsche (dans une perspective très négative), « se regarde toujours dans le miroir ».

 Nous ne pouvons donc pas exister sans nous tenir, à cause de la conscience, au courant de notre propre existence, sans en tenir la chronique plus que quotidienne comme un « diariste » rédige son journal intime. Détruire en soi cette aptitude reviendrait à renoncer à son statut d’humain et de toute façon, on ne voit pas comment cela serait possible, puisque selon Hegel, cette dualité de l’homme qui existe à la fois « en soi » et « pour soi » est constitutive de sa condition. L’être humain est donc fondamentalement un « faiseur d’histoires », non pas qu’il « crée des embrouilles », mais il est, en tant qu’existant « pour soi » sujet de ce dédoublement par le biais duquel il y a en lui un acteur qui vit et un spectateur qui se voit vivre.
Mais d’où lui vient cette aptitude que Hegel dans le passage qui a été évoqué semble considérer comme posée définitivement en l’être humain ? Freud apporte quelques éléments de réponse à cette question par le biais de l’observation qu’il a faite de son petit neveu qu’il lui est arrivé de garder dans la maison de sa nièce. Si nous considérons cet enfant âgé de 18 mois, nous ne faisons pas que reconnaître en lui la capacité décrite par Hegel comme constitutive de la condition humaine, nous en voyons la maturation, nous en comprenons plus subtilement l’origine. La mère de cet enfant était souvent absente. Nous pourrions dire que « c’est comme ça », c’est un fait : elle arrive et elle repart.
Mais l’enfant met en place un jeu dont le protocole manifeste sans aucun doute l’acquisition progressive de la conscience. Loin de seulement vivre cette situation telle qu’elle se produit, il la « reproduit » avec une bobine reliée à un fil qu’il lance de l’autre côté du lit en criant « o-o-o-o ». Il tire ensuite sur la ficelle pour ramener à lui la bobine en émettant le son « da » (en allemand: voilà). L’enfant ne se rend pas seulement compte de ce qui se passe, il le vit comme un événement qui « lui » arrive, voire, à l’égard duquel il devient le « maître d’œuvres », comme un réalisateur tourne la scène dont il a voulu et écrit le scénario. S’il décrivait par son jeu la réalité telle qu’elle est vraiment et telle qu’il la vit « en soi », la bobine serait loin de lui et il attendrait qu’elle revienne d’elle-même puisque c’est cela qui se passe avec sa mère. Qu’il se donne le « pouvoir » de faire revenir la bobine qui représente la maman, en tirant sur la ficelle, prouve qu’il vit cette scène « pour soi », qu’il en est le spectateur et le réalisateur, qu’il fait ce qu’il veut, c’est-à-dire qu’ « il y a » un « je veux ». Finalement, ce jeu est comme la modélisation concrète de la naissance d’une volonté de sujet.

L’enfant se raconte « une histoire », puisque en réalité, il ne suffit pas de tirer sur une ficelle pour que sa maman revienne, mais en même temps, nous comprenons clairement en quoi cette histoire, aussi imprégnée d’imaginaire qu’elle soit, décrit l’acquisition par le petit enfant de tous les traits qui font de lui un humain dans une société d’humains : la prise de conscience, l’affirmation d’une volonté propre, l’apprentissage d’un langage par le biais duquel on rend compte d’une situation qu’on se donne aussi, par ce biais, les moyens de changer, de « décider » (l’enfant apprenant à parler se dote d’un moyen de communication grâce auquel il exprimera à sa mère sa volonté de la voir rester avec lui). Ce que l’on voit pointer dans la mise en œuvre de ce jeu imaginaire, c’est le « je ».
Cette proposition est fondamentale et doit être considérée dans les deux perspectives qu’elle implique : 1) C’est par l’imaginaire que l’on acquiert un « je »  2) Le « je » est imaginaire (au sens structurel du terme : il est « tissé » dans de l’imaginaire). Autrement dit, l’homme ne peut exister sans transformer en histoire ce qu’il vit, comme cet enfant, mais en même temps c’est comme ça qu’il acquiert cette façon spécifique d’exister qui caractérise l’espèce humaine. Il est très intéressant de se demander au regard de quoi cette façon d’être est imaginaire puisque finalement elle prévaut pour nous les hommes à toute occasion, en tout lieu, à tout moment. En quoi est-elle imaginaire puisque elle définit « notre » réalité » ?


Pour répondre correctement à cette question, il convient de prêter une grande attention à l’observation de Freud. Commentant ce passage, le philosophe Alphonse de Waelhens écrit : « Il s’agit bien de l’installation d’une certaine distance médiatisante qui inaugure, par le langage même, le jeu d’opposition de la présence et de l’absence là où il n’y avait que leur succession catastrophique. Cette distance, donc, sépare et affranchit de l’immédiat, au sein même de l’expérience sans que pour autant cet immédiat soit simplement et définitivement annulé. »
L’enfant reproduit symboliquement la scène. Là où il vit le drame de l’absence de la mère, il crée le jeu de sa disparition et de sa réapparition, « à volonté ». A l’endroit même où s’effectue la catastrophe d’une réalité brute, imprévisible, crue, « à vif », il met en scène une petite pièce de théâtre dans laquelle des rôles sont distribués, une action est jouée avec une fin heureuse et un processus de distanciation qui fait signe d’un « je ». Tirer sur la ficelle, ce n’est pas seulement provoquer l’action dont on aimerait être le maître dans la réalité, c’est aussi dire : « c’est à « moi » que cela arrive ». Cet enfant ne peut pas exister sans faire d’histoires parce que c’est son aptitude à faire des histoires qui lui permet de se vivre comme un sujet, comme une personne. Mais en même temps demeure « de l’autre côté » de cette construction imaginaire une réalité pure, brute, dans laquelle se produit la « catastrophe » de l’absence. La question qui se pose est celle de savoir si nous pouvons prendre en considération ce premier niveau de réalité, cette existence brute, violente, imprévisible et arbitraire.

D’après le philosophe Alain, cette éventualité est à proscrire définitivement : « L’enfant pleure et crie sans vouloir d’abord signifier ; mais il est aussitôt compris par sa mère (…) C’est en essayant les signes qu’il arrive aux idées ; et il est compris bien avant de comprendre ; c’est-à-dire qu’il parle avant de penser. » Le nouveau-né qui vient au monde n’a aucune intention de signifier quoi que ce soit en criant, mais il est aussitôt orienté par sa mère dans un monde de sens puisque elle réagit à ce cri par une « réponse ». Elle plaque ainsi de façon totalement artificielle un schéma de demande et de satisfaction qui est « déjà » du langage : le bébé ne veut rien dire, mais il est déjà considéré comme « voulant dire » quelque chose par son cri. « Il parle avant de penser » parce que, même si derrière son cri, il n’y a rien, il est autoritairement et heureusement (selon Alain) intégré dans un monde humain à l’intérieur duquel il est déjà signifiant pour celle qui choisit de le recevoir comme une adresse, un signe, un appel. « Tout homme, dit Alain, fut enveloppé d’abord dans le tissu humain, et aussitôt après dans les bras humains ; il n’a point d’expérience qui précède cette expérience de l’humain, tel est son premier monde, non pas monde de choses, mais monde humain, monde de signes, d’où sa frêle existence dépend. »

C’est exactement comme si un nouveau cordon venait se substituer à celui, ombilical, qui vient d’être tranché : celui par le biais duquel l’enfant est raccordé à sa « langue maternelle », ou plus exactement à sa langue maternante, à cette dimension du signifiant grâce à laquelle il va petit à petit saisir le mot comme la clé qui ouvre la porte des choses et des situations au sein de la famille et de la société. Ce détournement de la dimension purement organique, physique, du cri constitue pour Alain l’événement fondamental par le biais duquel l’enfant est à jamais arraché de l’efficience d’un pur monde de forces, d’éléments et de choses bruts. Le nouveau-né est d’emblée perçu comme « demandeur ». Son cri est « une réclamation ». Naître, c’est faire des histoires et heureusement parce que c’est grâce à cela qu’il va petit-à-petit apprendre et accomplir son humanité dans un univers humain traversé de signes.

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