lundi 9 décembre 2013

"L'amour suppose-t-il le sacrifice?"- Quelques précisions sur le plan


En écoutant les questions de certains élèves de mes classes, il me semble nécessaire de clarifier le plan choisi dans les trois articles portant sur ce sujet. Il convient de rappeler que l'objectif des développements présents dans ce blog dans la rubrique "cours" est, d'une part, de présenter une version écrite de ce qui se dit pendant les cours du lycée et, d'autre part, de proposer simplement des "pistes" de travail (dont j'avoue qu'elles correspondent exactement à ce que j'écrirais en tant qu'élève) rendant compte de la complexité de la question.
(Partie 1) Dans un premier temps, nous pouvons insister sur tout ce que l'amour a de "déterminé", fatal, fusionnel. Il décrit exactement tout ce par quoi un sujet libre et responsable "perd pied" et se voit contraint de reconnaître la force d'une attirance qu'il ne maîtrise pas et qui le met au pied du mur. Montaigne ne peut pas nous expliquer pourquoi il aime La Boétie. Il évoque une "alchimie", un mélange d'autant plus étrange qu'il semblait les relier avant même qu'ils fassent connaissance. Le mythe de l'androgyne, tout en évoquant une réalité bien différente de l'amour propose l'image d'une unité première dont l'amour n'est jamais que la reconquête. Phèdre est la figure de cette partie 1 dans la mesure où elle suit le mouvement de cette passion jusqu'au bout, jusqu'au délire, quoi qu'il puisse lui en coûter (à elle autant qu'à Hippolyte). Il n'y a donc pas de place ici pour le sacrifice. L'amour "est". Point final. 

Mais en même temps, cet amour est aveugle, inhumain. Il est une force physique, une force de la Physique. Est-ce vraiment de l'amour d'ailleurs? 
 (Partie 2) - Pour qu'un amour soit humain, civilisé, il faut qu'il soit codé, "crypté", équivoque. La princesse de Clèves est la figure type de cette élégance, de ce style par lequel l'amour se vit en s'imposant à lui-même du renoncement. Le sacrifice n'est pas moins que l'abandon une façon d'être amoureuse mais il l'est même davantage dans la mesure où la princesse est  "une âme"suffisamment dévouée à l'amour qu'elle éprouve pour le duc de Nemours qu'elle lui sacrifie le corps. la chasteté est une sexualité détournée mais elle n'en est pas moins un certain style de sexualité. 
Le sacrifice ne serait-il pas exactement ce codage de la force attractive,par le biais duquel le désir devient de l'amour. Le texte de Paul Ricoeur défend totalement cette idée là: le propre de l'homme c'est justement de sacrifier ses besoins à l'affirmation de son statut de sujet, de "je", d'âme. Le philosophe Alain défend également cette idée selon laquelle le propre de l'homme c'est d'être une liberté, donc de ne pas simplement boire quand il a soif. J'ai soif,  donc je ne bois pas. Dans le rapport entre nos stimulations sensitives et leurs réponses, nous créons du jeu, du brouillage, c'est cela que nous pouvons appeler "crypter le code". Nous ritualisons ce que les animaux semblent vivre instinctivement, primitivement.
Emmanuel Lévinas approfondit encore cette idée en attirant notre attention sur le sacré du visage de l'autre homme. Celui-ci nous installe de fait dans une situation d'ouverture, de sujétion, de responsabilité (responsa: réponse). Nous devons tout à un visage quoi qu'il puisse nous en coûter. Il ne s'agit pas ici d'un sacrifice au sens  "rituel" du terme, d'une cérémonie à mettre en oeuvre, mais d'une donnée sacrificielle initiale du visage, de la réalité première de tout face à face. L'amour, au sens d'agape, c'est cette disponibilité à laquelle l'ouverture sacrificielle du visage nous convie mais on pourrait dire qu'elle fait bien plus que nous y convier: elle nous y "contraint doucement". Toutefois le sacrifice du visage tel que nous le décrit Lévinas définit une sacralité "humaine".

(Partie 3) Or, de récentes découvertes ont mis à jour l'efficience de processus d'auto-destruction dans les formes de vie les plus primitives. L'aptitude à se sacrifier pour la totalité d'un organisme explique, selon Jean-Claude Ameisen, la complexification de plusieurs organismes cellulaires. De même l'apoptose rend compte dans l'embryogenèse de la détermination sexuelle de l'embryon ainsi que du développement de la plupart de nos membres. C'est exactement comme si la capacité de nos cellules à se tuer sculptait de l'intérieur de la vie notre corps. Autrement dit, le sacrifice ne représente aucunement ce style, ce codage par le biais duquel nous humanisons le désir, il est lui-même à l'oeuvre dans ce travail continuel de codage, de cryptage et de décryptage par le biais duquel nos cellules s'échangent perpétuellement des signaux de mort et de vie. 
Si notre conscience parvenait à se hisser  à la hauteur de l'intelligence de nos cellules, nous réaliserions à quel point nous ne faisons que nous tuer à la tâche de vivre. Nous pouvons toujours nous dire qu'il faut nous sacrifier pour les autres ou pour telle ou telle cause, la vérité est que le sacrifice est toujours "avant". Quoi que nous fassions, nous le faisons nécessairement gratuitement, en pure perte.

C'est cette intelligence de la perte que l'héroïne de Lars Von Trier dans "Melancholia", Justine a parfaitement intégré. Il n'y a rien à sacrifier parce que tout est déjà sacrifié, parce que la fin du monde est l'aplomb juste de la réelle teneur gratuite et dispensatrice, généreuse de nos actes, d'où la seule attitude adéquate: la célébration. Nous ne faisons que donner de nous mêmes. Tout ce que nous "gardons" est "perdu".



dimanche 8 décembre 2013

"L'amour suppose-t-il le sacrifice?" - (3)



Si l’amour suppose le sacrifice, c’est parce qu’il faut nécessairement que ce soit notre âme qui soit émue, engagée, investie dans le mouvement qui la porte vers l’autre en tant qu’âme. Mais qu’y a-t-il exactement derrière ce terme ? Nous avons vu qu’il était possible de concevoir l’amour en terme de physique, de magnétisme, de purs phénomènes d’attraction et de répulsion au sein d’un champs de force. Mais, en même temps, cette vision de l’amour nous renvoie à un chaos, parce que rien ne s’y décide, rien ne s’y assume. Il existe bien dans tout amour authentique la manifestation de cette force brute et irrépressible mais la Princesse de Clèves nous montre bien comment la crypter, la coder, la rendre quantifiable et pudiquement contenue : par le sacrifice, le renoncement. Toutefois, les modalités de ce « codage » nous reste obscures. Les analyses d’Emmanuel Lévinas sur le visage nous permettent de comprendre à la fois en quoi consiste ce cryptage de la relation avec Autrui et peut-être aussi de donner un contenu bien réel à cette notion d’âme.

Mais Emmanuel Lévinas ne nous parle pas exclusivement d’amour car ce qu’il décrit du visage de l’autre vaut pour le visage de tout Autre. En même temps, C’est bien de l’efficience d’un lien valant entre les hommes dont il nous parle. Lorsque Lévinas évoque la relation érotique, il prend résolument parti contre l’amour fusion. L’attirance que nous éprouvons pour l’autre vient précisément de cette altérité. L’amour vient de la jouissance que nous éprouvons devant une inaccessibilité : le corps de l’autre est bien là mais ce que j’éprouve de lui c’est précisément que je ne le ferai jamais « mien » parce qu’il se refuse fondamentalement à toute appropriation. Il convient donc de bien comprendre à quel point le rapport au visage est l’expérience que nous faisons du sacré, de la valeur, du divin, du « non réductible » à soi mais il importe aussi de bien situer la relation amoureuse sur un fond qui est d’emblée éthique. Par conséquent, il n’est pas absurde de penser que Lévinas (aussi distincte que la pensée juive puisse être de la pensée grecque) tourne autour d’une forme d’amour qui se rapproche de l’Agape des grecs. Le visage de l’autre m’interdit de le tuer, nous allons voir pourquoi, mais dans cette exigence purement éthique, c’est aussi l’impossibilité d’être indifférent au sort d’autrui, d’avoir à répondre de lui, d’être, contrairement à Caïn, le « gardien » de notre frère dont il est ici question et il semble difficile de distinguer ces intuitions d’une forme de sagesse universelle de l’amour (agape), ou du moins d’une dimension sacrée de la personne humaine par le biais de laquelle l’amour d’autrui, le soin que nous avons de lui est un devoir, un commandement.

Nous sommes engagés par l’apparition d’un visage dans notre champ de vision, précisément parce que ce visage dépasse du cadre de notre champ de vision. Je peux voir son corps, sa silhouette comme des choses, son visage n’est pas visible. Il exprime. L’âme de l’autre personne ne réside aucunement dans son intériorité, elle décrit au contraire ce mouvement même de projection, d’émanation d’un sens irréductible à une chose, à une compréhension. Lorsque je prête attention à la couleur des yeux d’une personne, je regarde ces yeux comme des objets, je les enferme dans un travail de qualification. Mais précisément, nous ne prêtons quasiment jamais attention au visage de cette façon et même si je suis sensible à la beauté du maquillage d’un visage féminin, ce sera précisément dans la capacité de ce maquillage à rendre plus expressif ce visage, ce qu’il est naturellement de toute manière. Il y a donc dans l’apparition de tout visage un excès d’être du à sa capacité d’émettre sans fin du sens que rien ne saurait comprendre ni contenir. Il importe bien de saisir que Lévinas ne parle pas de ces codes par le biais desquels nous sourions à quelqu’un pour lui faire comprendre que nous l’aimons bien. Un sourire ne dit jamais simplement cela. Il évoque au contraire une efficience supérieure, sacrée, distincte de ce que nous voulons dire par nos expressions volontaires. Indépendamment de ce que nous voulons faire comprendre à l’autre par nos mimiques, il y a à la source de tout cela un fond de signifiance « donné, sacré, fondamental » qui dépasse totalement du cadre de notre volonté personnelle.

Le visage de l’autre est comme une écriture fluide, incessamment réécrite et suffisamment chiffrée pour que je ne puisse pas le déchiffrer. Je ne sais pas ce qu’il me dit, mais je sais qu’il me dit et c’est cela qui me « connecte », voire, si je suis amoureux qui me séduit et me trouble. Le visage est déchiffrable en droit mais impossible à déchiffrer en fait, comme les écrits d’une autre langue dont je sais bien qu’elle existe sans en avoir les premiers rudiments. De la même façon que le renoncement de la princesse de Clèves rend son amour pour le duc de Nemours tout aussi indiscutable que « stylisé », ambigu, équivoque et pudique, le cryptage du visage de l’autre sa capacité à envoyer des messages tout à la fois sensés et incompris m’impose la distance, la révérence, la responsabilité.

Avec Emmanuel Lévinas, nous dépassons complètement du cadre de la passion amoureuse que nous éprouvons pour « une » personne. Tout être humain a un visage et c’est pour cette raison que je lui dois tout, indépendamment de l’importance qu’il peut avoir dans mon existence, indépendamment de la question de savoir s’il me rendra la pareille. Tout visage est la partie la plus nue du corps d’autrui quand je lui fais face parce que les expressions qu’il envoie continument « sont » lui. C’est en tant qu’autre que nous le rencontrons et il n’est vraiment autre que par la grâce d’un visage tout à la fois offert et irréductible à toute tentative d’assimilation. On pourrait parler de la « nudité rayonnante » du visage, d’une « vulnérabilité toute puissante ». le visage d’un enfant qui dort vous place toute affaire cessante dans la situation d’être gardien, responsable de son sommeil, de la même façon qu’étrangement, le visage d’un mort nous « fige » dans une attitude de révérence. Nous retrouvons ici sans aucun doute l’intuition du numineux telle qu’elle nous était décrite par Rudolf Otto.
Nous avions décrit le passage de l’aventure galante à la relation amoureuse comme émergence d’une tonalité plus grave, plus essentielle, plus « sacrée ». Mais les thèses d’Emmanuel Lévinas nous permettent de comprendre qu’il n’est pas besoin d’attendre l’amour particulier, « électif », déclaré pour « un » être, car le rapport au sacré est d’emblée posé dans le face à face avec le visage de tout autre. C’est en ce sens qu’il n’est pas Eros mais Agape. S’il y a cet amour universellement sacré envers toute autre personne, si nous nous sentons responsable de la personne de l’autre, c’est parce que son visage me situe d’emblée et sans discussion dans une posture de dévouement sacrificiel :

« En ce sens je suis responsable d’autrui sans attendre la réciproque, dût-il m’en coûter la vie. La réciproque, c’est son affaire. C’est précisément dans la mesure où entre autrui et moi la relation n’est pas réciproque que je suis sujétion à autrui. Je suis « sujet » essentiellement en ce sens. C’est moi qui supporte tout. Vous connaissez cette phrase de Dostoïevski : « Nous sommes tous coupables de tout et de tous devant tous, et moi plus que les autres. » Non pas à cause de telle ou telle culpabilité effectivement mienne, à cause de fautes que j’aurai commises ; mais parce que je suis responsable d’une responsabilité totale, qui répond de tous les autres et de tout chez les autres, même de leur responsabilité. Le moi a toujours une responsabilité de plus que tous les autres. » (Ethique et Infini – E. Lévinas)
Le visage est sacrifice au sens étymologique du terme, il est ce qui « fait sacrement », ce qui rend sacré la rencontre avec le corps de tout autre. Bien sûr, nous banalisons et tirons parti égoïstement de nos relations avec les autres, mais en même temps leur visage nous installe dans une autre nature de relation au cœur de laquelle nous sommes « en charge » de l’autre, nous répondons de lui comme de nous-mêmes et c’est le sens plus profond et le plus originel de la notion même de responsabilité. Tout crime est crime contre le visage parce qu’il est crime contre le caractère sacré du lien qui nous connecte à  Autrui et il semble difficile de concevoir ce lien indépendamment d’un amour universel et sacré pour l’être humain. L’amour suppose bien le sacrifice, en ce sens, mais le sacrifice est toujours premier dans le fait de la rencontre parce qu’il est cette assomption du visage dans le quotidien comme une falaise plongeant verticalement dans la platitude de la mer. Le visage c’est cette verticalité pure et sacrée dans l’horizontalité de nos vies banales et sans histoire. C’est le temps toujours déjà venu du sacrifice dans des relations quotidiennes avec les autres que nous banalisons par des usages intéressés.

Toutefois les thèses d’Emmanuel Lévinas s’appuient sur ce présupposé d’un dévouement sacrificiel exclusivement humain réalisé par le face-à-face avec le visage de tout autre homme. Le sacrifice est dans la rencontre humaine parce que l’autre homme est « Autre » par son visage. Or, des travaux récents en biologie semblent confirmer de façon indiscutable que le sacrifice, loin de manifester le geste de désintéressement par le biais duquel se fonderait une valeur spécifiquement humaine, une morale universelle permettant aux hommes de s’unir sous l’effet d’un « sacré responsabilisant » est une des données les plus primitives et les plus anciennes du Vivant.
Dans un article récent, nous trouvons ainsi sous la plume de l’immunologue Jean-Claude Ameisen, l’affirmation de cette efficience sacrificielle au cœur même des bactéries actives sur terre depuis quatre milliards d’années :

« Aujourd’hui, nous savons que la capacité de s’autodétruire sculpte la complexité d’innombrables formes de sociétés invisibles à l’œil nu que bâtissent les êtres vivants les plus simples : non seulement les organismes eucaryotes unicellulaires, mais aussi les bactéries qui règnent probablement sur la Terre depuis environ quatre milliards d’années. Les myxobactéries, par exemple, sont capables, lorsque leur environnement devient défavorable, de s’assembler rapidement pour construire des corps multicellulaires qui peuvent prendre la forme de tout petits arbres. Le « tronc » et les « branches » rigides sont constitués de cellules qui se sont autodétruites. Au sommet, les « feuilles » ou « fruits » sont constitués de cellules qui se sont transformées en spores – l’équivalent de graines – résistantes, capables de survivre longtemps sans se nourrir, à l’abri, et qui redonneront, lorsque l’environnement sera redevenu favorable, naissance à une nouvelle colonie. Ainsi, l’autodestruction d’une partie de la collectivité permet à ces cellules ancestrales de voyager à travers le temps, et d’échapper à la destruction inéluctable de l’ensemble de la colonie. La capacité à s’autodétruire semble être profondément ancrée au cœur du vivant. Et si cette capacité a été un prix payé par le vivant à l’émergence de la complexité, la complexité dont il s’agit est peut-être tout simplement celle qui caractérise, aujourd’hui, la vie même. » (Le chant des sirènes et le chant d’Orphée – Jean-Claude Ameisen).

La notion même d’amour universel humain, d’Agape, c’est-à-dire de dévouement inconditionnel à tout autre être humain, en tant qu’humain en tant qu’il est doté d’un Visage semble ici confrontée à un obstacle de taille dans la mesure où l’émergence de cette responsabilité sacrificielle que Lévinas fait reposer sur le visage de l’autre homme apparaît, en réalité comme une des propriétés les plus agissantes des organismes vivants les plus anciens : les bactéries. Le sacrifice ne décrit pas une parenthèse humaine d’amour, de gratuité et de sacralité dans un univers « profane » d’éléments aveugles, de forces vitales et contraignantes. Le sacrifice est l’une des données fondamentales du Vivant. Rien ne vit sans se tuer et loin de décrire l’émergence spécifique d’une efficience humaine éthique dans l’existence, cette propension sacrificielle constitue le principe même de toute existence organique continue.
Dans cette perspective, il n’est plus possible d’affirmer que l’amour suppose le sacrifice, dans la mesure où le sacrifice, c’est ce qui, de toute façon, ne peut pas ne pas exister nécessairement « avant ». Il ne décrit  aucunement un rite organisé par une certaine catégorie de vivants par le biais duquel ils inaugureraient un certain registre de rapport amoureux, aimant, fondé sur le désintéressement et le dévouement. Il est ce que fait la vie dans la vie, ce qu’elle fait continument pour se « faire vie ». Le sacré, ce n’est pas le fruit d’une procédure qu’il nous reviendrait de mettre en œuvre, c’est ce qui indépendamment de l’homme fait qu’il y a vie, c’est ce que la vie fait pour être. Nous n’avons pas dans notre vie à nous réserver des moments ou des lieux dans les limites desquelles nous serions davantage confrontés à du sacré ou à du sacrifice que d’autres car c’est dans le fait même que nous existions qu’il y a déjà du sacrifice. « Être ou ne pas être » n’est pas du tout la question dans la mesure où nous ne sommes qu’en n’étant plus. Etre et, déjà, ne plus être : c’est la réponse.

Pour éprouver la vérité de cette dernière affirmation, il suffit à chacun de nous d’épuiser jusqu’à son plein épanouissement la notion de motivation de notre existence. Exister « pour » : je vis pour mes enfants, pour ma femme, pour Dieu, pour telle ou telle cause en laquelle je crois, pour gagner de l’argent, etc. Aussi loin que nous allions dans ce passage en revue de toutes les causes jugées suffisamment dignes pour que nous leur sacrifions notre existence, finira nécessairement par venir à l’esprit l’éclair de cette simple évidence : il nous serait impossible de nous sacrifier pour quelque chose ou pour quelqu’un si l’action de dépenser en pure perte, indépendamment de tout profit, de tout retour, n’était pas déjà, depuis toujours et pour toujours, active dans l’acte d’exister, en tant qu’acte d’exister. Nous ne pourrions pas orienter une action vers ceci ou cela si elle ne s’effectuait pas d’abord comme ouverture, disponibilité, dévouement, libération, perte. Nous pouvons déclarer à une personne, si nous aimons la mauvaise poésie, que « le feu de notre passion brûle pour elle » mais la vérité est que pour « brûler pour… », il faut d’abord « brûler tout court », et c’est exactement l’image qui convient le mieux à décrire  l’acte de dépense en pure perte de toute énergie vitale, qu’elle soit animale, humaine ou cellulaire.

Dans la pièce de Racine, Phèdre « se consume » et peut-être est-il tout à fait accessoire, second, qu’elle le fasse « pour » Hyppolite. Les processus cellulaires découverts récemment mettent à jour une infinité de rapports complexes par le biais desquels des exécuteurs et des protecteurs jouent continument dans de nombreux organismes des rôles d’accélérateurs ou de ralentisseurs d’une efficience auto-destructrice déjà présente et active en tout être vivant. Nous retrouvons ainsi, en un tout autre sens, la notion de code et de chiffrage. Le sacrifice, en tant qu’acte de dévouement exclusivement amoureux ou humain nous décrit, comme pour la Princesse de Clèves, un travail de cryptage, de stylisation, de « renoncement noble » parce que « codé », régulé, « posé sous serment », mais cette élégance et ce raffinement du sentiment amoureux décrit exactement ce que nous retrouvons dans le mouvement de complexification de l’évolution cellulaire des organismes : « Cette capacité d’autodestruction a été un prix payé par le vivant à l’émergence de la complexité , complexité dont il s’agit peut-être tout simplement de dire qu’elle caractérise aujourd’hui la vie même. » Jean-Claude Ameisen.
Aussi étrange que cela puisse sembler, quelque chose réunit les comportement amoureux de Phèdre et de la Princesse de Clèves : elles « assument » à leur manière un engouement, elles le vivent « vraiment », sans détours et sans duperie, sans mensonge à soi-même. Elles se « donnent à ce qu’elles vivent » et La princesse de Clèves ne défaille pas moins que Phèdre à l’amour qu’elle éprouve. Nous sommes tentés de dire qu’avec l’héroïne de Madame de Lafayette, « les apparences sont sauves », ce qui n’est pas nécessairement le cas pour Phèdre, mais la retraite dans un couvent n’est pas moins que le délire une certaine façon de donner prise à cette verticalité d’une vie simplement et purement vécue, lorsqu’aimer quelqu’un est pour nous l’occasion d’aimer, à travers lui le fait d’exister, le fait simple et enfin donné « qu’il y ait de l’existence ». C’est exactement cela l’amour : réaliser que nous nous consumons totalement, pleinement et exclusivement dans le fait d’exister. « Vivre nous brûle » et que nous situons dans les imageries romantiques les plus usées ou dans les découvertes les plus récentes des premiers organismes cellulaires, c’est exactement à cette libération d’énergie vitale en pure perte que nous sommes tenus de consentir et rien ne saurait définir une attitude plus appropriée que de s’offrir silencieusement à ce « feu de joie ».

Nous avons jusque là associer une héroïne avec chaque thèse défendue. Le personnage de femme (il n’est pas indifférent d’ailleurs que cela ne puisse être que des femmes) qui pourrait peut-être illustrer parfaitement l’affirmation d’une efficience fondamentalement sacrificielle de l’existence est Justine dans le film de Lars Von Trier « Melancholia ». Dans sa nuit de Noces, elle ne semble pas agir sous le clair d’un autre astre que celui de cette planète qui se rapproche dangereusement de la terre, elle détruit une à une toutes les fondations de cette institution, tous les ressorts de cet engagement par le biais duquel deux êtres entérinent le fait de la promesse réciproque. A son fiancé qui assiste impuissant à la destruction du lien censé justifier la cérémonie et qui lui fait remarquer que « les choses auraient pu se passer différemment. », elle répond : « C’est vrai mais qu’est-ce que tu espérais ? »
L’action de ce film passe ainsi peu à peu d’une célébration humaine à une dimension cosmique : la terre va disparaître, heurtée par la trajectoire de Melancholia, et même si les scientifiques réfutent la collision, Justine sait que cela va arriver car « elle voit les choses » et on réalise qu’elle les voit parce qu’elle a compris cette teneur sacrificielle d’une existence qui n’est vraiment vécue que lorsque elle l’est en pure perte. Il n’y a pas lieu de le déplorer, il n’y a là pas la marge de manœuvre qui permettrait de le faire. Il est vrai que Justine est dépressive, qu’elle n’a pas toujours l’énergie nécessaire à surmonter le rebord d’une baignoire pour s’immerger dans l’eau, mais c’est parce que la plupart de ces actes quotidiens sont encore trop porteurs d’une fausse espérance. Une fois la catastrophe imminente réalisée, elle sera la seule parmi les adultes à appréhender avec justesse et simplicité la « fin ». Ce film est à peine une fiction : nous mourrons de vivre chaque instant, « nous » n’y survivrons pas. Que nous y consacrions consciemment nos efforts à faire telle ou telle chose ne saurait se concevoir que de façon secondaire et inutile au regard d’une consécration fondamentalement primitive, exhaustive et pleine : exister est un phénomène aussi subtil, cellulairement chiffré que miraculeux. Il se pourrait bien que cette intelligence du sacré que Lévinas fonde dans l’émergence de la relation sacrificielle au visage de l’Autre soit en réalité la simple réalisation par l’être humain de ce fond d’intelligence autodestructrice de nos cellules.
L’amour ne suppose donc aucunement le sacrifice. Il n’y a rien à rendre sacré parce que tout l’est déjà : le fait que tout « soit », c’est cela le sacré et nous rejoignons là l’une des plus profondes intuitions de Stoïcisme. Ici comme ailleurs l’homme en « rajoute » inutilement en s’inventant un tâche, un travail, une charge, une responsabilité, un amour à construire sur ce qui de fait consiste déjà en tout ceci. Le sacrifice est impliqué dans l’amour, intriqué dans sa texture comme en celle de toute existence présente. Contrairement à ce qu’écrit Charles du Bos : « L’important c’est de sacrifier ce que l’on est au profit de ce que l’on peut devenir. », nous n’avons pas du tout à nous sacrifier aujourd’hui pour devenir nous mêmes demain car nous ne consistons réellement que dans ce que nous sacrifions au fait d’exister. Nous ne marcherions pas sans tomber et ne respirerions pas sans « manquer d’air ». L'existence, c'est le sacre et c'est exactement en ce sens qu'il faut entendre l'art. La poésie, telle que Rilke la pratique et nous la décrit, c'est exactement l'annulation d'un sacrifice sous-entendu au profit d'une oeuvre de pure célébration. L'amour ne suppose pas le sacrifice parce que toute existence est déjà sacrement:
"Ô, dis-moi poète ce que tu fais. – Je célèbre.
Mais le mortel et le monstrueux,
comment l’endures-tu, l’accueilles-tu ? – Je célèbre.
Mais le sans nom, l’anonyme,
comment, poète, l’invoques-tu cependant ? – Je célèbre.
Où prends-tu le droit d’être vrai
dans tout costume, sous tout masque ? – Je célèbre.
Et comment le silence te connaît-il et la fureur,
ainsi que l’étoile et la tempête ? – Parce que je célèbre."

samedi 7 décembre 2013

"Tout a-t-il un prix?"





Il nous arrive à tous au spectacle de la richesse de certains hommes d’affaires ou de personnes célèbres d’envier le montant de leur salaire mensuel ou de leur compte en banque, pour peu que l’on soit informé de leur montant. Si nous nous laisser fasciner par le chiffre atteint, c’est parce qu’évidemment nous nous faisons alors une certaine idée du pouvoir qui découle de la possession d’une telle fortune. Ce pouvoir a-t-il des limites ? Non, si nous pensons qu’il n’est absolument rien en ce monde qui ne puisse s’acheter. Tel business man reconnu fait la une des journaux avec à son bras une superbe femme accusant vingt ans de moins. L’amour est peut-être aveugle mais il faudrait être un peu naïf pour penser que la sécurité et le niveau de vie qu’un tel homme peut assurer à celle qui partage sa vie ne comptent pour rien dans cet « amour déclaré ».
Il est une règle dont la plupart d’entre nous pensons qu’elle s’applique à chaque instant de notre vie, celle au regard de laquelle il nous est impossible d’atteindre un objectif sans y « travailler ». Il nous semble logique de ne pas jouir de tel ou tel avantage si nous ne mettons tout ce que nous pouvons en œuvre pour en bénéficier. Rien n’est gratuit, tout a donc un prix : celui de la peine que nous sommes prêts à nous imposer pour atteindre le but fixé. Il est « normal » que nos efforts « payent », parce qu’autrement nous existerions dans un milieu absurde et injuste dans lequel les joies et les malheurs seraient distribués à l’aveugle, indépendamment de nos mérites.

Pourtant nous avons tous, espérons-le du moins, fait d’abord l’expérience d’un don, d’une gratification première que nous n’avons pas le moins du monde « mérité », c’est l’amour que nous ont porté nos parents quand nous sommes nés et avons été élevés par eux. De la même façon, nous avons souvent du mal à comprendre l’affection qu’une personne nous porte lorsque elle est amoureuse de nous car nous ne réalisons pas qu’elle n’est liée, si elle est authentique, à aucun de nos mérites. Il est des personnes suffisamment riches pour jouir de la proximité de partenaires intéressés mais ce n’est pas d’amour dont il est question (on pourrait plutôt parler, au sens littéral du terme, de « commerce amoureux»).
Ce qui est donc troublant, c’est qu’il nous semble tout à fait moral de considérer le mérite comme le seul véritable critère de rétribution de nos satisfactions (il est donc bon que tout ait un prix) mais qu’en même temps, nous percevons la nécessaire gratuité morale des sentiments : il est des choses qui n’ont pas de prix et ne saurait s’acheter, comme l’amour (il est bon que tout n’ait pas de prix). Quel est donc le principe qui régule notre vie ? Est-ce celui du mérite et de l’effort en vertu duquel toute peine mérite salaire ou celui de la gratuité et du don par le biais duquel il convient simplement de « donner » pour « donner », sans attendre de récompense ? On se rend aisément compte de cette ambiguité lorsque l’on compare ces deux maximes extraites du sens commun qui défendent deux points de vue totalement opposés tout en pouvant pourtant être prononcés par la même personne : « dans la vie, on n’a rien sans rien » et « l’amour d’un enfant, ça n’a pas de prix. »
Affirmer que tout a un prix revient à soutenir que tout a une valeur mais il y a une différence entre la valeur marchande et la valeur sentimentale d’un objet. Lorsque nous évoquons cette dernière, nous suggérons que cette chose compte beaucoup pour nous sans en préciser le prix, ou plus exactement en sous entendant que cette valeur est « hors de prix ». Entre moi et l’objet se sont tissés des rapports affectifs, tenant à la fois de la mémoire de certains instants vécus et du potentiel affectif de la personne qui possédait cet objet ou dont l’existence se trouve liée à lui. Les deux sens du mot valeur s’oppose donc : c’est parce qu’il a une valeur sentimentale qu’il se situe en marge de toute valeur marchande. Il est inéchangeable : ce qui fait son prix, c’est qu’il n’a pas de prix. Mais que voulons-nous signifier exactement par cette formule ?

Lorsque nous sommes embauchés par un employeur qui nous donne un salaire en échange de notre travail, nous acceptons finalement une étrange tractation : je te donne des heures de ma peine ou de mon implication dans une tâche et en échange tu me donnes de l’argent, c’est-à-dire un certain comptant de monnaie d’échange (l’argent n’est rien de concret : il est le moyen de les acheter, cela veut dire qu’il est une unité de mesure abstraite à l’échelle de laquelle la valeur de mon travail va être fixée). Autrement dit, nous échangeons la libération physique d’une énergie bien réelle contre un certain chiffre d’unités qui me garantit l’acquisition de différentes marchandises, lesquelles restent possibles.  Nous acceptons donc trois choses : 1) la comptabilisation de nos heures de travail 2) le principe d’équivalence entre du réel (ma présence à l’usine ou au bureau, et la libération de notre force de travail) et du « possible » (tout ce que je pourrai faire avec l’argent de mon salaire) 3) le principe d’interchangeabilité entre des heures d’existence et des unités monétaires. Aucun de ces principes qui sont à la base de tout travail salarié n’est tout à fait évident, c’est le moins que l’on puisse dire.
 Nous créons de toutes pièces cette idée de la valeur marchande « ajoutée » à un donné qui, lui, n’est pas monnayable et que l’on pourrait appeler « notre présence sur terre ». C’est exactement comme si nous voulions nous dérober à la pesanteur insoutenable, inexplicable et non négociable du « fait » de notre existence en y insinuant la rationalité d’un rapport de moyens à un objectif (si tu veux manger, il faut travailler), l’échange entre l’énergie dépensée et une rétribution, le principe d’abstraction à l’égard de la réalité « vécue » (ce que tu fais n’est pas vraiment ce que tu fais mais ce que tu gagnes en le faisant).
Dans le film des frères Dardenne, « l’enfant », Bruno incarne exactement « l’homme des échanges », le petit débrouillard de l’existence, qui n’assigne aux choses, aux êtres, aux instants qu’une valeur marchande. On pourrait affirmer que lui et Sonia vivent une existence difficile, précaire mais en même temps, cette description raterait totalement la dimension légère, ludique de la vie qu’ils mènent. Le mot d’ordre de ces actions est le jeu, « il y a du jeu », dans tous les sens du terme : divertissement et marge de manœuvre. La règle absolue est de ne s’attacher à rien, de « surfer » sur le trafic, sur cette marge de manœuvre continuelle que la valeur échangeable des biens nous permet d’installer entre nous et ce fait « donné », écrasant d’une existence incompréhensible. Il n’est affaire pour lui que de se garder de tout ce qui pourrait approfondir notre rapport à notre existence comme, par exemple, le travail (le travail que nous exerçons dit nécessairement quelque chose de notre implication dans la vie, de notre énergie vitale) Bruno est peut-être l’une des figures les plus à même de nous faire comprendre la pensée de Pascal. Il est l’homme du divertissement :

« On charge les hommes, dès l’enfance, du soin de leur honneur, de leur bien, de leurs amis, et encore du bien et de l’honneur de leurs amis. On les accable d’affaires, de l’apprentissage des langues et d’exercices, et on leur fait entendre qu’ils ne sauraient être heureux sans que leur santé, leur honneur, leur fortune et celle de leurs amis soient en bon état, et qu’une seule chose qui manque les rendrait malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. - Voilà, direz-vous, une étrange manière de les rendre heureux ! Que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? – Comment ! Ce qu’on pourrait faire ? Il ne faudrait que leur ôter tous ces soins ; car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu’ils sont, d’où ils viennent, où ils vont ; et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner. Et c’est pourquoi, après leur avoir tant préparé d’affaires, s’ils ont quelque temps de relâche, on leur conseille de l’employer à se divertir, à jouer, et à s’occuper toujours tout entiers. »
Bien sur, Bruno ne se préoccupe aucunement d’avoir un statut social, mais il s’est donné un mode de vie paradoxalement facile dans lequel il n’est question que de trafiquer, négocier, troquer, décharger sa vie de toute référence au « sacré », de tout affect par le biais duquel nous éprouvons l’évidence d’un ancrage à un autre être, à une activité, à soi-même. Mais il aime Sonia, et Sonia, elle, est « impliquée » dans un autre rapport à l’existence, du fait de sa maternité (cela ne signifie aucunement que les femmes en tant que mères potentielles seraient nécessairement intéressées à l’existence autrement, cela n’est aucunement une détermination sexuelle (en l’occurrence sexiste) – Il ne tiendrait qu’à Bruno de comprendre la dimension de la paternité (redoubler le caractère incompréhensible de son existence par la venue toute aussi incompréhensible d’une autre existence. Etrangement donner naissance à un enfant ne perce aucunement le mystère de notre « présence au monde » mais nous ancre en lui, comme si l’on comprenait « mieux » que l’on ne comprend rien, comme si l’on se faisait peu à peu à l’absurdité miraculeuse du « fait d’être là »))

Bruno est l’homme pour qui tout ayant un prix, rien n’a de valeur et le montant de toute chose lui permet de « vivoter », de n’avoir pas plus d’épaisseur que ces biens qui ne font que « transiter » par lui. Il est la créature du libre échange par excellence, celui qui spécule sur la possession des objets et des êtres. Il ne tient pas à ce qu’il a mais en même temps il ne « tient » qu’à l’incessante valeur transactionnelle de ce qu’il a. Il est celui qui, à force de s’en tenir au « possible » s’exclue de ce qui est présent. Il faudrait que chacun de nous s’interroge vraiment sur ce qu’il éprouve lorsqu’il voit la scène de la « vente ». Quelle est exactement la nature de cette « fibre » qui se sent salie, niée, piétinée ? Quelque chose de cette transaction est une profanation, mais en un sens qui unit et confond toutes les confessions religieuses. Que l’on soit musulman, chrétien, juif, cet acte est inacceptable, mais que l’on réfléchisse un tant soit peu à la procédure légale d’adoption (au rôle que joue le niveau de vie des couples « demandeurs ») et nous nous rendrons compte que cet inacceptable est, en grande partie, « accepté », même si bien évidemment, le climat affectif du couple et sa « solidité » entre aussi en jeu).
Ce que Bruno ne saisit pas (ou fait semblant de ne pas saisir), c’est la dimension gratuite, non monnayable de certaines situations existentielles comme la paternité génétique. Avoir un enfant, ça n’a pas de prix et pas du tout parce que « c’est beau », « irremplaçable », ou « magnifique » comme expérience, mais parce que c’est incompréhensible, et que cela prolonge la nature profondément énigmatique d’une vie dont nous ignorons le pourquoi. Cela n’est ni rationnel ni raisonnable et nous fait donc rentrer de plain pied avec l’inconnaissable d’une vie dont nous réalisons ainsi le fond imprédictible, improgrammable. Avoir un enfant, c’est donner son aval à la libération d’une puissance qui nous échappe totalement. Quand nous donnons un prix à une chose, nous lui assignons le présupposé de son accessibilité, nous évaluons et monnayons l’acte de sa propriété, comme si, de ce fait, il était déjà un petit peu plus clair qu’elle existe. L’homme ne sait pas pourquoi il y a du sable, des pierres ou des arbres, mais il achète des parpaings, du ciment, des planches, et fait varier les prix, éludant ainsi la nature incompréhensible, miraculeuse de ces éléments. Il est le petit malin de l’existence qui a tout compris de tout dés lors qu’il peut évaluer, monnayer et spéculer sur la présence de tous ces phénomènes auxquels il ne comprend en réalité strictement rien.

 Les grands financiers, les traders et les golden boys ont, comme la récente crise des subprimes l’a prouvé, le sort d’une grande quantité de gens entre leurs mains. Ils ont tout compris de ce que spéculer signifie, autant  dire qu’ils n’ont rien compris de ce que vivre « est ». Il est un risque inhérent à toute existence réellement vécue qu’ils ne prennent pas, exactement comme Bruno, qui saisit bien que quelque chose de Jimmy l’engage, l’ancre dans un sol existentiel profond, réel, «  boueux », imprévisible et opaque.
C’est cette « lâcheté » qui nous fait horreur, de la même façon que, contrairement à ce qu’affirme Elisabeth Badinter, quelque chose nous interpelle dans ce mouvement par le biais duquel une personne se perçoit comme « hôtesse de plaisir » et conclue l’acte de vente de son corps pour un instant donné. Ce n’est pas la morale ni une question de bienséance ou de « bonnes mœurs », c’est plutôt le caractère suspect de cette facilité avec laquelle on élude ainsi l’opacité de ce phénomène « d’être un corps », et non simplement de l’avoir. Si « j’avais » mon corps, je pourrai en effet le mettre en vente, mais « je le suis », et dés lors l’impossibilité dans laquelle je me trouve de le prêter ou de le vendre s’impose à partir de ce fait donné qu’est l’expérience incommensurable d’être un corps. 

Que je sois un corps, c’est totalement moi et en même temps cela dépasse complètement le moi (comment pourrais-je le mettre en vente ?). Si certaines personnes donnent un prix au fait d’avoir un corps et de le prêter à quelqu’un d’autre comme instrument de plaisir, c’est nécessairement pour dissimuler autant qu’ils le peuvent l’aventure d’en être un (« On ne sait pas ce que peut un corps » - Spinoza). Réfléchissons un tant soit peu notamment à ce que c’est qu’ « être son cerveau » et nous percevrons clairement à quel point la prostitution caractérise l’acte de vente d’une « efficience neuronale incommensurable » qui ne peut d’aucune façon être l’objet d’une vente quelconque dans la mesure où le propre de tout objet commercialisable est d’avoir une fonction assignable et limitée.
« Qu’il y ait du sacré » n’est qu’une autre façon de dire qu’il y a de l’inconnaissable, et avoir un enfant fait partie de cette incompréhensibilité de la vie. Mais la question qui se pose maintenant est celle de savoir si cette perception du sacré implique qu’ « il y ait de la valeur ». Nous avons vu à quel point l’attitude de Bruno reposait sur cette idée selon laquelle tout a un prix parce que rien n’a de valeur. Mais faut-il en déduire que « tout » ait une « valeur », et si oui laquelle ? (Il importe ici de prendre le sujet avec précision : il ne nous est pas demandé si tout a « du » prix mais si tout a « un » prix – Serait-il possible d’envisager la possibilité que les hommes aient inventé cette notion de prix et de valeur pour « s’occuper », pour rendre accessible et moins opaque le mystère de l’existence : nous ne cessons pas de discuter des questions de prix pour nous dissimuler à nous-mêmes que vivre nous est « donné » et qu’à ce titre tout a du prix mais dans l’exacte mesure où il nous est précisément impossible de lui assigner un. Si tout est sacré, tout n’a pas « un » prix, mais tout est précieux. Le fait que nous ne vivions pas  les instants de notre existence avec la même intensité affective implique-t-il que certaines expériences n’aient pas le même prix que d’autres ?)

Finalement le propre d’un prix est d’être « fixé »et même s’il est l’objet de fluctuations en fonction des mouvements du marché et des « conjonctures » économiques, le prix d’un bien qui est mis en vente est le même à un moment donné pour tous les acheteurs. C’est bien à cette notion de « principe d’équivalence » que nous sommes alors confrontés. Mais si nous percevons bien pourquoi il est absolument nécessaire en vue de créer un système d’échanges de marchandises de déterminer en son sein le « prix » de chaque bien, le problème consiste à se demander si nous ne négligerions pas dans cette préoccupation les modulations de la teneur affective de chaque instant. Ne déterminerions-nous pas le prix de chaque chose pour dissimuler l’impossibilité de fixer le « chiffre » de chaque « affect » (un « affect » est une impression - le pire étant que le premier (le prix du bien) tente maladroitement de donner idée du second (l’intensité de l’affect)) ? Si nous y réfléchissons, c’est bien là ce qui nous terrifie dans le comportement de Bruno: cette insouciance qui « surfe » sur la valeur d’échange de chaque chose, voire de chaque être pour se détacher autant qu’il le peut de la teneur affective de l’existence. Il fuit toute possibilité d’ancrage à un travail, à son enfant, à la vie même – C’est l’amour qu’il éprouve pour Sonia qui finira par lui faire un tant soit peu réaliser tout ce que son geste induit de « profanation ».

Ce rapport entre le prix d’un bien et le chiffrage d’un affect est fondamental et lorsque nous réfléchissons, nous réalisons que c’est bien ce rapport qui se trouve impliqué dans le cadeau que nous offrons à quelqu’un : nous essayons de lui dire à quel point il compte pour nous en lui offrant un bien dont le prix n’est dissimulé qu’au profit du message d’affection dans lequel il consiste véritablement. Une amitié, un amour n’ont pas de prix mais peut-être ne pourraient-ils pas durer si le cadeau ou le geste que l’on fait pour la personne que l’on aime ne lui donnait pas une certaine idée du comptant de valeur affective que l’on éprouve pour elle. Le fait qu’il soit impossible d’évoquer ces témoignages d’affection sans utiliser des termes qui sont extraits du registre lexical de la finance doit ici éveiller notre attention. Une personne aimée « compte » beaucoup pour nous, mais « de combien » ? Le geste de Bruno nous dégoûte mais il n’est pas tout à fait exclu que bon nombre d’hommes deviennent pères pour faire plaisir à leur épouse qui « voulait » un enfant (ou inversement : la femme pour satisfaire le désir paternel de l’époux) et la question se pose alors de savoir dans quelle mesure l’enfant n’est pas perçu comme un « bien » avec lequel le mari « achète » l’affection de sa femme.
Nous réalisons ainsi qu’il ne suffit pas de nous élever au niveau de la valeur affective de la vie, en condamnant (peut-être un peu trop facilement) l’attitude de Bruno pour en finir avec cette idée selon laquelle « tout s’achète ». Ce n’est pas parce que le montant du cadeau est dissimulé qu’il n’est pas souterrainement actif, en donnant idée du sacrifice que nous avons fait. Nous pourrions dire de tout cadeau qu’il est effectivement gratuit mais il se trouve que cette gratuité a un prix et « qu’on n’a rien sans rien ». Nous estimons « normal » d’entretenir les sentiments d’une personne à notre égard par l’entremise de ces « gratuités payantes » que nous appelons des cadeaux.

Cette « normalité » pose problème, comme toute « normalité » : elle nous place directement en face de la notion de récompense et de sacrifice. Nous jugeons « normal » d’être aimé d’une personne à la juste proportion de ce que nous sommes capables de faire gratuitement pour elle, par quoi justement cette gratuité n’en est pas une. Il existe au cœur de toute normalité une efficience profonde, logée au plus profond de notre être, descriptible dans les termes d’une exigence fondamentale de compensation, de « ratio » : ration, raison, et origine du terme de « rationalité ». C’est peut-être de ce souci prégnant de « la juste proportion » qu’il convient de se détacher si nous voulons enfin nous extraire de tout ce que cette notion de prix » a de nauséabond. Chacun de nous est davantage Bruno qu’il ne le pense, car son attitude est effroyablement « normale ». Elle ne fait que pousser à ses extrémités le principe même du libre-échange : nous mesurons ce que nous sommes à la hauteur de ce que nous « avons », tout ce que l’on « a » peut s’échanger, « j’ai » un enfant donc…Le problème se pose dés lors que l’on réalise que l’on « est » son enfant, ou du moins, que notre enfant se situe, si l’on peut dire, dans l’une des ondes de choc du fait que nous existions. Il est « normal » que nous ayons un enfant, mais il est totalement faux que nous « l’ayons », car la vérité est qu’il est extraordinaire que nous en devenions un (ce qui est pourtant l’évidence de toute naissance), que nous existions à tout jamais dans l’efficience de ce lien génétique par le biais duquel « exister » se décline continument en tous les êtres, en tous les lieux, en tous les temps.

Bruno sait bien que Sonia prendra mal son acte mais il ne réalise pas « jusqu’à quel point », et quand il lui met sous les yeux la liasse des billets, il pense qu’elle se paiera de la douleur de la perte par la jouissance du profit, parce qu’ils ont plus ou moins toujours vécu « comme ça ». Il ne semble pas saisir tout ce que cette liasse a d’impossible, d’inconcevable, d’insultant, et il serait totalement faux de mettre cette incompréhension sur le compte de la délinquance de Bruno, sur le fait qu’il vit sur la base du fonctionnement d’un marché noir « parallèle », illégal, car toute personne souscrivant légalement une assurance-vie mise, exactement comme Bruno, sur la capacité de ses proches à convertir son existence en une liasse de billets. Tout a donc un prix lorsque vivre nous fait trop peur pour que nous résistions à la tentation d’en banaliser l’expérience par le trafic. C’est en cela que Bruno va au bout de la normalité de notre quotidien de trafiquant : « Combien tu me donnes pour tant d’heures de travail, pour tant de moments passés avec toi, pour cet enfant que je t’ai « donné ». Combien de reconnaissance, de comptant de dette affective pour ce cadeau de Noël, etc. »
 Sonia va souffrir mais elle compensera sa perte, pense Bruno. Mais voilà que brutalement, la valeur d’échange n’a plus cours, qu’elle n’accepte plus la cigarette qu’il lui tend, qu’elle le fixe incrédule à partir d’un état d’âme qui n’est aucunement une indignation morale mais une impossibilité existentielle, physique, génétique : on ne peut pas « cadrer les choses » à ce point : « il ira dans une famille où il y a de l’argent », tant d’argent, tant d’enfants. Enfanter serait alors une question de « moyens » d’existence ? Non, c’est d’abord et seulement une puissance physique, génétique et quels que soient les subterfuges d’une société fondée sur le libre échange pour faire rentrer cette puissance dans une normalité économique, quelque chose de l’efficience énigmatique de la filiation demeure « là », incompréhensible et génial, dans tous les sens du terme (génial vient du latin « gens », generis : généreux, génital).

Il importe de remplacer le rapport que nous avons tendance à instituer entre la demande perpétuelle et faussement instinctive de compensation et la normalité. Il n’est pas « normal » de demander une compensation, il existe une efficience compensatrice qui crée une normalité. Si nous voulons trouver l’origine de cette efficience, nous sommes renvoyés (une nouvelle fois) à ce que les neurobiologistes ont appelé le système de récompense (septum, noyau accumbens, aire tegmentale ventrale, cortex préfrontal), à savoir cette configuration active dans le cerveau de nombreux mammifères dont il a scientifiquement été prouvé qu’elle était à l’origine de tous nos processus d’addiction. Le rat qui peut auto stimuler cette zone de son cerveau activera « la manette » jusqu’à six cents fois par heure, au détriment de la satisfaction de tous ces besoins vitaux. Il existe donc chez ces mammifères un principe d’association qui nous rend capables de relier un geste, un effort, un mouvement à sa rétribution en terme de plaisir ou de douleur. On ne voit pas comment l’idée de donner à chaque chose le prix qu’elle coûte pourrait naître d’une autre efficience biologique que celle-ci.
Mais en même temps, chacun de nous réalise tout ce qui, de ce pli neuronal, est de nature à faire de nous des automates, des individus dépendants du pouvoir des stimulations. Or, avant d’être associé à son correspondant, l’affect « est », s’effectue. Il est des affects qui nous installent, du fait de leur profondeur, de leur épaisseur auto-suffisante, de leur simplicité organique, dans un « fond d’existence » juste, parce que « juste là ». C’est ce que nous pourrions appeler le fait d’être présent au présent, de jouir du présent comme d’un cadeau. Sonia n’attend rien du fait d’avoir un enfant. « C’est comme ça ». L’amour, la filiation, le sentiment prégnant d’être mortel sont sans aucun doute des affects dont la puissance nous soustrait à l’efficace du système de récompense. C’est à partir d’eux que nous pouvons répondre que rien n’a de prix parce que rien n’est monnayable ni compréhensible.

L’idée persistante selon laquelle tout a un prix n’est que la stratégie de diversion que nous mettons au point pour nous empêcher de percevoir l’évidence d’une existence d’autant plus précieuse qu’elle est incompréhensible. Rien ne nous est dû et pourtant tout nous est donné. Tout est là, tout le temps, et il n’existe nulle part de vie plus enviable que la mienne parce que « je suis la vie que je vis » et que chaque instant vécu est l’absolu de tout ce qu’il peut être. Nous nous sommes inventés le principe payant de l’alternative : « je vis ceci mais je pourrai aussi vivre cela » pour tenter de nous distraire de la pesanteur de cette existence qui est pourtant la seule vraie et la seule féconde (ne serait-ce que parce que c’est la seule présente). Les petits débrouillards de Wall Street peuvent autant qu’ils le souhaitent provoquer toutes les crises boursières imaginables, ils ne sauraient hausser leur intensité d’existence à cette absolue gratuité qu’est la reconnaissance interrogative de l’énigme existentielle dans laquelle nous errons. Chacun de nous n’a que deux options : celle du trafic ou du raffinement de l'existence. Raffiner une substance revient à en extraire l’essence, à en raréfier la nature jusqu’à parvenir à sa fibre la plus subtile. Plus nous concentrons notre attention sur le simple fait de vivre, plus nous vivons « vraiment », à l’écart des tentatives de détournement du système du récompense. Cela ne nous impose qu’une seule chose : refuser de nous conduire comme Bruno en éprouvant au jour le jour la vérité de cette affirmation de Wittgenstein : « il est incompréhensible que le monde existe. »