dimanche 3 novembre 2013

"Comprendre la violence, est-ce la justifier?"- (2)



Nous comprenons mieux les présupposés et l’enjeu d’une telle question : si nous essayons de comprendre la violence des hommes, nous les faisons déchoir de leur statut d’être libres et responsables de leurs actes, alors que si nous ne tentons pas de le faire et la réprimons, nous maintenons à flot le préalable d’une condition de l’homme fondamentalement différente de celle des êtres et des éléments naturels. Si nous suivons le développement de la philosophie d’Emmanuel Kant, nous percevons clairement pourquoi la compréhension de la violence aboutit à une justification intolérable. Il y a bien un « moment », ou plutôt une limite à partir de laquelle « il faut » que les actions des hommes ne soient plus considérées, « lues », analysées comme si elles s’effectuaient dans un monde physique régi par une simple causalité « mécanique ». Que l’homme soit punissable tient à cet impératif sous l’autorité duquel il est tenu pour responsable de ce qu’il fait.
Or, cette responsabilité ne peut se concevoir qu’à partir de sa liberté et celle-ci implique que l’être humain soit fondamentalement autre chose qu’un « morceau de nature », qu’un « bouchon » à la surface de l’eau balloté par le courant. Dans l’espace des lois, nous sommes placés dans l’obligation d’agir par devoir. Cette obligation s’oppose à la contrainte. Nous ne sommes pas forcés d’obéir, nous y sommes tenus parce que c’est impliqué par notre statut de « personne », de sujet de droit libre et responsable. Ce qu’il convient de faire apparaître dans le monde n’est ni plus ni moins qu’un nouveau régime de motivation et de lisibilité des actions qui ne serait plus celui d’une nécessité naturelle fondé sur la force mais d’une liberté humaine appuyée par le droit. Si nous tentons de donner à la violence des hommes des causes, nous restons dans un régime d’explication physique. 

On pourrait penser que c’est par humanité que nous trouvons des raisons à la violence de l’homme agressif alors qu’en réalité, c’est exactement le contraire puisqu’en voulant ainsi comprendre son comportement, nous le situons dans une dimension où il se laisse manipuler, conditionner par des mouvements physiques, impulsifs, « pathologiques ». Nous ne lui reconnaissons pas la capacité d’agir librement, c’est-à-dire inconditionnellement. Par « pseudo humanité », nous l’excluons de l’humanité, c’est-à-dire de cette espèce intelligente doué de raison et par là même capable de dépasser les motifs sensibles de son action pour lui substituer « le caractère inconditionnel du devoir ».
Cette dernière expression est fondamentale : elle ne signifie pas seulement que le fait d’agir par devoir s’impose à nous comme une obligation inconditionnelle, elle veut surtout dire qu’elle nous permet d’assumer ce statut d’êtres « libres ». Une action libre est un acte qui n’est motivé par rien d’autre que la volonté de celui qui l’entreprend. Et cette volonté ne saurait être elle-même qu’à condition de ne se réduire par aucun biais à un « intérêt ». Si notre action est intéressée, cela veut dire qu’elle est conditionnée. C’est justement parce que nous ne réalisons pas cette assimilation de l’intérêt à la dépendance que la plupart d’entre nous ne saisissons pas le rôle des lois. Nous pensons qu’elles nous contraignent alors qu’elles nous libèrent de la soumission à tout ordre préexistant à notre volonté. Il est impossible de vouloir hors d’un cadre régi par des lois, tout simplement parce que l’esprit même de toute loi, à savoir l’universalité de sa forme instaure les limites d’un périmètre dans lequel l’action désintéressée devient possible et effective, et c’est exactement cela que nous appelons « agir par devoir ». Agir volontairement, c’est faire advenir une action dont notre libre arbitre est la seule cause, et il n’y a aucune autre possibilité de s’arracher à nos pulsions, à nos intérêts, bref à tous ces motifs sensibles qui nous conditionnent que d’agir par devoir.

Finalement le raisonnement d’Emmanuel Kant peut se résumer dans un schéma d’implication assez simple : une action intéressée est une action dont la motivation ne vient pas de nous, elle n’est pas volontaire. Si nous voulons « vouloir », il faut que nous agissions de façon désintéressée, c’est-à-dire non pas par inclination mais « par devoir ». Ce que la loi rend possible, c’est l’action animée par le respect du devoir, lequel ne saurait se concevoir que formellement universel, puisque nous n’y sommes plus intéressés en tant que « moi ». Par conséquent, ce qui importe dans notre action, ce n’est pas tant qu’elle respecte le contenu de la loi, par exemple, ne pas fumer, c’est qu’elle fasse advenir, en ne fumant pas, un nouveau régime de motivation d’action qui n’est plus conditionné par rien mais qui manifeste une gratuité, un sens du devoir, par le biais duquel une communauté d’être libres se dotent d’un espace à l’intérieur duquel seule la liberté d’action d’êtres raisonnables peut enfin prévaloir.

Voler est un acte violent dans la mesure où cela crée un dommage pour la personne dont on dérobe le bien. Si une mère de famille en grande difficulté vole dans un supermarché de quoi nourrir ces enfants, elle rend impossible par son geste l’instauration de cet état de droit. Dans une perspective kantienne, je n’ai pas à « comprendre » son acte, je dois le condamner, le juger, le punir, et cela précisément pour que cette femme fasse toujours partie de cette communauté d’êtres raisonnables dont elle s’est détachée en s’estimant contrainte par les circonstances de voler. En agissant de la sorte, elle a fait comme si nous étions encore soumis par des nécessités naturelles, elle s’est rapprochée d’un monde de pure force dans lequel ne s’activent que des contraintes. « Je n’avais pas le choix » nous dira-t-elle mais nous retrouvons là exactement tout ce dont nous sommes partis, elle se situe d’elle-même sur un plan d’égalité avec le vent ou l’ouragan qui éclate sous l’effet d’une nécessité naturelle, physiquement impérative.

Quel rôle joue la sanction pénale dans cette conception ? On pourrait dire que sa brutalité se justifie de cet impératif d’imposer le droit. Ce n’est pas la brutalité de la violence, c’est « le devoir du devoir ». Il « faut » qu’il y ait du droit, sans quoi cette femme ne se reconnaîtra pas comme une personne raisonnable et libre. Il faut qu’elle réalise qu’elle aurait pu faire autrement tout simplement parce qu’en tant qu’être humain, il importe que nous fassions advenir un ordre de causalité dont nous sommes le principe déterminant et non l’agent déterminé. Ce point est crucial : la nécessité de considérer qu’elle aurait pu faire autrement que voler ne s’impose pas physiquement. Quand nous disons qu’elle aurait pu faire autrement, nous ne portons pas un jugement sur la réalité de la situation, nous essayons de fonder un état de droit dans lequel tout être humain est reconnu comme l’auteur de ses actes, comme le principe inconditionné de ses initiatives. Qu’elle puisse physiquement agir autrement ou pas n’entre pas ici en ligne de compte, elle le peut nécessairement puisque elle est juridiquement reconnu comme personne morale (donc libre). C’est en voulant faire preuve de compréhension que nous revenons sans nous en rendre compte dans un monde de violence et de contrainte. « La loi pénale, dit Kant, est un impératif catégorique (…) car si la justice disparaît, c’est chose sans valeur que le fait que des hommes vivent sur terre. » (Métaphysique des mœurs, Doctrine du Droit).
C’est justement parce qu’être homme porte en soi une « valeur » que le travail de compréhension doit ici s’arrêter pour faire place à la sanction, laquelle, par son caractère impératif et inconditionnel, rétablit la délinquante oublieuse dans la vérité de son statut, c’est-à-dire dans les limites d’une juridiction où « vouloir se peut ». Ce n’est pas qu’elle voulait faire le mal en volant de la nourriture pour ses enfants, c’est qu’elle ne voulait pas du tout et pire encore ne rendait pas un monde de la volonté possible.

Peut-être saisissons-nous mieux à la lumière de la position d’Emmanuel Kant, la phrase prononcée par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur dans un discours d’octobre 2002 : « A force de vouloir expliquer l’inexplicable, on finit par excuser l’inexcusable. » Indépendamment de son contexte, de son impact politique, de l’écho qu’une telle affirmation cherche indiscutablement à susciter, il faut sonder le fond de sa pertinence, puisque il y en a une et qu’elle a rapport avec les thèses Kantiennes. Il y a évidemment des raisons pour lesquelles on trouve plus de voitures brûlées à la Courneuve qu’à Neuilly, mais ces raisons ne font pas droit et plus les sociologues, les statisticiens, les philosophes essaient de comprendre cette violence, d’en déterminer les causes, plus ils réduisent les acteurs de ces violences à n’être que des pantins, des éléments manipulés parmi tant d’autres par les « circonstances », par les conditions économiques, sociales, sociétales. Si nous expliquons la violence, nous la justifions, parce que nous encourageons dans l’esprit de ceux qui la font cet état d’esprit selon lequel ils ne sont pas des personnes libres. Nous accréditons cette thèse que l’on retrouve chez Marx, selon laquelle les conditions faites aux hommes décident de ce qu’ils pensent, de ce qu’ils sont. C’est exactement le fond du problème que de s’interroger sur la question de savoir si l’être humain, du fait de son statut d’être raisonnable, occupe dans le règne de tous les êtres vivants une place à part, un statut exorbitant aux situations dans lesquelles il vit ou bien s’il est simplement informé et « pétri » par son milieu.

Il ne fait aucun doute que la déclaration de Nicolas Sarkozy n’est, en un sens, qu’un plaidoyer en faveur de l’ignorance, mais cette ignorance, loin d’être motivée par la paresse, voire la lâcheté, ne saurait s'appuyer dans son esprit que sur le devoir. Nous « devons » ici tenir pour inexplicables les exactions commises par des délinquants pour maintenir à bout de bras une zone de droit dans laquelle les individus agissent librement, nous le devons aussi par respect pour eux, pour qu’ils ne « s’oublient » pas en se noyant dans l’excuse du déterminisme social. Le sujet nous interroge donc sur le rapport entre la connaissance et la morale : faut-il se retenir de comprendre pour sauvegarder le statut moral de tout individu humain (dans ce cas là comprendre la violence, c’est la justifier) ou bien convient-il d’aller au bout de ce travail de compréhension quitte à s’apercevoir que ce statut de sujet libre et responsable que nous nous accordons est intenable et qu’il n’y a pas de considération morale de l’être humain qui puisse vraiment se défendre (dans ce cas la réponse est non) ? Devons nous nous retenir de penser au nom d'un impératif moral, ou bien pouvons-nous "dynamiter"nos principes, nos valeurs eu égard à la nécessité d'être lucide et de ne pas nous illusionner sur nous-mêmes? Faut-il sacrifier l'idéal de justice à la rigueur de l'analyse des faits ou, au contraire, tenir contre vents et marées, ce présupposé juridique et moral de la liberté humaine, tout simplement parce que sans lui, il n'est plus rien qui puisse décrire la trajectoire d'une vie spécifiquement humaine dans un univers de pur déterminisme?

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire