vendredi 29 novembre 2013

Saveurs de vins, de cafés et d'épices (3) - La grâce et le pardon



Lorsqu’il s’agit de concevoir des dispositifs, des objets, voire de créer des habitudes dans le but de révéler, stimuler ou souligner des saveurs, on réalise tout de suite qu’aussi étendu que soit le rayon d’action de la gestuelle que l’on met en scène, qu’aussi nombreux que soient les accessoires concernés et travaillés, tôt ou tard, tout se focalisera sur une région du corps très précise qui se situe globalement au niveau des sinus, du nez, du palais, de la bouche, exactement cette zone que délimitait autrefois ces entonnoirs que l’on posait sur une décoction sensée dégager le nez et les bronches. Autrement dit, le point commun à la dégustation du vin, à la préparation du café, à la réalisation des arômes dégagés par telle ou telle épice dans un plat, c’est qu’on finisse par « l’avoir dans le nez » et qu’il se produise un double mouvement d’élévation par le biais duquel d’une part on amène la bouchée ou le liquide à la bouche ou au nez et d’autre part la saveur se dégage, se lève vers les sinus. La saveur, c’est ce qui a à voir avec le fumet et le fumet, l’arôme, c’est cette part de la nourriture ou de la boisson qui ne se réduit pas à l’ingestion mais qui crée, on pourrait dire « distille » une « inhalation ». Ce qui distingue le fait de manger avec celui de « savourer », c’est que l’on est aussi le fumeur de ce que l’on mange, que la nourriture n’est pas réellement perçue comme ce qui va tomber dans l’estomac mais ce dont le souvenir gustatif va, au contraire, s’élever le palais, les sinus, la partie supérieure de la boîte crânienne.

Si la mémoire est aussi indissociable de la saveur, c’est parce que la saveur est dans sa texture même ce qui ne tient pas au corps comme ces nourritures roboratives qui nous remplissent le ventre mais ce qui stimule le cerveau, ce qui suscite presque automatiquement l’image. C’est particulièrement vrai pour toutes ces saveurs dont la matière est peu engageante, éventuellement rebutante comme l’huître. Ce que l’on mange ressemble à un crachat mais ce que l’on respire c’est l’air iodé de la mer. Lorsque nous regardons avec envie un plat d’huîtres, c’est probablement déjà l’image gustative qui nous « travaille ». Tous ces aliments de dégustation ne sont pas là pour combler un manque mais pour stimuler des associations. Le goûteur de vins nous parle de volume, de fruits, de densité, de souplesse, d’âpreté ou de velouté au palais, de temps, bref il est en pleine exploration de cette zone limitrophe qui n’est déjà plus une gorgée de liquide et pas encore une idée, c’est un flux d’impressions qui montent en puissance, comme si la saveur s’ancrait seulement là dans son terreau, dans son fond d’écran authentique, comme si boire était laisser souvenir, « venir du dessous », le monde fourmillant d’un réseau d’associations continuelles et incessamment nouvelles, un peu comme un cerveau dont l’activité neuronale fonctionnerait à plein régime.

Concevoir les dispositifs de cette dégustation, c’est forcément avoir à composer avec l’éveil d’une déferlante associative qui n’en restera jamais « là », qui n’en aura pas fini, avant un certain temps, avec la gorgée de vin, lors même qu’elle a été avalée depuis plus d’une minute. Ce n’est pas quelqu’un qui est venu pour boire mais pour stimuler une gymnastique associative dont les mouvements ne sont pas nécessairement coordonnés dés le départ. Il est difficile ici d’éviter le poncif de « l’alchimie du souvenir » car il y a bien quelque chose de l’arrière goût, de l’évolution d’une saveur associant tel et tel aliment qui a à voir avec la dynamique à tête chercheuse d’une saveur interpellée, interrogative, en suspens. Il se pourrait bien après tout que la madeleine de Proust décrive le mouvement obstiné et achevé d’une quête dont finalement toutes les saveurs inhalées dans tous les repas sont comme les tentatives avortées. A l’horizon du repas où l’on nous sert des plats se profile le festin des saveurs où l’on se sert à soi-même d’incessantes tentatives d’ancrage dans le flux de nos impressions d’enfance.

De quel espace parle-t-on dans la saveur ? De quel avant l’arrière goût est-elle l’arrière ? De la première saveur, de celle qui vient dés que l’aliment est dans la bouche. Ce n’est donc pas de l’espace mais de temps dont il est question, et cette première observation se complique encore lorsque nous réalisons que cet arrière goût qui vient « après » nous ramène à un « avant » particulièrement énigmatique, éventuellement très éloigné dans le temps et pourtant incroyablement vivace dans ce fond de mémoire gustative qui n’est aucunement mesurable selon les degrés d’une échelle temporellement gradué (allant du plus récent au plus éloigné) mais plutôt selon ceux d’une échelle intensive (dans laquelle les souvenirs les plus vifs sont en quelque sorte les plus « récents », fussent-ils éloignés de trente ans).

Il importe bien de réaliser cet enjeu : tout travail de design portant sur les accessoires de la table et les rituels de présentation des saveurs ont à composer avec la révélation de cette échelle intensive des impressions gustatives, c’est-à-dire de cette perception par le goûteur qu’il n’est pas l’orchestrateur des impressions mais l’orchestré, le « produit compacté ». Les grands sommeliers, les dégustateurs de métier ne ferment peut-être pas les yeux pour faire du chiquet, mais tout simplement parce qu’il est toujours pour eux question de cette réalisation d’une texture fondamentalement impressive, associative (et non causale - Hume). Goûter, c’est être. Adam, créé par Dieu au plafond de la chapelle Sixtine tend vers l’Eternel un poignet lascif qui évalue autant qu’il se maintient, qui teste l’existence autant qu’il se raffermit en elle parce qu’il ne jouit d’aucun autre mode d’existence que celui qui consiste à goûter le fait d’exister.  Savourer, c’est revenir de l’illusion de décider pour s’éprouver, comme Adam devant le fait accompli de sa création, un peu groggy, un peu « attentiste », pris dans la nasse de cette texture impressive qui « sous-vient » (plus que créé par un Dieu qui « survient »).

L’idée selon laquelle la saveur exprime la perfection de la sagesse, l’instant de grâce durant lequel tout se voit projeté dans la lumière crue d’une réalité toute à la fois miraculeuse et donnée, s’exprime plaisamment dans le film de Gabriel Axel : « le festin de Babette », d'après la nouvelle de Karen Blixen. Au Danemark, un général en retraite et sa tante très âgée sont invités par deux sœurs à un dîner au fin fond du Jutland, contrée spirituellement marquée par un protestantisme aussi humble qu’austère. On peut imaginer la surprise de cet homme lorsqu’il retrouve à la table les mets délicieux qui furent ceux d’un repas, pris au Café anglais à Paris. Les deux sœurs ont, en effet, engagés une cuisinière en exil de la Commune, sans avoir la moindre idée du raffinement de son « Art », ni de l’excellence de sa réputation de chef cuisinière. Elevées par leur père dans une tradition luthérienne assez stricte, elles ne semblent jamais avoir envisagé dans leur existence d’autres plaisirs que ceux de chanter des psaumes, de prier Dieu et d’entretenir à l’égard de tous leurs proches une bienveillance sincère et pieuse. Plusieurs amoureux s’y sont cassés les dents jadis et parmi eux ce général qui sans avoir été éconduit n’a pour autant jamais joui d’autres faveurs que celles de chanter aux côtés de celle qu'il aimait d’une passion intense.

C’est précisément cette désillusion amoureuse qui fit de lui ce « haut gradé » de l’armée ayant décidé, jeune, de tout miser sur sa réussite professionnelle après que l’accomplissement sentimental lui soit apparu contrarié pour toujours par cet amour blessé. Mais voilà que bien des années plus tard, à la fin de ce repas miraculeux, il lève son verre et prononce un discours dont il est impossible de dire s’il est davantage inspiré par la sagesse que par la sainteté tant il révèle, venu du fond d’une des plus profondes intuitions qu’on puisse concevoir de la vie, un esprit de justesse et d’humilité simplement « présent » : « tout est exhaussé ».
« La grâce et la vérité se sont rencontrées.
La justice et la paix se sont embrassées.
L'homme, avec sa faiblesse et sa myopie, se croit obligé de faire des choix dans sa vie. Il tremble devant les risques qu'il prend.
Nous connaissons cette peur.
Mais non.
Notre choix est sans importance. Vient le moment où nos yeux se dessillent, où nous réalisons enfin que la grâce est infinie. Il suffit de l'attendre en toute confiance, et de la recevoir avec gratitude. La grâce n'impose pas de conditions.
Voyez ! Tout ce que nous avons choisi nous a été accordé.
Et tout ce à quoi nous avons renoncé a été également accordé.
Oui, nous retrouvons même ce que nous avons rejeté.
Car la grâce et la vérité se sont rencontrées.
Et la justice et la paix se sont embrassées. »

Les convives de ce repas sont des gens simples. Certains sont très croyants, pratiquants. Ils ont commis des bassesses et des actes généreux, comme nous tous. Ils n’ont pas spécialement mérité l’excellence de ce repas dont la plupart ne réalisent pas tout ce qu’il a coûté à la cuisinière de talent, de travail, d’argent, d’amour, mais ils sont tous atteints par l’effet d’absolution de sa perfection. Les saveurs des aliments les ont éveillés à la sagesse d’une perception littérale et juste de l’existence : « Tout est là ». Nul besoin de « mériter » quoi que ce soit. Tout est exhaussé.

Nous pouvons bien « choisir de choisir », entretenir l’illusion que nous avons sacrifié notre vie amoureuse au profit de notre vie professionnelle. Tout cela est faux et ne fait que refléter notre orgueil d’ « humains volontaristes ». L’amour n’est pas un sentiment électif que l’un voue exclusivement à l’autre dans le cadre étroit d’une relation donnée. Il est pure émanation, pur don d’une personne inconnue (le général ne rencontrera jamais Babette, la cuisinière) qui « simplement » fait, au beau milieu d’une contrée triste et quasi désertique, un repas « magique ».

Il n’y a pas de sacrifice à faire pour atteindre la grâce, pour jouir du pardon de nos offenses, pour profiter de l’instant présent. On pourrait objecter que Babette a fait le sacrifice de la somme d’argent qu’elle avait gagné à la loterie mais la fin du film nous montre clairement que Babette n’a jamais considéré les choses sous cet angle. Elle n’aurait jamais profité de cette somme pour rentrer à  Paris car sa vie est maintenant ici, avec ces deux vieilles filles silencieuses, secrètes et bonnes, comme « tout le monde ». Nous n’avons pas les talents de Babette mais chacun de nous perçoit bien quand il prend le temps de faire un repas pour celles et ceux qu’il aime que nourrir est l’acte pur d’un « don » dont profite au premier chef celui qui donne, et c’est exactement cette intuition qui fait de toute nourriture offerte un « exhaussement », au sens le plus sacré du terme.


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