dimanche 10 novembre 2013

"Comprendre la violence, est-ce la justifier?" - La difficulté de la problématique

Il faut bien reconnaître que la difficulté de ce sujet vient de l'ambiguité de sa formulation (mais en même temps, c'est justement cela que l'on appelle "problématiser"). Ici ce qu'il faut réaliser assez vite c'est moins ce que disent la réponse "oui" ou la réponse "non" que la "posture" (ou si l'on préfère l'attitude morale)  à partir de laquelle elles disent oui ou non. Pour dire: "Oui", il faut d'emblée se situer à un niveau moral, c'est-à-dire que l'assimilation de l'effort de compréhension à l'effort de justification, c'est exactement ce que tient pour "déjà fondé" celui qui considère qu'il "va de soi"que tout homme a à se justifier de ses actes, étant entendu que c'est ça être une personne morale (libre et responsable). Mais ce "ça va de soi"pose justement problème pour celui qui va jusqu'au bout de l'effort de compréhension et qui réalise alors que ce n'est pas aussi évident que ça d'avoir "à répondre de ses actes". Ce dont on s'aperçoit alors, c'est que celui pour qui "il faut" de la morale, de la justice ne se rend pas nécessairement compte que ce "il faut" c'est encore (ou déjà) de la morale et que la morale ne fait que se présupposer alors elle-même: "il faut parce qu'il faut".
Inversement, celui qui considère que l'on peut comprendre sans justifier (réponse non) ne perçoit peut-être pas à quel point nous sommes alors renvoyés à un monde absurde dans lequel agir n'a plus vraiment de sens, puisque ce n'est jamais en tant que sujet que nous agissons. Pourrait-on vraiment "tenir" dans un monde où les camps de la mort seraient seulement "à comprendre". D'une perspective absurde ou vide de sens on dit qu'elle n'a pas "lieu d'être". Y-a-t-il encore un lieu d'être, un monde à habiter si nous nous retenons de juger  l'horreur "impensable" du génocide? L'impératif catégorique Kantien nous semble  peut-être impossible à appliquer dans notre vie quotidienne mais il décrit aussi le seul effort à même de dégager, dans un univers de lois naturelles et de contraintes physiques, un espace proprement humain dans lequel la liberté fait véritablement advenir son "lieu d'être", la "fiction" d'un sujet moral.

On comprend dés lors pourquoi Hannah Arendt et le documentaire de Christophe Nick: "le jeu de la mort" sont des références très intéressantes mais plutôt du côté de la réponse:"non". Nous pouvons songer notamment à ces moments de l'expérience pendant lesquels les questionneurs interrogent un candidat qui ne répond plus et suivent un protocole qui n'est plus celui du jeu "questions-réponses" mais celui, pur, de la consigne. Il ne font que "leur devoir", au sens exact utilisé à plusieurs reprises par Eichmann pour qualifier le zèle avec lequel il a envoyé plus de deux millions de juifs dans les camps de concentration. 
Le non-sens a alors "changé de camp" et s'insinue en nous le soupçon d'un non sens absolu du devoir pur, de l'obéissance aveugle à l'esprit formel de la loi. L'absurdité que manifeste les camps de la mort n'est pas du tout celle commise par des êtres humains qui se seraient libérés du souci moral ou légal de justifier leurs actions mais bien plutôt celle des extrémités auxquelles aboutissent le respect des consignes et le sentiment le plus exacerbé d'avoir à se justifier aux yeux d'une autorité supérieure. Le regard paniqué des questionneurs, dans le documentaire, vers la présentatrice lorsque le candidat hurle et exprime sa volonté d'arrêter le jeu décrit exactement ce fond de servitude à l'égard d'un devoir vide de sens et surtout d'humanité.

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