jeudi 31 octobre 2013

Dexter et la légende des Nibelungen: "le bain de sang"


               
Dans la légende des Nibelungen, on sait que Siegfried après avoir vaincu le dragon, se baigne dans son sang. Il y gagne à la fois la compréhension du langage des oiseaux et l’invulnérabilité pour toutes les parties de son corps immergées dans le précieux liquide. C’est dans cette expérience que Siegfried qui était déjà un personnage très valeureux accède au statut de héros légendaire. De la même façon, mais dans un tout autre contexte, le destin de Dexter est comme scellé par le traumatisme de ces trois jours passés enfermé avec son frère dans un container, nageant tous les deux dans le sang de leur mère découpée par des dealers. De cette épreuve, il gardera le sentiment d’une affinité profonde avec le sang humain, le goût irrépressible de le faire couler, l’incroyable don de l’interpréter, l’insensibilité aux souffrances impliquées par son écoulement. Il n’est rien pour Dexter qui puisse se comparer, dans la hiérarchie des éléments qui constituent son milieu, aux signes (on pourrait presque dire aux tags) écrits en lettres de sang sur les murs de toutes les scènes de crime. Dans « Justine ou les infortunes de la vertu », le Marquis de Sade écrit : « Je ne vois, pour ma part, rien d’autre, dans le geste d’enfoncer une lame dans le corps d’une autre personne, que le détournement de quels onces de sang de leurs canaux ordinaires. »

Une telle phrase ne pourrait s’appliquer qu’en partie à l’insensibilité de Dexter car il lui importe beaucoup comme on sait que le corps en question soit celui d’un criminel. Sade décrit le meurtre sous l’angle de sa littéralité la plus plastique parce qu’il veut nier philosophiquement la notion même de crime. Dexter n’est tueur en série que pour confondre dans une combinaison aussi fascinante que paradoxale le plaisir de tuer avec la honte d’exister. Il ne peut tenir le choc de vivre autrement qu’en détruisant en l’autre ce qu’il abhorre de lui-même, c’est pourquoi il ne peut s’en guérir : tuerait-il tous les meurtriers en série qu’il en resterait un. L’un des apports philosophiques les plus importants de cette fiction tient sans conteste dans l’exploration du sens du mot « série » à laquelle il nous invite. Car, après tout, que Dexter soit une série tient à cette donnée philosophique élémentaire qu’est la logique sérielle de tout meurtre, à savoir qu’un crime ne saurait être structurellement l’aboutissement de rien. Quelque chose du contenu même de la trame trouve son épanouissement le plus approprié dans la fibre addictive titillée par toute série, comme si la nécessité de tendre et de ployer vers le prochain épisode se trouvait finalement déjà contenue, « pliée » dans la description réitérée d’un geste dont la densité existentielle est trop ténue pour constituer à proprement parler une réalité : tuer. Dexter n’existe pas ou peu et sans ce recours constant à la voix off qui nous permet de connaître ses états d’âme, nous n’aurions à nous mettre sous la dent que l’infernale répétition d’une gestuelle « diluée », programmatique et sans véritable épaisseur.

Il y a trois niveaux de lecture de « la logique sérielle » à l’œuvre dans  Dexter : nous regardons une série (niveau 1) dans laquelle un tueur en série (niveau 2) interroge la texture sérielle de notre ancrage à la réalité (niveau 3). C’est évidemment ce niveau 3 qui requiert des éclaircissements. Sommes-nous dans une relation de dépendance et de répétitivité à l’existence ? Le fait que nous soyons « accro » à cette série nous décrivant le rapport addictif du héros à l’action de tuer entre-t-il en résonnance avec la seule possibilité qui nous soit vraiment donné de vivre, à savoir la soumission au régime de l’habitude. Nous nous installons dans Dexter comme dans l’univers de toutes nos séries familières, de tous ces trajets quotidiens qui nous « portent » quasiment sans effort de notre part au lieu habituel de notre destination.

Mais c’est ici de meurtre dont il est question et c’est avec le sentiment d’un trouble croissant que nous nous installons dans le « code » de Dexter, dans le rituel de sa mise à mort. Cela nous empêche-t-il d’être « portés » ? Pas vraiment et la question dés lors se pose de savoir quels genres de monstres nous sommes pour nous couler avec autant de facilité dans le quotidien d’un meurtrier. C’est exactement comme si, soudain, nous réalisions que la vraie question d’une existence ne porte en aucune manière sur les actes ou les épisodes qui la constituent mais plutôt sur la cadence qui la rythme, sur le refrain qui la séquence, sur la ritournelle qui invariablement s’y répète, comme ces images fractales où ne cessent de se reproduire à l’infini le même motif. Se donnerait-on le meurtre comme motif qu’après tout de la vie pourrait encore s’y structurer, voire y durer le temps de huit saisons. Poser la question de l’humanité de cette vie est peut-être une question de second plan car c’est précisément une réflexion purement plastique qui nous préoccupe au premier chef : une vie peut se tisser là-dedans, dans une marge de manœuvre aussi « ténue ». La vie de Dexter est en effet une existence marquée d’emblée de ce sceau qu’est l’absence de possible. « Du possible sinon j’étouffe » écrit le philosophe danois Kierkegaard, Dexter est peut-être cet étouffement là.

Tout est, en effet, joué d’avance dans la tragédie de ce baptême à « l’eau de mère » qui le fait entrer dans la confrérie d’une autre communauté dont il accepte et nie l’intronisation comme, dés la première saison, le meurtre du frère nous le fait d’emblée saisir. C’est que Dexter né dans le sang ne croit pas aux liens du sang et sauve sa sœur d’adoption menacée par le tueur de glace. Que l’on puisse ainsi découper du lien maternel, disperser le pilier de toute structure familiale à la tronçonneuse et fouailler la chair du symbole jusqu’à l’éparpillement de tous les membres de celle qui l’a mis au monde, c’est ce dont Dexter a vécu l’efficience tôt et très brutalement. Il nous faut « à nous », beaucoup plus de temps avant de réaliser que notre mère, après tout, est aussi « un corps ».
 En termes lacaniens, on pourrait dire que Dexter a vécu très rapidement le passage du symbolique au réel, ce dernier terme désignant la saisie de la réalité comme dimension « impossible », c’est-à-dire dans laquelle tout possible est d’avance nié, réfuté. Quand nous sommes en présence de quelqu’un d’autre, nous faisons physiquement l’épreuve d’un corps, d’un assemblage de membres, parcourus de différents mouvements, tressaillements, auxquels nous donnons presque spontanément un sens. De l’autre, nous postulons l’existence en tant qu’âme, sans que celle-ci puisse s’imposer à nous « directement ». Physiquement l’autre est d’abord la découpe visuelle d’une silhouette, le volume d’une carrure, la puissance d’impact d’une masse corporelle et l’expérience subie par Dexter dans ce container consiste précisément dans l’impossibilité de ne jamais dépasser ce niveau d’aperception du réel. Dans nos rapports avec nos contemporains, nous passons spontanément « du pareil au même », c’est-à-dire de cette similitude d’apparences à une identité de statut, mais ce passage n’est pas aussi évident qu’il le semble et Dexter vit exactement la difficile expérience de ce peu d’évidence. Ce mouvement de postulation par le biais duquel nous supposons à bon droit un principe d’unification dans le corps de l’autre par le biais duquel il porte ce nom, revendiquera le droit de dire « je », affirmera sa liberté, son statut de personne humaine (bref tout ce que nous voulons dire par « âme »), c’est ce que l’épreuve du corps maternel disloqué a brutalement suspendu. Il est difficile de compatir avec les souffrances d’un être que l’on ne reconnaît pas comme étant son semblable.

Mais Dexter ne se laisse pas tout à fait enfermer dans le nœud de cet impossible lien et ce chaos dont il ne cesse de sentir la menace éruptive s’impose à lui comme le flux d’une horde déferlante dont il importe plus que toute autre chose de juguler le courant. « Le sang est sa façon à lui de réguler le chaos » car il nous est impossible d’imposer des règles au chaos autrement que dans le prolongement de l’intuition que nous en avons éprouvé et c’est seulement dans le sang que Dexter peut canaliser l’expérience qu’il a faite du bain de sang, de cette immersion chaotique dans un élément primordial. Aucun de nous ne peut s’exclure de cette contrainte dans laquelle consiste le fait d’être né quelque part, c’est-à-dire dans le voisinage de ce paysage, de cette eau ou de ce froid, de ce soleil, de telle couleur de feuillage, de telle lumière. C’est le fond de vérité de la figure du loup garou créée par le rayonnement de l’astre lunaire. Peut-être nous résorbons-nous intégralement dans le clair des choses auprès desquelles nous avons vécu nos premières années (nous sommes tellement attentifs à percevoir cette influence dans les termes exclusifs de notre entourage humain (la faute à Freud) que nous négligeons cet impact physique élémentaire).

 Pour Dexter, c’est le sang, et ce qu’il partage avec le héros des Nibelungen, c’est le sens le plus profond de la notion de baptême. Siegfried est à la mythologie nordique ce qu’Achille est au monde de l’antiquité grecque: le guerrier absolu. Ressortir d’un bain recouvert de la cuirasse qui condense dans son alliage la composition exacte de toutes les qualités et les défauts qui nous font être pour toujours celui que l’on est, épouser la structure d’existence dans laquelle, déjà et à jamais, nous consistons, c’est le lot de ces deux « héros ». Nous ne cessons de percevoir au fil de la série tout ce que Dexter a finalement déjà perdu dans cette expérience (Rita). Aussi subtilement immorale ou plutôt amorale que puisse être cette dernière observation, nous sommes également bien forcés de reconnaître qu’il en a retiré une certaine acuité de perception, « en deçà du bien et du mal », qui lui permet non seulement de pister les tueurs avec un jugement d’une rare précision mais aussi de suivre jusqu’à ses plus extrêmes implications le fil d’une certaine interprétation des évènements humains qui les ramène toujours à l’efficience élémentaire et biologique de leur empreinte génétique et de leur composition sanguine. Si l’erreur est humaine, l’inhumanité de Dexter est scientifiquement juste.

Tous azimuts - L'expérience de Milgram - Kevin Ozanon



L'expérience de Milgram est une expérience de psychologie réalisée entre 1960 et 1963 par le psychologue américain Stanley Milgram. Cette expérience cherchait à évaluer le degré d'obéissance d'un individu devant une autorité qu'il juge légitime et à analyser le processus de soumission à l'autorité, notamment quand elle induit des actions qui posent des problèmes de conscience au sujet. L'objectif réel de l'expérience est de mesurer le niveau d'obéissance à un ordre même contraire à la morale de celui qui l'exécute. Des sujets acceptent de participer, sous l'autorité d'une personne supposée compétente, à une expérience d'apprentissage où il leur sera demandé d'appliquer des traitements cruels (décharges électriques) à des tiers sans autre raison que de « vérifier les capacités d'apprentissage ». L'université Yale à New Haven faisait paraître des annonces dans un journal local pour recruter les sujets d'une expérience sur l'apprentissage. La participation devait durer une heure et était rémunérée 4 dollars américains, plus 0,5 $ pour les frais de déplacement, ce qui représentait à l'époque une bonne affaire, le revenu hebdomadaire moyen en 1960 étant de 25 $ donc se qui permis d’avoir extrêmement beaucoup de personnes pour cette fameuse expérience. L'expérience était présentée comme l'étude scientifique de l'efficacité de la punition, ici par des décharges électriques, sur la mémorisation.
Cette mémorisation consiste à faire mémoriser une liste de mots d’environ 30 lignes, et dont chaque ligne et composée d’un mot associé à un adjectif (ex : nuage – bleu). La majorité des variantes de l'expérience a eu lieu dans les locaux de l'université Yale. Les participants étaient des hommes de 20 à 50 ans de tous milieux et de différents niveaux d'éducation. Les variantes impliquent le plus souvent trois personnages :

-L’élève, qui devra s'efforcer de mémoriser des listes de mots et recevra une décharge électrique, de plus en plus forte, en cas d'erreur.

-L’enseignant, qui dicte les mots à l'élève et vérifie les réponses. En cas d'erreur, il enverra une décharge électrique destinée à faire souffrir l'élève.

-L’expérimentateur, représentant officiel de l'autorité, vêtu de la blouse grise du technicien, de maintien ferme et sûr de lui.

L'expérimentateur et l'élève sont en réalité des comédiens et les chocs électriques sont fictifs.
Dans le cadre de l'expérience simulée (apprentissage par la punition), élève et enseignant sont tous deux désignés comme « sujets ». Dans le cadre de l'expérience réelle (niveau d'obéissance, soumission à l'autorité), seul l'enseignant sera désigné comme sujet. Au début de l'expérience simulée, le futur enseignant est présenté à l'expérimentateur et au futur élève. Il lui décrit les conditions de l'expérience, il est informé qu'après tirage au sort il sera l'élève ou l'enseignant, puis il est soumis à un léger choc électrique (réel celui-là) de 45 volts pour lui montrer un échantillon de ce qu'il va infliger à son élève et pour renforcer sa confiance sur la véracité de l'expérience. Une fois qu'il a accepté le protocole, un tirage au sort truqué est effectué, qui le désigne systématiquement comme enseignant car l’élève étant donc toujours le comédien qui joue ce fameux rôle. L'élève est ensuite placé dans une pièce distincte, séparée par une fine cloison, et attaché sur une chaise électrique. Le sujet cherche à lui faire mémoriser des listes de mots et l'interroge sur celles-ci. Il est installé devant un pupitre où une rangée de manettes est censée envoyer des décharges électriques à l'apprenant. En cas d'erreur, le sujet enclenche une nouvelle manette et croit qu'ainsi l'apprenant reçoit un choc électrique de puissance croissante (15 volts supplémentaires à chaque décharge). Le sujet est prié d'annoncer la tension correspondante avant de l'appliquer.
Les réactions aux chocs sont simulées par l'apprenant. Sa souffrance apparente évolue au cours de la séance : à partir de 75 V il gémit, à 120 V il se plaint à l'expérimentateur qu'il souffre, à 135 V il hurle, à 150 V il supplie d'être libéré, à 270 V il lance un cri violent, à 300 V il annonce qu'il ne répondra plus et à 380 V il simule un coma. Lorsque l'apprenant ne répond plus, l'expérimentateur indique qu'une absence de réponse est considérée comme une erreur. Au stade de150 volts, la majorité des sujets manifestent des doutes et interrogent l'expérimentateur qui est à leur côté. Celui-ci est chargé de les rassurer en leur affirmant qu'ils ne seront pas tenus pour responsables des conséquences. Si un sujet hésite, l'expérimentateur lui demande d'agir. Si un sujet exprime le désir d'arrêter l'expérience, l'expérimentateur lui adresse, dans l'ordre consécutif, ces réponses :

« Veuillez continuer s'il vous plaît. »

« L'expérience exige que vous continuiez. »

« Il est absolument indispensable que vous continuiez. »

« Vous n'avez pas le choix, vous devez continuer. »

                Si le sujet souhaite toujours s'arrêter après ces quatre interventions, l'expérience est interrompue. Sinon, elle prend fin quand le sujet a administré trois décharges maximales (450 volts) à l'aide des manettes intitulées XXX situées après celles faisant mention de Attention, choc dangereuxÀ l'issue de chaque expérience, un questionnaire et un entretien (environ 3 mois minimum après l’expérience) avec le sujet permettaient de recueillir ses sentiments et d'écouter les explications qu'il donnait de son comportement. Cet entretien visait aussi à le réconforter en lui affirmant qu'aucune décharge électrique n'avait été appliquée, en le réconciliant avec l'apprenant et en lui disant que son comportement n'avait rien de sadique et était tout à fait normal. Il a aussi été prouvé que plus de 80% des sujets de l’expérience réalisé on mis la faute sur la justice en répétant clairement que la justice leur obligeait à se plier au test. Un an après l'expérience, il recevait un nouveau questionnaire sur son impression au sujet de l'expérience, ainsi qu'un compte rendu détaillé des résultats de cette expérience.

                Au total, dix-neuf variantes de l'expérience avec 636 sujets furent réalisées, permettant ainsi en modifiant la situation, de définir les véritables éléments poussant une personne à obéir à une autorité qu'elle respecte et à maintenir cette obéissance. Ces variantes modifient des paramètres comme la distance séparant le sujet de l'élève, celle entre le sujet et l'expérimentateur, la cohérence de la hiérarchie ou la présence de deux expérimentateurs donnant des ordres contradictoires ou encore l'intégration du sujet au sein d'un groupe qui refuse d'obéir à l'expérimentateur. La plupart des variantes permettent de constater un pourcentage d'obéissance maximum proche de 65 %. Il peut exister des conditions extrêmes allant d'un comportement de soumission à l'autorité élevé (près de 92 %) dans le cas de chocs administrés par un tiers à un comportement de soumission faible (proximité du compère recevant les chocs) ou nul.

Les résultats ont suscité beaucoup de commentaires dans l’opinion publique, mais la méthode utilisée a fait naître critiques et controverses chez les psychologues et les philosophes des sciences. Lors des premières expériences menées par Stanley Milgram, 62,5 % (25 sur 40) des sujets menèrent l'expérience à terme en infligeant à trois reprises les électrochocs de 450 volts. Tous les participants acceptèrent le principe annoncé et, éventuellement après encouragement, atteignirent les 135 volts. La moyenne totale des chocs maximaux (niveaux auxquels s'arrêtèrent les sujets) fut de 360 volts. Toutefois, chaque participant s'était à un moment ou à un autre interrompu pour questionner le professeur. Beaucoup présentaient des signes patents de nervosité extrême et de réticence lors des derniers stades (protestations verbales, rires nerveux, etc.).
Milgram a qualifié à l'époque ces résultats « d’inattendus et inquiétants ». Des enquêtes préalables menées auprès de 39 médecins-psychiatres avaient établi une prévision d'un taux de sujets envoyant 450 volts de l'ordre de 1 pour 1000 avec une tendance maximale avoisinant les 150 volts. Les expériences ayant eu lieu avant 1968, à une époque à laquelle il était donc donné à l'autorité un poids qui ne lui fut plus autant reconnu par la suite, il était ensuite espéré que, de ce fait, une amélioration du pourcentage de résistants aux pressions.

                Cette expérience permet donc ainsi brièvement d’en conclure que l'homme est un être social, mais cela ne l'empêche pas d'avoir une certaine autonomie. Lorsqu'il est autonome, l'homme obéit à ses propres besoins, désirs et à sa conscience.
                                                                                Kevin Ozanon

Nouvelle rubrique: "Tous azimuts" - "Time out"

Dans cette nouvelle rubrique, nous publierons  les contributions de toutes celles et ceux qui souhaitent mettre leur "grain de sel" dans la cuisine de ce modeste laboratoire de pensées en tout genre. C'est Kevin Ozanon qui ouvre le bal par deux articles sur le film "Time Out" d'Andrew Nichols, le réalisateur de "Bienvenue à Gattaca" et sur l'expérience de Milgram. Je le remercie très vivement pour sa démarche et l'intérêt qu'il n'a jamais cessé de porter à ce blog. Espérons que d'autres personnes  n'hésiteront pas à lui emboîter le pas. Le caractère philosophiquement expérimental de "labo philo" ne peut se concevoir sans que le plaisir de penser s'y pratique de façon non protocolaire et surtout collégiale.

       En 2070, dans le ghetto de Dayton, Will Salas et sa mère vivent au jour le jour, afin de gagner du temps... littéralement. Le temps est la nouvelle unité monétaire mondiale, payant factures, péages, denrées alimentaires ou biens de consommation depuis que l'être humain a été génétiquement modifié afin de ne plus vieillir après l'âge de 25 ans. À partir de cet âge, un compteur intégré à l'avant-bras de chacun, crédité d'une année, se met en marche : s'il tombe à zéro, l'individu meurt. Ce compteur est rechargeable au moyen d'appareils se plaquant sur le bras ou par apposition d'un bras sur le bras d'un autre, permettant un transfert. On gagne du temps sur ce compteur de bien des manières : par son travail, par la solidarité entre amis ou au sein de la famille, en volant dans le compteur d'un autre, par le jeu, par la charité, etc...

Quand Will Salas sauve la vie d'Henry Hamilton, homme ayant un siècle au compteur, celui-ci lui offre cette durée de vie avant de se suicider. Will Salas n'aura pas le temps de faire profiter sa mère de ce cadeau inespéré, cette dernière mourant après n'avoir pu se payer le bus. Will Salas part alors pour la zone de New Greenwich, où les habitants sont nantis de centaines d'années au compteur, contrastant avec le ghetto où une semaine fait de quelqu'un une personne « riche ». Les zones des riches ne sont accessibles que par des péages en temps coûteux, hors d'atteinte des habitants des ghettos.
Après une partie de poker dans un casino prestigieux où il gagne un millénaire, il se fait inviter à une soirée chez Philippe Weis, millionnaire en années. Il y fait connaissance de Sylvia Weis, sa fille, avant d'être rejoint par des gardiens du temps. Raymond Léon, leur chef, le suspecte d'avoir assassiné Henry Hamilton pour lui voler son siècle de vie. Will prend alors Sylvia Weis en otage pour s'échapper. Elle devient ensuite sa complice pour cambrioler des « banques » qui stockent des fortunes en appareils de recharge de temps, temps qu'ils vont ensuite distribuer à des pauvres, tels des «  Robins des bois » du futur. Mais Raymond Léon les poursuit sans pitié.
                                                                                             Kevin Ozanon


jeudi 17 octobre 2013

Saveurs d'épices - Saveurs de vins - Saveurs de cafés (1)


Au-delà des différences entre ces trois aliments, il est toujours question de libérer les arômes produits par l’action de broyer ou de presser une matière première. De ce point de vue, le verbe qui correspond le plus à l’unité thématique du projet est « exprimer ». Qu’il s’agisse du poivre, du café ou du raisin, il faut « broyer des grains » pour que s’exhalent des sucs, des saveurs, des assaisonnements. Il y a un trésor enfermé dans une gangue et il convient de concasser cette enveloppe pour que se diffuse le parfum. Cette efficience destructrice, réductrice ne compte pas pour rien dans la gestuelle et dans l’esthétique de la saveur. Il s’agit de dépasser un premier niveau de visibilité, de matière (passer d’une première à une seconde), de dimension de granule. Du grain de café à la mouture odorante, il n’y a pas seulement le passage de relais d’un sens (la vue) à un autre (l’odorat), il y a aussi tout le savoir- faire d’un « opérateur » suffisamment averti de la vraie nature des choses et des saveurs pour « présumer » que la vérité du café est davantage dans ce que l’on sent de l’éclatement de son grain que dans ce que l’on voit de l’opacité de sa gaine. 

Si nous croquons un grain de café ou respirons l’odeur d’une noix de muscade, nous serons évidemment surpris de la différence entre le peu d’arôme de la cosse et la saveur presque invasive de sa matière réduite en poudre. Pour parvenir à l’essence même d’un condiment, d’un café, d’une herbe il faut violer leur intégrité, dépasser le premier niveau de leur unité élémentaire, les laminer. Il convient d’en extraire la substance, étant entendu que celle-ci ne saurait en aucune façon consister dans sa réalité tangible, visible.
Le héros du livre de Patrick Süskind ne nous fascinerait pas autant s’il n’était que tueur en série. L’ indifférence dont il fait preuve à l’égard de l’humanité de ses victimes nous trouble parce que nous suspectons avec une sorte de voluptueuse « horreur » qu’il a raison sur toute la ligne, non pas en tuant les femmes dont il veut capturer l’odeur, mais en misant sur la possibilité que l’âme d’une personne ait quelque chose à voir avec le parfum de sa peau et que ce que nous appelons l’amour avec des trémolos dans la voix se résume en réalité aux aléas d’une compatibilité des senteurs. 

Ce n’est pas pour rien que nous disons de quelqu’un que nous n’apprécions pas que nous ne pouvons pas « le sentir ». Nous ne « goûtons » pas le fait de sa proximité. Grenouille ramène les êtres humains aux secrétions émises par les pores de leur peau, ce que nous ne pouvons envisager qu’en nous faisant violence tant cette perspective contrarie les notions de respect et de reconnaissance de nos semblables, mais sans aller jusqu’aux extrémités du personnage de Süskind, peut-être devrions-nous prêter attention à tout ce que sa perspective recèle de subtilité à l’égard de notre perception des autres et du monde. De celui qui ne pense qu’à toucher, nous disons qu’il a les mains baladeuses, de celui qui ne songe qu’à voir, nous pointons la perversité en le considérant comme un voyeur. De celui qui ne fait qu’écouter, nous pensons qu’il nous espionne, mais de celui qui sent ou qui goûte, nous ne disons rien et pas seulement parce sa jouissance est discrète et silencieuse, mais peut-être aussi parce que les deux sens qu’il cultive et qui sont très proches l’un de l’autre nous placent au cœur de la texture la plus authentique de notre rapport au monde. Un nourrisson de trois jours dont les yeux ne distinguent encore que des ombres tournera la tête vers le coton imprégné du lait de sa mère plutôt que vers celui qui est parfumé du lait d’une autre maman.

L’odeur et le goût ont ceci de particulier que leur objet est une effluve, une sensation dont nous reconnaissons qu’elle est progressive, diffuse. Le parfum est dans l’air et la saveur d’un aliment ne nous parvient qu’au fil de la réalisation de ses ondes gustatives. Cela signifie que la présence d’une chose ne s’impose pas à ces sens là (l’odorat et le goût) comme un bloc de visibilité dans l’espace à cet instant donné ou un bruit délimité dans le champ sonore mais comme une fragrance, un chiffonnement dont il s’agit pour nous de défroisser le souvenir. Baudelaire écrit : « l’air est plein du frisson des choses qui s’enfuient ». Un nez, un palais sont captivés par une odeur, une saveur mais il ne s’agit pas réellement pour eux de la localiser dans leur environnement extérieur, c’est plutôt dans la montée en puissance d’une amplitude, d’un sillage dans le déploiement duquel il nous revient « d’y mettre du notre » que se perçoit la sapidité des choses. Par ces sens là, nous accédons physiquement à cette vérité volatile, fuyante, « émettrice » des corps sur lesquels la vue et l’ouïe nous trompent en entretenant l’illusion de leur limitation spatio-temporelle. C’est bien de l’âme des choses et des êtres dont il est question ici mais d’une âme ramenée à sa teneur la plus physique : son goût.
Se pourrait-il que ni l’espace ni le temps ne constitue le cadre authentique de nos perceptions ? Le goût et l’odorat nous mettraient-ils sur la piste d’une dimension plus subtile dans laquelle la totalité des corps se confond plus qu’elle ne se distingue, réalité torride, quasiment orgiaque tant les êtres et les éléments ne cessent de s’y accoupler, de s’y offrir les uns aux autres dans l’efficience jouissive et licencieuse de noces barbares incessamment célébrées ? Et si c’était sur le fond de ces unions temporaires, fugaces, délirantes et expérimentales que nous appliquions obstinément le jeu de nos catégorisations identitaires nous efforçant de savoir qui est qui, dans le mouvement perpétuel de cette expérience alchimique en cours, au fil de laquelle tout est déjà en train de devenir quelque chose d’autre ? « L’air est plein du frisson des choses qui s’enfuient » : il se pourrait bien que l’insoupçonnable justesse de cet alexandrin se situe dans ses trois premières syllabes : « l’air est plein ». L’univers des goûts et des odeurs est saturé mais en même temps il ne cesse de muter en se déplaçant continuellement, en se testant (tester : goûter) en « s’essayant », en misant sur l’efficience de nouvelles senteurs dont l’émergence ne se fait jamais que « d’extrême justesse ».

C’est l’extrême justesse de ce niveau de perception auquel il convient de nous hausser pour percevoir notre environnement comme un laboratoire de goût et de senteurs qui requiert de notre technologie de la mécanique de précision non seulement pour pénétrer les arômes les plus subtils des aliments mais aussi pour les broyer, pour en obtenir l’essence, l’âme, la fine mouture, la substance raréfiée. « L’air est plein du frisson des choses qui s’enfuient » mais les choses ne sont vraiment que le sillage de leur fuite, vérité que tout homme de bon sens reconnaîtra devant la table de maquillage de la femme dont il est amoureux, lorsque, au gré des parfums dégagés par tous ces produits, il recompose, comme en creux, l’effluve d’un corps, l’onde de choc de son impact olfactif, l’indiscernabilité de ses contours. Alors vient au jour la vérité de notre rapport au monde et aux autres : nous ne cessons de nous entredévorer très pacifiquement, très subtilement, très amoureusement. Telle inconnue à tel arrêt de bus me croise en laissant derrière elle un sillage de tabac froid et d’eau de Cologne bon marché mais que je le veuille ou pas, quelque chose de moi se jette sur cette fragrance comme sur un os à ronger parce qu’il n’y a finalement que ça à faire, que ça à manger et c’est elle que je dévore dans cet air que je respire, de la même façon que c’est l’âme de cette fête foraine que j’inhale dans le graillon de cette baraque à frite. Les odeurs que nous jugeons mauvaises ne nous gêneraient pas autant s’il n’était pas question pour nous de les faire nôtres, de les ingérer, de nous y incarner, continuellement broyés que nous sommes dans ce brassage, tour à tour respirant et respiré, composante et insatiable goûteur de nouveauté.

C’est exactement dans la ligne de crête séparant l’efficience de cette orgie gustative de l’extrême sobriété d’une attention toute entière absorbée par la subtilité des arômes qu’il convient de situer le champ de conceptualisation des accessoires de la saveur. Quelque chose de la plasticité des moulins, des cafetières, des verres à vins ou des cuillères à sucre doit se situer dans l’humilité requise par la vérité du vers de Baudelaire dont on pourrait clarifier le sens : « l’air est plein de l’âme de ce qui disparaît », par quoi rien jamais ne disparaît vraiment. C’est dans l’atmosphère saturé d’un monde aussi expérimental et dynamique que le creuset d’un alchimiste qu’il nous revient de nuancer, de moduler, de raréfier, de réduire en poudre, de spiritualiser, de dématérialiser, de dispenser, d’émettre. En d’autres termes, c’est exactement parce que nous sommes des cannibales, parce que nous ne cessons jamais de nous entredévorer dans des bacchanales ininterrompues de fragrances et de sillages d’arômes qu’il convient de concevoir les instruments les plus subtils, les mécaniques les plus tranchantes, les mieux réglées, celles de la plus haute précision pour « entériner » les mutations de cette déferlante. Il n’est pas question pour nous de créer des saveurs mais de réguler les lignes olfactives d’un chaos, d’apporter modestement notre grain de sel à la mécanique de très haute précision d’une efficience de glissements et de modulations  d’affects.

Cette attention gustative à une réalité première, indépassable et confuse est celle-là même du monde de l’enfance, de l’infans, celui qui ne parle pas qui n’impose pas encore aux affects les lignes de séparation des noms. Le narrateur de la recherche a déjà largement franchi ce cap dans le passage qui suit mais il garde quelque chose de cette jouissive et chaotique confusion, il dépasse la simple perspective de la disposition spatiale des objets pour se vautrer dans la bacchanale  de leur saveurs inextricables. Mais la redoutable précision de la prose de Marcel Proust nous permet de discerner tout ce que cette complaisance voire cette veulerie doit à la sobriété d’une attention inouïe :
« Je faisais quelques pas du prie-Dieu aux fauteuils en velours frappé, toujours revêtus d’un appui-tête au crochet ; et le feu cuisant comme une pâte les appétissantes odeurs dont l’air de la chambre était tout grumeleux et qu’avait déjà fait travailler et « lever » la fraîcheur humide et ensoleillée du matin, il les feuilletait, les dorait, les boursouflait, en faisait un invisible et palpable gâteau provincial, un immense « chausson » où, à peine goûtés les arômes plus croustillants, plus fins, plus réputés, mais plus secs aussi du placard, de la commode, du papier à ramages, je revenais toujours avec une convoitise inavouée m’engluer dans l’odeur médiane, poisseuse, fade, indigeste et fruitée du couvre-lit à fleurs. »

Cette conversion des objets disposés dans l’espace de la pièce en arômes pliés dans l’intériorisation gustative du chausson décrit le mouvement de cette déspatialisation. Le narrateur fait quelques pas dans la pièce mais il ne se déplace déjà plus entre des volumes, il erre dans le mouvement ascendant d’une redistribution des saveurs, lesquelles ne se répartissent plus dans un espace figé mais se confondent dans la levée d’une pâte dont le mouvement enveloppant résulte d’une alchimie entre les éléments, principalement le feu et l’eau. On pourrait ici être piégé par la notion de « figure de style » en croyant que Proust ne fait que décrire une image permettant de rendre compte d’une réalité mais c’est bien davantage de la réalité la plus subtile dont il est ici question. Proust ne fait pas preuve d’imagination mais d’attention et c’est la raison pour lesquelles ces prétendues « images » tombent incroyablement juste réveillant en nous le sentiment trouble d’une absolue compréhension, d’un assentiment de tout notre être. L’enfant ne se laisse pas tromper par ce qu’il voit. Il évolue au gré de ce qu’il goûte et son voyage ne lui fait plus voir du pays ou parcourir des paysages mais suivre la levée incessante de ces germinations gustatives dont l’air est continuellement saturé.