jeudi 31 octobre 2013

Dexter et la légende des Nibelungen: "le bain de sang"


               
Dans la légende des Nibelungen, on sait que Siegfried après avoir vaincu le dragon, se baigne dans son sang. Il y gagne à la fois la compréhension du langage des oiseaux et l’invulnérabilité pour toutes les parties de son corps immergées dans le précieux liquide. C’est dans cette expérience que Siegfried qui était déjà un personnage très valeureux accède au statut de héros légendaire. De la même façon, mais dans un tout autre contexte, le destin de Dexter est comme scellé par le traumatisme de ces trois jours passés enfermé avec son frère dans un container, nageant tous les deux dans le sang de leur mère découpée par des dealers. De cette épreuve, il gardera le sentiment d’une affinité profonde avec le sang humain, le goût irrépressible de le faire couler, l’incroyable don de l’interpréter, l’insensibilité aux souffrances impliquées par son écoulement. Il n’est rien pour Dexter qui puisse se comparer, dans la hiérarchie des éléments qui constituent son milieu, aux signes (on pourrait presque dire aux tags) écrits en lettres de sang sur les murs de toutes les scènes de crime. Dans « Justine ou les infortunes de la vertu », le Marquis de Sade écrit : « Je ne vois, pour ma part, rien d’autre, dans le geste d’enfoncer une lame dans le corps d’une autre personne, que le détournement de quels onces de sang de leurs canaux ordinaires. »

Une telle phrase ne pourrait s’appliquer qu’en partie à l’insensibilité de Dexter car il lui importe beaucoup comme on sait que le corps en question soit celui d’un criminel. Sade décrit le meurtre sous l’angle de sa littéralité la plus plastique parce qu’il veut nier philosophiquement la notion même de crime. Dexter n’est tueur en série que pour confondre dans une combinaison aussi fascinante que paradoxale le plaisir de tuer avec la honte d’exister. Il ne peut tenir le choc de vivre autrement qu’en détruisant en l’autre ce qu’il abhorre de lui-même, c’est pourquoi il ne peut s’en guérir : tuerait-il tous les meurtriers en série qu’il en resterait un. L’un des apports philosophiques les plus importants de cette fiction tient sans conteste dans l’exploration du sens du mot « série » à laquelle il nous invite. Car, après tout, que Dexter soit une série tient à cette donnée philosophique élémentaire qu’est la logique sérielle de tout meurtre, à savoir qu’un crime ne saurait être structurellement l’aboutissement de rien. Quelque chose du contenu même de la trame trouve son épanouissement le plus approprié dans la fibre addictive titillée par toute série, comme si la nécessité de tendre et de ployer vers le prochain épisode se trouvait finalement déjà contenue, « pliée » dans la description réitérée d’un geste dont la densité existentielle est trop ténue pour constituer à proprement parler une réalité : tuer. Dexter n’existe pas ou peu et sans ce recours constant à la voix off qui nous permet de connaître ses états d’âme, nous n’aurions à nous mettre sous la dent que l’infernale répétition d’une gestuelle « diluée », programmatique et sans véritable épaisseur.

Il y a trois niveaux de lecture de « la logique sérielle » à l’œuvre dans  Dexter : nous regardons une série (niveau 1) dans laquelle un tueur en série (niveau 2) interroge la texture sérielle de notre ancrage à la réalité (niveau 3). C’est évidemment ce niveau 3 qui requiert des éclaircissements. Sommes-nous dans une relation de dépendance et de répétitivité à l’existence ? Le fait que nous soyons « accro » à cette série nous décrivant le rapport addictif du héros à l’action de tuer entre-t-il en résonnance avec la seule possibilité qui nous soit vraiment donné de vivre, à savoir la soumission au régime de l’habitude. Nous nous installons dans Dexter comme dans l’univers de toutes nos séries familières, de tous ces trajets quotidiens qui nous « portent » quasiment sans effort de notre part au lieu habituel de notre destination.

Mais c’est ici de meurtre dont il est question et c’est avec le sentiment d’un trouble croissant que nous nous installons dans le « code » de Dexter, dans le rituel de sa mise à mort. Cela nous empêche-t-il d’être « portés » ? Pas vraiment et la question dés lors se pose de savoir quels genres de monstres nous sommes pour nous couler avec autant de facilité dans le quotidien d’un meurtrier. C’est exactement comme si, soudain, nous réalisions que la vraie question d’une existence ne porte en aucune manière sur les actes ou les épisodes qui la constituent mais plutôt sur la cadence qui la rythme, sur le refrain qui la séquence, sur la ritournelle qui invariablement s’y répète, comme ces images fractales où ne cessent de se reproduire à l’infini le même motif. Se donnerait-on le meurtre comme motif qu’après tout de la vie pourrait encore s’y structurer, voire y durer le temps de huit saisons. Poser la question de l’humanité de cette vie est peut-être une question de second plan car c’est précisément une réflexion purement plastique qui nous préoccupe au premier chef : une vie peut se tisser là-dedans, dans une marge de manœuvre aussi « ténue ». La vie de Dexter est en effet une existence marquée d’emblée de ce sceau qu’est l’absence de possible. « Du possible sinon j’étouffe » écrit le philosophe danois Kierkegaard, Dexter est peut-être cet étouffement là.

Tout est, en effet, joué d’avance dans la tragédie de ce baptême à « l’eau de mère » qui le fait entrer dans la confrérie d’une autre communauté dont il accepte et nie l’intronisation comme, dés la première saison, le meurtre du frère nous le fait d’emblée saisir. C’est que Dexter né dans le sang ne croit pas aux liens du sang et sauve sa sœur d’adoption menacée par le tueur de glace. Que l’on puisse ainsi découper du lien maternel, disperser le pilier de toute structure familiale à la tronçonneuse et fouailler la chair du symbole jusqu’à l’éparpillement de tous les membres de celle qui l’a mis au monde, c’est ce dont Dexter a vécu l’efficience tôt et très brutalement. Il nous faut « à nous », beaucoup plus de temps avant de réaliser que notre mère, après tout, est aussi « un corps ».
 En termes lacaniens, on pourrait dire que Dexter a vécu très rapidement le passage du symbolique au réel, ce dernier terme désignant la saisie de la réalité comme dimension « impossible », c’est-à-dire dans laquelle tout possible est d’avance nié, réfuté. Quand nous sommes en présence de quelqu’un d’autre, nous faisons physiquement l’épreuve d’un corps, d’un assemblage de membres, parcourus de différents mouvements, tressaillements, auxquels nous donnons presque spontanément un sens. De l’autre, nous postulons l’existence en tant qu’âme, sans que celle-ci puisse s’imposer à nous « directement ». Physiquement l’autre est d’abord la découpe visuelle d’une silhouette, le volume d’une carrure, la puissance d’impact d’une masse corporelle et l’expérience subie par Dexter dans ce container consiste précisément dans l’impossibilité de ne jamais dépasser ce niveau d’aperception du réel. Dans nos rapports avec nos contemporains, nous passons spontanément « du pareil au même », c’est-à-dire de cette similitude d’apparences à une identité de statut, mais ce passage n’est pas aussi évident qu’il le semble et Dexter vit exactement la difficile expérience de ce peu d’évidence. Ce mouvement de postulation par le biais duquel nous supposons à bon droit un principe d’unification dans le corps de l’autre par le biais duquel il porte ce nom, revendiquera le droit de dire « je », affirmera sa liberté, son statut de personne humaine (bref tout ce que nous voulons dire par « âme »), c’est ce que l’épreuve du corps maternel disloqué a brutalement suspendu. Il est difficile de compatir avec les souffrances d’un être que l’on ne reconnaît pas comme étant son semblable.

Mais Dexter ne se laisse pas tout à fait enfermer dans le nœud de cet impossible lien et ce chaos dont il ne cesse de sentir la menace éruptive s’impose à lui comme le flux d’une horde déferlante dont il importe plus que toute autre chose de juguler le courant. « Le sang est sa façon à lui de réguler le chaos » car il nous est impossible d’imposer des règles au chaos autrement que dans le prolongement de l’intuition que nous en avons éprouvé et c’est seulement dans le sang que Dexter peut canaliser l’expérience qu’il a faite du bain de sang, de cette immersion chaotique dans un élément primordial. Aucun de nous ne peut s’exclure de cette contrainte dans laquelle consiste le fait d’être né quelque part, c’est-à-dire dans le voisinage de ce paysage, de cette eau ou de ce froid, de ce soleil, de telle couleur de feuillage, de telle lumière. C’est le fond de vérité de la figure du loup garou créée par le rayonnement de l’astre lunaire. Peut-être nous résorbons-nous intégralement dans le clair des choses auprès desquelles nous avons vécu nos premières années (nous sommes tellement attentifs à percevoir cette influence dans les termes exclusifs de notre entourage humain (la faute à Freud) que nous négligeons cet impact physique élémentaire).

 Pour Dexter, c’est le sang, et ce qu’il partage avec le héros des Nibelungen, c’est le sens le plus profond de la notion de baptême. Siegfried est à la mythologie nordique ce qu’Achille est au monde de l’antiquité grecque: le guerrier absolu. Ressortir d’un bain recouvert de la cuirasse qui condense dans son alliage la composition exacte de toutes les qualités et les défauts qui nous font être pour toujours celui que l’on est, épouser la structure d’existence dans laquelle, déjà et à jamais, nous consistons, c’est le lot de ces deux « héros ». Nous ne cessons de percevoir au fil de la série tout ce que Dexter a finalement déjà perdu dans cette expérience (Rita). Aussi subtilement immorale ou plutôt amorale que puisse être cette dernière observation, nous sommes également bien forcés de reconnaître qu’il en a retiré une certaine acuité de perception, « en deçà du bien et du mal », qui lui permet non seulement de pister les tueurs avec un jugement d’une rare précision mais aussi de suivre jusqu’à ses plus extrêmes implications le fil d’une certaine interprétation des évènements humains qui les ramène toujours à l’efficience élémentaire et biologique de leur empreinte génétique et de leur composition sanguine. Si l’erreur est humaine, l’inhumanité de Dexter est scientifiquement juste.

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