vendredi 6 décembre 2013

"L'amour suppose-t-il le sacrifice?" - (2)



Ce que nous gagnons à aimer se mesure-t-il à l’aune de ce que nous y perdons étant entendu qu’il faudrait nécessairement que nous y perdions quelque chose ? Le problème ici se situe précisément dans le fait que l’amour a priori nous place de plain-pied dans une dimension totalement extérieure et incompatible avec les notions de gain ou de perte puisque nous n’y sommes plus en prise avec le calcul de nos intérêts et de nos déficits. Mais en même temps, ce désintéressement donne idée de ce qu’il est par l’empreinte qu’il laisse de sa destruction, par la trace de ce qu’il perd. Il ne veut pas être remboursé mais il veut être reconnu dans et par ce renoncement au remboursement et, sous cet angle, il y gagne quand même quelque chose. Le sacrifice est toujours celui d’une belle âme qui a renoncé, en partie, aux plaisirs du corps, voire qui a fait le choix de l’extinction du corps. S’il y a « amour », c’est que l’on n’est pas seulement intéressé « physiquement » à l’existence de l’être aimé. Le sacrifice permet précisément à l’amoureux de se faire reconnaître de l’aimée non plus en tant que corps, appétit, mais en tant qu’âme désintéressée, noble. Mais toute la question est de savoir si dans ce « surlignement » de l’âme par le sacrifice du corps, dans cette affirmation « surérogatoire » de soi par le sacrifice, ne se cacherait pas encore une logique sournoise et supérieure de l’intérêt.
David Gale, dans le film d’Alan Parker, se sacrifie à la cause de l’abolition, mais il sait, au fur et à mesure que se succèdent ces évènements que nous interprétons à tort comme une descente aux enfers qu’il est en train de « gagner ». Plus il perd et plus il gagne parce qu’il est difficile d’imaginer un engagement plus total que celui de mourir, de son plein gré, pour que la justice cesse de s’accorder le droit absurde de tuer. Plus nous pensons qu’il perd la maîtrise de sa vie, plus il la raffermit. Son engagement ne peut pas nous apparaître autrement que comme celui d’une volonté pure. Son acte ne peut pas revêtir une portée symbolique plus haute. C’est parce qu’il l’a fait « de son plein gré » que la cause de l’abolition y gagne ce surcroît de justesse aux yeux de la Justice.
Que l’amour suppose le sacrifice signifierait donc qu’il serait impossible de le concevoir indépendamment du mouvement même de cette symbolique, de cette désincarnation du corps au profit de l’âme. Tout amour manifeste bien, en effet, un comportement « marginal », qui ne suit pas la logique habituelle de nos actions : mettre en œuvre des moyens en vue de retirer les bénéfices de l’objectif ainsi atteint, mais toute la question est de savoir si cet écart de l’amour vis-à-vis de l’intérêt considéré comme moteur de nos actions vient de ce qu’il se situe « au-dessus » comme tend à nous le prouver David Gale, celui d’un engagement total de notre pure volonté, ou bien « en-dessous », comme une nécessité.   

Tout amour authentique, en effet, suppose un effacement du moi mais il s’agit de comprendre dans quelle mesure cet effacement, ce désintéressement de l’ego au profit de l’autre personne ou de l’union que l’on forme avec elle se fait gratuitement, intégralement ou, au contraire, dans le feu d’un mouvement « signifiant », héroïque, peut-être aussi un peu « mélodramatique ». Lorsque Montaigne évoque l’affection qui l’unissait à Etienne de la Boétie, il insiste beaucoup sur ce que l’on pourrait appeler une « fusion des âmes ». La célèbre réponse qu’il adresse à la question de leur amour : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi » serait peut-être à prolonger en ces termes : « et qu’unis « nous » n’étions ni l’un ni l’autre. Montaigne évoque une affection « faite », inexplicable et étrangement donnée, posée sans préalable ni explication plausible : « Ce n'est pas une spéciale considération, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille : c'est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange, qui ayant saisi toute ma volonté, l'amena se plonger et se perdre dans la sienne ; qui, ayant saisi toute sa volonté, l'amena se plonger et se perdre en la mienne, d'une faim, d'une concurrence pareille. Je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous fût propre, ni qui fût ou sien, ou mien. »
Nous retrouvons ici une certaine forme de cet amour fusion décrit par Aristophane dans « le Banquet «  de Platon. Les androgynes étaient les premiers hommes :
« Ils avaient, je l'ai dit, une forme sphérique, et se déplaçaient circulairement, de par leur origine; de là aussi venaient leur force terrible et leur vigueur. Ayant alors conçu de superbes pensées, ils entreprirent de monter jusqu'au ciel pour attaquer les divins. Alors Zeus et les autres dieux délibérèrent sur le châtiment à leur infliger, et ils ne savaient que faire : pas moyen de les tuer, comme pour les géants, de les foudroyer et d'anéantir leur race - ce serait supprimer les honneurs et le culte que leur rendent les hommes - ni de tolérer leur insolence.


Après une pénible méditation, Jupiter donc enfin son avis: " Je crois qu'il y a un moyen pour qu'il reste des hommes et que pourtant, devenus moins forts, ceux-ci soient délivrés de leur démesure; je m'en vais couper chacun en deux, ils deviendront plus faibles, et, du même coup, leur nombre étant grossi, ils nous seront plus utiles; deux membres leur suffiront pour marcher; et s'ils nous semblent récidiver dans l'impudence, je les couperai encore en deux, de telle sorte qu'il leur faudra avancer à cloche-pied. " Sitôt dit, sitôt fait : Zeus coupa les hommes en deux, comme on coupe la pomme pour la faire sécher, ou l'oeuf dur avec un cheveu. Chacun ainsi divisé, il prescrivit à Apollon de lui tourner le visage, et sa moitié de cou du côté de la coupure, afin qu'à se bien voir ainsi coupé, I'homme prît le sens de la mesure; pour le reste qu'il le guérît ! Apollon donc retourna le visage, et tira de partout sur ce qu'on appelle maintenant le ventre, serra comme sur le cordon d'une bourse autour de l'unique ouverture qui restait, et ce fut ce qui est maintenant appelé le nombril. Quant aux plis que cela faisait, il les effaça pour la plupart, il modela la poitrine, avec un outil assez semblable à celui dont usent les cordonniers pour aplanir les cuirs sur la forme; mais il laissa quelques plis, sur le ventre, autour du nombril, destinés à lui rappeler ce qu'il avait subi à l'origine.

Une fois accomplie cette division de la nature primitive, voilà que chaque moitié, désirant l'autre, allait à elle; et les couples, tendant les bras, s'agrippant dans le désir de se réunir, mouraient de faim et aussi de paresse, car ils ne voulaient rien faire dans l'état de séparation. Lorsqu'une moitié périssait, la seconde, abandonnée, en recherchait une autre à qui s'agripper, soit qu'elle fût une moitié de femme complète - ce que nous appelons femme aujourd'hui -, soit la moitié d'un homme, et la race s'éteignait ainsi.


Pris de pitié, Zeus imagine alors un moyen : il déplace leurs sexes et les met par devant - jusque-là ils les avaient par derrière, engendrant et se reproduisant non les uns grâce aux autres, mais dans la terre comme font les cigales. Il réalisa donc ce déplacement vers l'avant, qui leur permit de se reproduire entre eux, par pénétration du mâle dans la femelle, et voici pourquoi : si, dans l'accouplement, un mâle rencontrait une femelle, cette union féconde propagerait la race des hommes; si un mâle rencontrait un mâle, ils en auraient bien vite assez, et pendant les pauses, ils s'orienteraient vers le travail et la recherche des moyens de subsister. De fait, c'est depuis lors, que l'amour mutuel est inné aux hommes, qu'il réassemble leur nature primitive, s'attache à restituer l'un à partir du deux, et à la guérir, cette nature humaine blessée. »
Il existe évidemment des différences vraiment cruciales entre l’affection de Montaigne pour son ami et la « passion fusion »  des androgynes, mais du moins ont-elles ce point commun d’évoquer l’efficience d’une unité fondamentale et primitive. Si, pour Aristophane dans le Banquet, l’amour est essentiellement marqué du sceau de la nostalgie, de la souffrance et d’une blessure originelle, pour Montaigne, c’est un « fait » : « cette union n’a point d’autre idée que d’elle-même, et ne peut se rapporter qu’à soi. », elle n’est ni douloureuse ni en quête d’une perfection ancienne, elle « est » tout simplement. Nous avons tous déjà vécu cette impression en face d’une personne que nous rencontrons pourtant pour la première fois de nous situer étrangement déjà sur un terrain de connaissance, de rentrer dans une conversation comme si elle était la suite d’une discussion antérieure, laquelle pourtant n’a jamais eu lieu. C’est bien de cela dont nous parle Montaigne : d’une sorte de « plain-pied » dans l’évidence d’une complicité « faite ». Aucune des deux personnes en présence n’a à faire le moindre effort pour comprendre ou arrondir les angles. Etre ensemble n’est pas un travail à entreprendre, c’est un fait à entériner (confirmer) : tel trait d’humour qu’il faudrait expliquer à une autre personne est immédiatement capté par l’aimé. Chacun de nous émet de par sa seule présence physique, un certain climat, une tonalité de regard, un timbre de voix, une pesanteur d’atmosphère lourde ou légère dans laquelle l’autre personne va se sentir ou pas en « terre d’affinité ».
Nous partons toujours du principe que des gens se rencontrent et qu’il s’en suit des sentiments, des résonances, des mouvements d’amitié, de complicité mais ne serait-il pas possible d’inverser la logique de cette causalité en considérant que ce ne sont pas des personnalités qui s’entendent mais des effusions des affects qui, en s’effectuant, créent, comme on le dirait de dommages collatéraux, des croisements de vies, des « intersections de destinées ». « Montaigne-La Boétie », cela désigne-t-il quoi que ce soit d’autre finalement que l’émission donnée d’une certaine intensité affective ?

Peut-être est-ce là finalement le seul phénomène à même d’expliquer cette « force inexplicable et fatale » : il en serait des présences humaines comme des manifestations météorologiques, elles libèrent l’énergie qu’elles peuvent en fonction des circonstances, des fluctuations de champ observables dans un espace donné  en un temps donné au gré des attractions et des répulsions inhérentes à des différences de potentiels (nous ne sommes pas loin des éclairs et des coups de foudre). L’amour serait, dans cette perspective, une sorte de « remise à plat des compteurs de notre existence » : nous libérons des intensités de vie et chacun de nous est comme un pôle créant différents champs de forces au gré de sa proximité avec tel ou tel autre pôle. Les personnes que nous aimons sont celles avec lesquelles nous créons des champs d’énergie plus intenses et tout ce qui nous empêcherait de percevoir l’évidence de cette réalité magnétique serait les mots, la lourdeur de toute cette idéologie amoureuse et romanesque par le biais de laquelle nous inventons quantité de fictions sur le fond d’une efficience exclusivement physique.
Le mythe de l’androgyne raconté par Aristophane figure en bonne place dans cette idéologie mais au moins a-t-elle le mérite de référer les amours de notre vie à l’évidence d’une fusion primitive et fondamentale. Cela ne signifierait pas que nous sommes liés, de toute éternité, à notre moitié originelle mais que nous sommes naturellement voués à la relation amoureuse, comme à l’efficience d’une complétude dont le souvenir nous travaille et nous guide.
Il nous est impossible de relever dans cette considération de l’amour la moindre place pour le sacrifice car on pourrait dire que « le fatal et le factuel » s’y mêlent si étroitement qu’il n’y est aucunement question de « dévouement ». Il ne s’agit pas ici de faire des concessions ni de se sacrifier au profit de l’autre puisque c’est exactement cette altérité qui, dans l’amour, se voit remise en cause. On ne fait pas don de soi à la personne d’autrui, on entre de plain pied dans l’efficience de leur évidente indiscernabilité et cela n’a rien de nécessairement romantique parce que ce n’est pas forcément beau, magnifique, ni même enviable. Frotter le souffre et le chlorate de potassium contre le phosphore du grattoir fera jaillir la flamme de l’allumette et l’amour ne désigne peut-être rien d’autre que le résultat de réactions chimiques par le biais desquels des composantes et des variables intensives de vies humaines créent des phénomènes d’attraction et de répulsion.

Chacun de nous perçoit bien tout ce qu’une telle conception a de difficile à admettre : non seulement elle nous situe au même rang que des phénomènes de nature exclusivement physique, mais elle ne semble même pas prendre en compte cette dimension fondamentale de l’amour à la lumière de laquelle il importe de porter témoignage à la personne aimée du sentiment que nous concevons pour elle. Le sacrifice est une façon de donner à cette libération d’énergie aimante une signature et un comptant, lui faire la grâce d’une figure humaine un peu comme on parapherait un document.
Dans la pièce de Racine, on voit bien comment Phèdre vit sa flamme comme une horreur. S’il y a sacrifice, ce n’est sûrement pas par amour mais, au contraire, pour détruire cet amour, pour le détourner de son véritable objet :
« De victimes moi-même, à toute heure entourée, je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée (…) Quand ma bouche implorait le nom de la déesse, j’adorais Hyppolite, et le voyant sans cesse, même au pieds des autels que je faisais fumer, j’offrais tout à ce Dieu que je n’osais nommer. »
L’amour n’a que faire des sacrifices. Il s’active, indifférent à tous les processus de dévotion enclenchés par les humains. Il est là où il est et libère son énergie indépendamment de la volonté des personnes. Le sacrifice représente ici précisément la tentative vaine de recadrer la passion, de lui donner figure humaine, de lui faire épouser des convenances, de la rendre compatible avec des contrats : Phèdre est la femme de Thésée, elle ne « peut » pas tomber amoureuse du fils de son époux, mais dans cette interdiction imposée à son « pouvoir » brûle le feu de sa « puissance » amoureuse, laquelle n’a aucun rapport avec notre volonté mais avec notre être. La tirade de Phèdre est particulièrement claire de ce point de vue. Dans le mouvement même de sacrifice et d’adoration à Vénus, déesse de l’amour, la formulation du vœu de la reine de ne plus aimer Hyppolite se transforme exactement en son contraire. Aimer, haïr, haïr le fait d’aimer, c’est finalement la même chose. Phèdre amoureuse sera la cause de la mort d’Hyppolite. Les mots veulent absolument poser des contraires sur des intensités : la question n’est pas du tout de savoir si Phèdre aime ou hait Hyppolite. La bonne question est « de combien ? » L’amour « est », comme un phénomène météorologique, et nous ne nous demandons pas « à qui » est adressé un orage ou un cyclone. Par contre, nous évaluons sa puissance sur une échelle graduée. On pourrait dire que la pièce de Racine nous décrit les ravages qu’une passion engendre dans une organisation humaine réglée par des principes, des lois, des convenances dont on perçoit bien la vanité.

« Sacrifice » vient du latin « sacra » et « facere » et signifie « rendre sacré » mais précisément, c’est une procédure humaine qui tente de « récupérer » la libération d’une puissance dont la nature échappe à toute considération « sociale », « hiérarchique », morale. L’anthropologue Rudolf Otto décrit le sacré comme le numineux, soit le sentiment de la créature d’être écrasé par le divin. A la source de ce sentiment, il y a l’épreuve que nous faisons d’une vulnérabilité : vivre, c’est être animé d’un mouvement dont nous ne pouvons à aucun titre revendiquer le contrôle. Nous ne « comprenons » pas ce que c’est que vivre, nous qui vivons, et l’amour que ressent Phèdre pour Hyppolite décrit sans nul doute quelque chose de l’efficience physique, incarnée, de cette incompréhension. Cela signifie que l’amour est sacré, numineux, avant que l’homme, par le sacrifice décide de le vivre comme tel ou de le « prouver ». Tout sacrifice, dans cette perspective, est « redondant », tragique parce qu’inutile. Phèdre ne sacrifie pas sa raison pour Hyppolite, elle est ramenée par son amour à une dimension primitive et authentique de ce que c’est que vivre, à savoir « éprouver sans comprendre », brûler tout son comptant d’énergie vitale, exister « à l’aveugle » parce qu’il est vrai que les objectifs et les lois institués par les hommes dans le monde des hommes sont des « leurres », des illusions.
Mais alors, est-ce vraiment d’amour « humain » dont nous parlons ? Phèdre dit : « Mon mal vient de plus loin » mais d’où ? Si l’amour désigne cette force par le biais de laquelle il n’est plus rien de nous qui reste humain (Médée tuera ses propres enfants pour punir Jason qu’elle aime), y-a-t-il quoi que ce soit à en dire, à en vivre ? C’est de la folie, du « chaos », c’est du « hors champ humain » et le sacrifice décrit alors peut-être ce par quoi nous transformons de la folie en amour par le biais d’une procédure d’humanisation. Le sacrifice correspondrait alors à un travail de renoncement par le biais duquel nous convertissons la terreur de vivre en adoration (dirigée, dédiée) d’exister. Au chaos dans lequel nous plonge la transe amoureuse, nous substituons un rite par le biais duquel l’amour s’humanise, se rend accessible et praticable, se donne des objets, organise un rapport de proportions entre des gains et des pertes. La raison (ratio) reprendrait alors le dessus. Peut-être la question du rapport de l’amour au sacrifice nous apparaît-elle désormais plus clairement : vivre est, en soi une expérience angoissante parce que nous y faisons sans cesse l’épreuve de l’incompréhensible. C’est ce que veut dire le philosophe Wittgenstein lorsque il affirme : « Il est extraordinaire que le monde existe ! » Cet extraordinaire nous fascine et nous terrifie. C’est bien là le propre du numineux défini par Rudolf Otto : nous sommes écrasés par le fait d’exister et l’amour de Phèdre pour Hyppolite, au-delà de son assignation, de sa cible humaine est une forme dérivée de cette épreuve authentique de ce que c’est qu’exister.

Mais, en même temps, nous réalisons qu’être, c’est d’abord « ne pas avoir la compréhension de ce que c’est qu’être », être jeté dans l’inconnu, fondamentalement « perdre ». C’est à chacun de nous de s’interroger sur les expériences les plus importantes de sa vie et de se demander dans quelle mesure ce qu’il y a « fait » n’aurait pas consisté au moment « crucial » à accepter d’y perdre totalement le contrôle de ce qui s’y accomplit. Peut-être n’agissons-nous « vraiment » que lorsque nous nous annulons totalement de ce que nous faisons « dans » ce que nous faisons.
Ce qui se profile à l’horizon d’une telle conception est l’horreur d’un univers sans visage, d’un monde absurde composé d’actions anonymes, de forces brutes, de mouvements d’attraction et de répulsion magnétiques sans sens ni intelligibilité, bref un chaos. Le sacrifice apparaît alors comme ce qui nous permet de reprendre pied en donnant du sens : nous ne nous perdons pas dans l’efficience brute de la vie, nous ne nous consumons pas dans la flamme d’un amour aveugle et sans destination, nous nous vouons à quelque chose ou à quelqu’un. Nous nous perdons pour lui mais « sciemment ». Ce qui apparaissait auparavant comme une perte de la raison et du contrôle est maintenant décrit comme le paroxysme humain de la maîtrise. C’est un acte de pure conscience. Le sacrifice est l’expérience limite par laquelle l’homme frôle le chaos d’une existence pure, incompréhensible, extraordinaire et hors norme pour la ramener « de force » dans le bercail de la mesure et de la proportion.

Quelque chose du sacrifice marquerait dés lors ce seuil à partir duquel du pur chaos se transforme en société, de l’amour irrationnel et absurde devient un acte orienté, « cadré » de dévouement, de la mesure se substitue à de la démesure. Phèdre brûle d’une passion authentique pour Hyppolite mais cette authenticité n’est pas humaine. Nous n’y avons pas affaire à de l’amour. C’est plutôt de « la folie » et pour humaniser cette folie, il faut du sacrifice.
Il est ainsi possible de donner une nouvelle dimension au sujet : nous avons tendance à prêter à la notion de sacrifice un sens « surérogatoire », comme s’il s’agissait pour la personne qui se sacrifie de faire preuve d’un désintéressement « hors limite », incroyablement « zélé », d’aller au plus loin de ses possibilités. Mais ce faisant nous oublions que le sacrifice est un rite et qu’il se définit par un certain sens de la proportion : ce que nous perdons matériellement ou physiquement nous le gagnons sur le plan de la morale ou de la religion. Le sacrifice est toujours celui d’une « âme », voire cela même qui manifeste en un corps la présence d’une âme, d’un esprit.  L’amour suppose donc le sacrifice, non pas parce qu’il faudrait qu’il y ait du sacrifice « avant » afin qu’il y ait de l’amour « après », mais plutôt parce que les présupposés impliqués dans la notion de sacrifice éclairent rétrospectivement l’amour d’un jour humain, assignable, sensé voire rationnel.
En d’autres termes, chacun comprend bien que l’amour véritable  est sans raison, sans quoi il devient suspect car conditionné, intéressé, mais qu’il soit sans raison n’implique aucunement qu’il soit chaotique, illisible, insensé, inquantifiable, indéchiffrable. Le sacrifice est un rite, un code, une forme de régulation par le biais duquel un mouvement libre, incontrôlable reprend du sens. Le fait que l’on ne sache absolument pas pourquoi nous aimons telle ou telle personne n’exclue aucunement que nous percevions très clairement « ô combien » nous l'aimons. Le sacrifice rend possible cette lisibilité, cette quantification.

Aussi étrange que cela puisse paraître, peut-être faut-il aller chercher la description atroce par Flaubert dans Salammbô du sacrifice de leur enfant par toutes les familles de Carthage pour se faire une idée « a contrario » de l’intensité de l’amour parental. Ces parents perdent à jamais leur enfant précipité dans la gueule fumante de la statue de Moloch mais ils inscrivent dans l’intensité dramatique, évènementielle et religieuse de cette cérémonie le lien qui les rattache à leur premier né. Les mercenaires qui assiègent la ville, aussi frustes soient-ils, en sont d’ailleurs vivement impressionnés : seraient-ils possible que derrière cette civilisation si raffinée se cache une violence aussi « pleine », cruelle, totale. C’est comme si dans l’ordonnance terrifiante de ce sacrifice, quelque chose de leur propre barbarie se trouvait décuplé, exacerbé par le code, intensifié jusqu’à l’insoutenable par l’extrême rigueur des « usages ». Ces « civils » carthaginois se révèlent dans ce sacrifice autrement plus menaçants que ces soldats expérimentés qui ne tuent pas par dévotion mais plus simplement parce que c’est leur métier. Il y a dans le sacrifice un travail de cristallisation, de manifestation par le bais duquel une intensité amoureuse, passionnelle se fait « chair », se donne matériellement à évaluer en tant que « comptant ». Les carthaginois, en sacrifiant leur enfant exprime clairement aux mercenaires qu’ils n’ont effectivement plus rien à perdre. Ce n’est pas pour défendre leurs filles et leurs fils qu’ils combattront mais par pur acte de dévotion envers leur cité.

Au personnage de Phèdre s’oppose alors, dans cette perspective celui de la Princesse de Clèves de Madame de Lafayette. Alors qu’elle éprouve pour le duc de Nemours un amour « payé de retour », elle décide de ne jamais nouer de relations amoureuses avec lui et tout le roman est comme « sous tendu » par l’intensité de cette passion aussi puissante que contenue. Et c’est bien là l’une des questions qui se pose : serait-elle aussi puissante sans être contenue, aussi vive sans être « sacrifiée » ? La scène, à tous égards cruciale, du jeu de regards et de miroirs dans laquelle le Duc voit La Princesse fixer avec amour le portrait qui le représente sans qu’elle sache qu’il est en train de l’épier, illustre parfaitement le fond de l’argumentation plaidant pour un amour sacrificiel :
« On ne peut exprimer ce que sentit M. de Nemours dans ce moment. Voir au milieu de la nuit, dans le plus beau lieu du monde, une personne qu’il adorait, la voir sans qu’elle sût qu’il la voyait, et la voir toute occupée de choses qui avaient du rapport à lui et à la passion qu’elle lui cachait, c’est ce qui n’a jamais été goûté ni imaginé par nul autre amant. »
L’amour est indiscutablement ressenti mais il ne sera jamais déclaré (en tout cas par elle) et dans ce regard qui ne se sait pas vu se mêle la sincérité d’une absence totale de démonstration et d’une intensité pudique hallucinante. Le témoignage d’amour est hors de doute mais il échappe à la vulgarité de toute ostentation. Le duc de Nemours comprend qu’il n’est absolument rien d’un amour  avoué et consommé qui pourrait atteindre de quelque façon cette justesse, le chiffre de cette intensité là. Et c’est exactement comme si la chasteté et la retenue devenait paradoxalement le style même de leur relation amoureuse. Ils s’aiment de ne pas s’aimer. L’abstinence sacrificielle qu’elle impose à leur relation ne l’annule pas mais la « crypte » comme on dit d’un code qu’il crypte un message. Peut-être avons-nous nous aussi vécu ce sentiment d’une forte affinité avec une personne sans que le seuil de l’aveu ou de la pseudo « réalisation » de cette inclination partagée nous apparaisse le moins du monde comme « franchissable », comme ayant à être dépassé parce que finalement tout est déjà là, un simple regard suffit à exhausser nos vœux d’amoureux, et cela plus que toute autre témoignage sensuellement plus marqué, moins équivoque. Dans son livre « Fragments d’un discours amoureux », Roland Barthes décrit exactement la subtilité de ces signes :
 « Pressions de mains – immense dossier romanesque - geste ténu à l’intérieur de la paume, genou qui ne s’écarte pas, bras étendu comme si de rien n’était, le long d’un dossier de canapé et sur lequel la tête de l’autre vient peu à peu se reposer, c’est la région paradisiaque des signes subtils et clandestins : comme une fête non pas des sens mais du sens. »

Chaque geste est ici lourd de tout ce qu’il n’est pas mais « pourrait être ». La princesse de Clèves ne fait que caresser du regard le portrait du Duc de Nemours, mais, étrangement, l’érotisme de cette attention est d’une puissance dont le chiffre dépasse les gestuelles amoureuses les plus audacieuses, parce que le corps à corps des amants est vertigineusement virtualisé. Il est impliqué dans un jeu de reflets et de médiatisations par le biais duquel rien n’est vraiment « revendiqué » tout en étant assumé. On pourrait dire si l’on n’avait pas peur des clichés que ce regard « en dit long » et que c’est exactement dans « la longueur de ce dire » que s’exprime la forme la plus haute et la plus noble de l’intention amoureuse, laquelle est peut-être après tout la forme la plus parfaite et la plus achevée de ce que l’amour est. Or seul le sacrifice maintient dans toute sa justesse et son exactitude pudique la teneur intentionnelle de cet amour là. Nous retrouvons bien là le propre du sacrifice qui veut bien perdre physiquement à condition de gagner moralement ou spirituellement. La princesse de Clèves fait don dans l’éclair de ce regard épié par son destinataire  de la plus forte de toutes les attentions au Duc de Nemours mais elle ne s’offrira jamais à lui. Elle n’est pas à lui « corps et âme » mais seulement « âme », et il va sans dire que c’est, dans la perspective du roman, la « meilleure partie ».

Mais pourquoi ? Parce que c’est la seule proprement humaine. Autant l’amour de Phèdre ou de Médée nous terrifie par les actes extrêmes qu’elles commettent sous son impulsion, autant Madame de Clèves nous touche et nous émeut par la pudeur humaine de sa retenue sacrificielle. Nous percevons le sens de cette passion, nous nous faisons une juste idée de son chiffre. Peut-être pourrions-nous dire que nous en saisissons d’autant plus l’intensité que celle-ci nous semble « mesurée », mais encore faudrait-il se retenir d’entendre par ce terme « tiède ou modérée » (car la passion de la Princesse de Clèves n’est sûrement pas modérée). Elle est mesurée parce qu’elle est contenue, assumée, « codée ». Le prince de Clèves une fois décédé, rien ne change car le serment dépasse la situation et le serment « chiffre » l’intensité de l’amour pour le Duc de Nemours en « monnaie de renoncement ». Le Duc de Nemours peut évaluer l’intensité de l’amour dont il est l’objet à l’aune de la décision de La princesse de se retirer dans un couvent. Et ce qu’il aime, lui-même, c’est exactement ce renoncement là car jouir des faveurs d’une femme qui se serait parjuré en se donnant à lui n’aurait jamais pu se rapprocher de quelque biais de l’amour réellement inspiré par la Princesse de Clèves. Nous n’aimons jamais une personne, nous aimons « les façons d’être » d’une personne.
Dans ce sacrifice imposé à la pulsion nous retrouvons exactement les termes utilisés par Paul Ricoeur pour qualifier l’humanisation des besoins : « L’homme est homme par son pouvoir d’affronter ses besoins et de se sacrifier. »  Le propre de l’homme consiste précisément à crypter le rapport entre la stimulation et la réponse, contrairement à l’animal. Il y a de « l’homme » lorsque nous réussissons à opposer un refus à la dictature des nécessités prétendument vitales. Être une âme, c’est résister à la dépendance du corps à l’égard de nos besoins. Nous ne « sommes », au sens le plus humain que l’on puisse donner au verbe être que pour autant que nous sacrifions le corps et ne cédons pas à nos appétits : « Alexandre à la traversée d'un désert reçoit un casque plein d'eau ; il remercie le verse par terre devant toute l'armée. Magnanimité ; âme, c'est-à-dire grande âme. Ce beau mot ne désigne nullement un être, mais toujours une action. " Alain

Il n’y a donc d’amour humain que grâce au sacrifice, tout simplement parce qu’aucun amour ne peut se concevoir ni même se déclarer autrement qu’en tant que mouvement de l’âme et cette âme elle-même ne consiste, comme le dit Alain, que dans l’opposition à son corps. Ce n’est pas que nous soyons libres d’aimer telle ou telle personne mais plutôt qu’à l’intérieur même de cette fatalité amoureuse (La Princesse de Clèves aurait certainement préféré aimer le Prince de Clèves) , la liberté s’effectue en tant que choix toujours offert de céder ou pas :
« L’homme peut choisir entre sa faim et autre chose. La non-satisfaction des besoins peut non seulement être acceptée mais systématiquement choisie: tel qui eut sans cesse le choix entre une dénonciation et un morceau de pain préféra l’honneur à la vie. Et Gandhi choisit de ne pas manger pour fléchir son adversaire. La grève de la faim est sans doute l’expérience qui révèle la nature vraiment humaine de nos besoins comme, en un certain sens, la chasteté (monacale ou autre) constitue la sexualité en sexualité humaine. »
Il y a dans le sacrifice l’affirmation exclusivement humaine d’une alternative toujours possible au cœur même de l’expérience que nous faisons d’une absolue détermination. On pourrait dire que la Princesse de Clèves choisit librement de ne pas aimer le Duc de Nemours (au sens physique du terme) mais c’est exactement par ce choix de ne pas lui céder qu’elle le « choisit » vraiment (elle n’a pas choisi l’inclination qui l’attire vers lui, mais elle choisit la libre détermination qui lui permet de l’aimer sans lui céder), elle le choisit contre la fatalité qui la pousse vers lui sans qu’elle l’ait décidé. Il s’agit de s’inscrire vraiment en tant qu’être humain et libre dans un monde brut et déterminé de forces aveugles.



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