samedi 7 décembre 2013

"Tout a-t-il un prix?"





Il nous arrive à tous au spectacle de la richesse de certains hommes d’affaires ou de personnes célèbres d’envier le montant de leur salaire mensuel ou de leur compte en banque, pour peu que l’on soit informé de leur montant. Si nous nous laisser fasciner par le chiffre atteint, c’est parce qu’évidemment nous nous faisons alors une certaine idée du pouvoir qui découle de la possession d’une telle fortune. Ce pouvoir a-t-il des limites ? Non, si nous pensons qu’il n’est absolument rien en ce monde qui ne puisse s’acheter. Tel business man reconnu fait la une des journaux avec à son bras une superbe femme accusant vingt ans de moins. L’amour est peut-être aveugle mais il faudrait être un peu naïf pour penser que la sécurité et le niveau de vie qu’un tel homme peut assurer à celle qui partage sa vie ne comptent pour rien dans cet « amour déclaré ».
Il est une règle dont la plupart d’entre nous pensons qu’elle s’applique à chaque instant de notre vie, celle au regard de laquelle il nous est impossible d’atteindre un objectif sans y « travailler ». Il nous semble logique de ne pas jouir de tel ou tel avantage si nous ne mettons tout ce que nous pouvons en œuvre pour en bénéficier. Rien n’est gratuit, tout a donc un prix : celui de la peine que nous sommes prêts à nous imposer pour atteindre le but fixé. Il est « normal » que nos efforts « payent », parce qu’autrement nous existerions dans un milieu absurde et injuste dans lequel les joies et les malheurs seraient distribués à l’aveugle, indépendamment de nos mérites.

Pourtant nous avons tous, espérons-le du moins, fait d’abord l’expérience d’un don, d’une gratification première que nous n’avons pas le moins du monde « mérité », c’est l’amour que nous ont porté nos parents quand nous sommes nés et avons été élevés par eux. De la même façon, nous avons souvent du mal à comprendre l’affection qu’une personne nous porte lorsque elle est amoureuse de nous car nous ne réalisons pas qu’elle n’est liée, si elle est authentique, à aucun de nos mérites. Il est des personnes suffisamment riches pour jouir de la proximité de partenaires intéressés mais ce n’est pas d’amour dont il est question (on pourrait plutôt parler, au sens littéral du terme, de « commerce amoureux»).
Ce qui est donc troublant, c’est qu’il nous semble tout à fait moral de considérer le mérite comme le seul véritable critère de rétribution de nos satisfactions (il est donc bon que tout ait un prix) mais qu’en même temps, nous percevons la nécessaire gratuité morale des sentiments : il est des choses qui n’ont pas de prix et ne saurait s’acheter, comme l’amour (il est bon que tout n’ait pas de prix). Quel est donc le principe qui régule notre vie ? Est-ce celui du mérite et de l’effort en vertu duquel toute peine mérite salaire ou celui de la gratuité et du don par le biais duquel il convient simplement de « donner » pour « donner », sans attendre de récompense ? On se rend aisément compte de cette ambiguité lorsque l’on compare ces deux maximes extraites du sens commun qui défendent deux points de vue totalement opposés tout en pouvant pourtant être prononcés par la même personne : « dans la vie, on n’a rien sans rien » et « l’amour d’un enfant, ça n’a pas de prix. »
Affirmer que tout a un prix revient à soutenir que tout a une valeur mais il y a une différence entre la valeur marchande et la valeur sentimentale d’un objet. Lorsque nous évoquons cette dernière, nous suggérons que cette chose compte beaucoup pour nous sans en préciser le prix, ou plus exactement en sous entendant que cette valeur est « hors de prix ». Entre moi et l’objet se sont tissés des rapports affectifs, tenant à la fois de la mémoire de certains instants vécus et du potentiel affectif de la personne qui possédait cet objet ou dont l’existence se trouve liée à lui. Les deux sens du mot valeur s’oppose donc : c’est parce qu’il a une valeur sentimentale qu’il se situe en marge de toute valeur marchande. Il est inéchangeable : ce qui fait son prix, c’est qu’il n’a pas de prix. Mais que voulons-nous signifier exactement par cette formule ?

Lorsque nous sommes embauchés par un employeur qui nous donne un salaire en échange de notre travail, nous acceptons finalement une étrange tractation : je te donne des heures de ma peine ou de mon implication dans une tâche et en échange tu me donnes de l’argent, c’est-à-dire un certain comptant de monnaie d’échange (l’argent n’est rien de concret : il est le moyen de les acheter, cela veut dire qu’il est une unité de mesure abstraite à l’échelle de laquelle la valeur de mon travail va être fixée). Autrement dit, nous échangeons la libération physique d’une énergie bien réelle contre un certain chiffre d’unités qui me garantit l’acquisition de différentes marchandises, lesquelles restent possibles.  Nous acceptons donc trois choses : 1) la comptabilisation de nos heures de travail 2) le principe d’équivalence entre du réel (ma présence à l’usine ou au bureau, et la libération de notre force de travail) et du « possible » (tout ce que je pourrai faire avec l’argent de mon salaire) 3) le principe d’interchangeabilité entre des heures d’existence et des unités monétaires. Aucun de ces principes qui sont à la base de tout travail salarié n’est tout à fait évident, c’est le moins que l’on puisse dire.
 Nous créons de toutes pièces cette idée de la valeur marchande « ajoutée » à un donné qui, lui, n’est pas monnayable et que l’on pourrait appeler « notre présence sur terre ». C’est exactement comme si nous voulions nous dérober à la pesanteur insoutenable, inexplicable et non négociable du « fait » de notre existence en y insinuant la rationalité d’un rapport de moyens à un objectif (si tu veux manger, il faut travailler), l’échange entre l’énergie dépensée et une rétribution, le principe d’abstraction à l’égard de la réalité « vécue » (ce que tu fais n’est pas vraiment ce que tu fais mais ce que tu gagnes en le faisant).
Dans le film des frères Dardenne, « l’enfant », Bruno incarne exactement « l’homme des échanges », le petit débrouillard de l’existence, qui n’assigne aux choses, aux êtres, aux instants qu’une valeur marchande. On pourrait affirmer que lui et Sonia vivent une existence difficile, précaire mais en même temps, cette description raterait totalement la dimension légère, ludique de la vie qu’ils mènent. Le mot d’ordre de ces actions est le jeu, « il y a du jeu », dans tous les sens du terme : divertissement et marge de manœuvre. La règle absolue est de ne s’attacher à rien, de « surfer » sur le trafic, sur cette marge de manœuvre continuelle que la valeur échangeable des biens nous permet d’installer entre nous et ce fait « donné », écrasant d’une existence incompréhensible. Il n’est affaire pour lui que de se garder de tout ce qui pourrait approfondir notre rapport à notre existence comme, par exemple, le travail (le travail que nous exerçons dit nécessairement quelque chose de notre implication dans la vie, de notre énergie vitale) Bruno est peut-être l’une des figures les plus à même de nous faire comprendre la pensée de Pascal. Il est l’homme du divertissement :

« On charge les hommes, dès l’enfance, du soin de leur honneur, de leur bien, de leurs amis, et encore du bien et de l’honneur de leurs amis. On les accable d’affaires, de l’apprentissage des langues et d’exercices, et on leur fait entendre qu’ils ne sauraient être heureux sans que leur santé, leur honneur, leur fortune et celle de leurs amis soient en bon état, et qu’une seule chose qui manque les rendrait malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. - Voilà, direz-vous, une étrange manière de les rendre heureux ! Que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? – Comment ! Ce qu’on pourrait faire ? Il ne faudrait que leur ôter tous ces soins ; car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu’ils sont, d’où ils viennent, où ils vont ; et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner. Et c’est pourquoi, après leur avoir tant préparé d’affaires, s’ils ont quelque temps de relâche, on leur conseille de l’employer à se divertir, à jouer, et à s’occuper toujours tout entiers. »
Bien sur, Bruno ne se préoccupe aucunement d’avoir un statut social, mais il s’est donné un mode de vie paradoxalement facile dans lequel il n’est question que de trafiquer, négocier, troquer, décharger sa vie de toute référence au « sacré », de tout affect par le biais duquel nous éprouvons l’évidence d’un ancrage à un autre être, à une activité, à soi-même. Mais il aime Sonia, et Sonia, elle, est « impliquée » dans un autre rapport à l’existence, du fait de sa maternité (cela ne signifie aucunement que les femmes en tant que mères potentielles seraient nécessairement intéressées à l’existence autrement, cela n’est aucunement une détermination sexuelle (en l’occurrence sexiste) – Il ne tiendrait qu’à Bruno de comprendre la dimension de la paternité (redoubler le caractère incompréhensible de son existence par la venue toute aussi incompréhensible d’une autre existence. Etrangement donner naissance à un enfant ne perce aucunement le mystère de notre « présence au monde » mais nous ancre en lui, comme si l’on comprenait « mieux » que l’on ne comprend rien, comme si l’on se faisait peu à peu à l’absurdité miraculeuse du « fait d’être là »))

Bruno est l’homme pour qui tout ayant un prix, rien n’a de valeur et le montant de toute chose lui permet de « vivoter », de n’avoir pas plus d’épaisseur que ces biens qui ne font que « transiter » par lui. Il est la créature du libre échange par excellence, celui qui spécule sur la possession des objets et des êtres. Il ne tient pas à ce qu’il a mais en même temps il ne « tient » qu’à l’incessante valeur transactionnelle de ce qu’il a. Il est celui qui, à force de s’en tenir au « possible » s’exclue de ce qui est présent. Il faudrait que chacun de nous s’interroge vraiment sur ce qu’il éprouve lorsqu’il voit la scène de la « vente ». Quelle est exactement la nature de cette « fibre » qui se sent salie, niée, piétinée ? Quelque chose de cette transaction est une profanation, mais en un sens qui unit et confond toutes les confessions religieuses. Que l’on soit musulman, chrétien, juif, cet acte est inacceptable, mais que l’on réfléchisse un tant soit peu à la procédure légale d’adoption (au rôle que joue le niveau de vie des couples « demandeurs ») et nous nous rendrons compte que cet inacceptable est, en grande partie, « accepté », même si bien évidemment, le climat affectif du couple et sa « solidité » entre aussi en jeu).
Ce que Bruno ne saisit pas (ou fait semblant de ne pas saisir), c’est la dimension gratuite, non monnayable de certaines situations existentielles comme la paternité génétique. Avoir un enfant, ça n’a pas de prix et pas du tout parce que « c’est beau », « irremplaçable », ou « magnifique » comme expérience, mais parce que c’est incompréhensible, et que cela prolonge la nature profondément énigmatique d’une vie dont nous ignorons le pourquoi. Cela n’est ni rationnel ni raisonnable et nous fait donc rentrer de plain pied avec l’inconnaissable d’une vie dont nous réalisons ainsi le fond imprédictible, improgrammable. Avoir un enfant, c’est donner son aval à la libération d’une puissance qui nous échappe totalement. Quand nous donnons un prix à une chose, nous lui assignons le présupposé de son accessibilité, nous évaluons et monnayons l’acte de sa propriété, comme si, de ce fait, il était déjà un petit peu plus clair qu’elle existe. L’homme ne sait pas pourquoi il y a du sable, des pierres ou des arbres, mais il achète des parpaings, du ciment, des planches, et fait varier les prix, éludant ainsi la nature incompréhensible, miraculeuse de ces éléments. Il est le petit malin de l’existence qui a tout compris de tout dés lors qu’il peut évaluer, monnayer et spéculer sur la présence de tous ces phénomènes auxquels il ne comprend en réalité strictement rien.

 Les grands financiers, les traders et les golden boys ont, comme la récente crise des subprimes l’a prouvé, le sort d’une grande quantité de gens entre leurs mains. Ils ont tout compris de ce que spéculer signifie, autant  dire qu’ils n’ont rien compris de ce que vivre « est ». Il est un risque inhérent à toute existence réellement vécue qu’ils ne prennent pas, exactement comme Bruno, qui saisit bien que quelque chose de Jimmy l’engage, l’ancre dans un sol existentiel profond, réel, «  boueux », imprévisible et opaque.
C’est cette « lâcheté » qui nous fait horreur, de la même façon que, contrairement à ce qu’affirme Elisabeth Badinter, quelque chose nous interpelle dans ce mouvement par le biais duquel une personne se perçoit comme « hôtesse de plaisir » et conclue l’acte de vente de son corps pour un instant donné. Ce n’est pas la morale ni une question de bienséance ou de « bonnes mœurs », c’est plutôt le caractère suspect de cette facilité avec laquelle on élude ainsi l’opacité de ce phénomène « d’être un corps », et non simplement de l’avoir. Si « j’avais » mon corps, je pourrai en effet le mettre en vente, mais « je le suis », et dés lors l’impossibilité dans laquelle je me trouve de le prêter ou de le vendre s’impose à partir de ce fait donné qu’est l’expérience incommensurable d’être un corps. 

Que je sois un corps, c’est totalement moi et en même temps cela dépasse complètement le moi (comment pourrais-je le mettre en vente ?). Si certaines personnes donnent un prix au fait d’avoir un corps et de le prêter à quelqu’un d’autre comme instrument de plaisir, c’est nécessairement pour dissimuler autant qu’ils le peuvent l’aventure d’en être un (« On ne sait pas ce que peut un corps » - Spinoza). Réfléchissons un tant soit peu notamment à ce que c’est qu’ « être son cerveau » et nous percevrons clairement à quel point la prostitution caractérise l’acte de vente d’une « efficience neuronale incommensurable » qui ne peut d’aucune façon être l’objet d’une vente quelconque dans la mesure où le propre de tout objet commercialisable est d’avoir une fonction assignable et limitée.
« Qu’il y ait du sacré » n’est qu’une autre façon de dire qu’il y a de l’inconnaissable, et avoir un enfant fait partie de cette incompréhensibilité de la vie. Mais la question qui se pose maintenant est celle de savoir si cette perception du sacré implique qu’ « il y ait de la valeur ». Nous avons vu à quel point l’attitude de Bruno reposait sur cette idée selon laquelle tout a un prix parce que rien n’a de valeur. Mais faut-il en déduire que « tout » ait une « valeur », et si oui laquelle ? (Il importe ici de prendre le sujet avec précision : il ne nous est pas demandé si tout a « du » prix mais si tout a « un » prix – Serait-il possible d’envisager la possibilité que les hommes aient inventé cette notion de prix et de valeur pour « s’occuper », pour rendre accessible et moins opaque le mystère de l’existence : nous ne cessons pas de discuter des questions de prix pour nous dissimuler à nous-mêmes que vivre nous est « donné » et qu’à ce titre tout a du prix mais dans l’exacte mesure où il nous est précisément impossible de lui assigner un. Si tout est sacré, tout n’a pas « un » prix, mais tout est précieux. Le fait que nous ne vivions pas  les instants de notre existence avec la même intensité affective implique-t-il que certaines expériences n’aient pas le même prix que d’autres ?)

Finalement le propre d’un prix est d’être « fixé »et même s’il est l’objet de fluctuations en fonction des mouvements du marché et des « conjonctures » économiques, le prix d’un bien qui est mis en vente est le même à un moment donné pour tous les acheteurs. C’est bien à cette notion de « principe d’équivalence » que nous sommes alors confrontés. Mais si nous percevons bien pourquoi il est absolument nécessaire en vue de créer un système d’échanges de marchandises de déterminer en son sein le « prix » de chaque bien, le problème consiste à se demander si nous ne négligerions pas dans cette préoccupation les modulations de la teneur affective de chaque instant. Ne déterminerions-nous pas le prix de chaque chose pour dissimuler l’impossibilité de fixer le « chiffre » de chaque « affect » (un « affect » est une impression - le pire étant que le premier (le prix du bien) tente maladroitement de donner idée du second (l’intensité de l’affect)) ? Si nous y réfléchissons, c’est bien là ce qui nous terrifie dans le comportement de Bruno: cette insouciance qui « surfe » sur la valeur d’échange de chaque chose, voire de chaque être pour se détacher autant qu’il le peut de la teneur affective de l’existence. Il fuit toute possibilité d’ancrage à un travail, à son enfant, à la vie même – C’est l’amour qu’il éprouve pour Sonia qui finira par lui faire un tant soit peu réaliser tout ce que son geste induit de « profanation ».

Ce rapport entre le prix d’un bien et le chiffrage d’un affect est fondamental et lorsque nous réfléchissons, nous réalisons que c’est bien ce rapport qui se trouve impliqué dans le cadeau que nous offrons à quelqu’un : nous essayons de lui dire à quel point il compte pour nous en lui offrant un bien dont le prix n’est dissimulé qu’au profit du message d’affection dans lequel il consiste véritablement. Une amitié, un amour n’ont pas de prix mais peut-être ne pourraient-ils pas durer si le cadeau ou le geste que l’on fait pour la personne que l’on aime ne lui donnait pas une certaine idée du comptant de valeur affective que l’on éprouve pour elle. Le fait qu’il soit impossible d’évoquer ces témoignages d’affection sans utiliser des termes qui sont extraits du registre lexical de la finance doit ici éveiller notre attention. Une personne aimée « compte » beaucoup pour nous, mais « de combien » ? Le geste de Bruno nous dégoûte mais il n’est pas tout à fait exclu que bon nombre d’hommes deviennent pères pour faire plaisir à leur épouse qui « voulait » un enfant (ou inversement : la femme pour satisfaire le désir paternel de l’époux) et la question se pose alors de savoir dans quelle mesure l’enfant n’est pas perçu comme un « bien » avec lequel le mari « achète » l’affection de sa femme.
Nous réalisons ainsi qu’il ne suffit pas de nous élever au niveau de la valeur affective de la vie, en condamnant (peut-être un peu trop facilement) l’attitude de Bruno pour en finir avec cette idée selon laquelle « tout s’achète ». Ce n’est pas parce que le montant du cadeau est dissimulé qu’il n’est pas souterrainement actif, en donnant idée du sacrifice que nous avons fait. Nous pourrions dire de tout cadeau qu’il est effectivement gratuit mais il se trouve que cette gratuité a un prix et « qu’on n’a rien sans rien ». Nous estimons « normal » d’entretenir les sentiments d’une personne à notre égard par l’entremise de ces « gratuités payantes » que nous appelons des cadeaux.

Cette « normalité » pose problème, comme toute « normalité » : elle nous place directement en face de la notion de récompense et de sacrifice. Nous jugeons « normal » d’être aimé d’une personne à la juste proportion de ce que nous sommes capables de faire gratuitement pour elle, par quoi justement cette gratuité n’en est pas une. Il existe au cœur de toute normalité une efficience profonde, logée au plus profond de notre être, descriptible dans les termes d’une exigence fondamentale de compensation, de « ratio » : ration, raison, et origine du terme de « rationalité ». C’est peut-être de ce souci prégnant de « la juste proportion » qu’il convient de se détacher si nous voulons enfin nous extraire de tout ce que cette notion de prix » a de nauséabond. Chacun de nous est davantage Bruno qu’il ne le pense, car son attitude est effroyablement « normale ». Elle ne fait que pousser à ses extrémités le principe même du libre-échange : nous mesurons ce que nous sommes à la hauteur de ce que nous « avons », tout ce que l’on « a » peut s’échanger, « j’ai » un enfant donc…Le problème se pose dés lors que l’on réalise que l’on « est » son enfant, ou du moins, que notre enfant se situe, si l’on peut dire, dans l’une des ondes de choc du fait que nous existions. Il est « normal » que nous ayons un enfant, mais il est totalement faux que nous « l’ayons », car la vérité est qu’il est extraordinaire que nous en devenions un (ce qui est pourtant l’évidence de toute naissance), que nous existions à tout jamais dans l’efficience de ce lien génétique par le biais duquel « exister » se décline continument en tous les êtres, en tous les lieux, en tous les temps.

Bruno sait bien que Sonia prendra mal son acte mais il ne réalise pas « jusqu’à quel point », et quand il lui met sous les yeux la liasse des billets, il pense qu’elle se paiera de la douleur de la perte par la jouissance du profit, parce qu’ils ont plus ou moins toujours vécu « comme ça ». Il ne semble pas saisir tout ce que cette liasse a d’impossible, d’inconcevable, d’insultant, et il serait totalement faux de mettre cette incompréhension sur le compte de la délinquance de Bruno, sur le fait qu’il vit sur la base du fonctionnement d’un marché noir « parallèle », illégal, car toute personne souscrivant légalement une assurance-vie mise, exactement comme Bruno, sur la capacité de ses proches à convertir son existence en une liasse de billets. Tout a donc un prix lorsque vivre nous fait trop peur pour que nous résistions à la tentation d’en banaliser l’expérience par le trafic. C’est en cela que Bruno va au bout de la normalité de notre quotidien de trafiquant : « Combien tu me donnes pour tant d’heures de travail, pour tant de moments passés avec toi, pour cet enfant que je t’ai « donné ». Combien de reconnaissance, de comptant de dette affective pour ce cadeau de Noël, etc. »
 Sonia va souffrir mais elle compensera sa perte, pense Bruno. Mais voilà que brutalement, la valeur d’échange n’a plus cours, qu’elle n’accepte plus la cigarette qu’il lui tend, qu’elle le fixe incrédule à partir d’un état d’âme qui n’est aucunement une indignation morale mais une impossibilité existentielle, physique, génétique : on ne peut pas « cadrer les choses » à ce point : « il ira dans une famille où il y a de l’argent », tant d’argent, tant d’enfants. Enfanter serait alors une question de « moyens » d’existence ? Non, c’est d’abord et seulement une puissance physique, génétique et quels que soient les subterfuges d’une société fondée sur le libre échange pour faire rentrer cette puissance dans une normalité économique, quelque chose de l’efficience énigmatique de la filiation demeure « là », incompréhensible et génial, dans tous les sens du terme (génial vient du latin « gens », generis : généreux, génital).

Il importe de remplacer le rapport que nous avons tendance à instituer entre la demande perpétuelle et faussement instinctive de compensation et la normalité. Il n’est pas « normal » de demander une compensation, il existe une efficience compensatrice qui crée une normalité. Si nous voulons trouver l’origine de cette efficience, nous sommes renvoyés (une nouvelle fois) à ce que les neurobiologistes ont appelé le système de récompense (septum, noyau accumbens, aire tegmentale ventrale, cortex préfrontal), à savoir cette configuration active dans le cerveau de nombreux mammifères dont il a scientifiquement été prouvé qu’elle était à l’origine de tous nos processus d’addiction. Le rat qui peut auto stimuler cette zone de son cerveau activera « la manette » jusqu’à six cents fois par heure, au détriment de la satisfaction de tous ces besoins vitaux. Il existe donc chez ces mammifères un principe d’association qui nous rend capables de relier un geste, un effort, un mouvement à sa rétribution en terme de plaisir ou de douleur. On ne voit pas comment l’idée de donner à chaque chose le prix qu’elle coûte pourrait naître d’une autre efficience biologique que celle-ci.
Mais en même temps, chacun de nous réalise tout ce qui, de ce pli neuronal, est de nature à faire de nous des automates, des individus dépendants du pouvoir des stimulations. Or, avant d’être associé à son correspondant, l’affect « est », s’effectue. Il est des affects qui nous installent, du fait de leur profondeur, de leur épaisseur auto-suffisante, de leur simplicité organique, dans un « fond d’existence » juste, parce que « juste là ». C’est ce que nous pourrions appeler le fait d’être présent au présent, de jouir du présent comme d’un cadeau. Sonia n’attend rien du fait d’avoir un enfant. « C’est comme ça ». L’amour, la filiation, le sentiment prégnant d’être mortel sont sans aucun doute des affects dont la puissance nous soustrait à l’efficace du système de récompense. C’est à partir d’eux que nous pouvons répondre que rien n’a de prix parce que rien n’est monnayable ni compréhensible.

L’idée persistante selon laquelle tout a un prix n’est que la stratégie de diversion que nous mettons au point pour nous empêcher de percevoir l’évidence d’une existence d’autant plus précieuse qu’elle est incompréhensible. Rien ne nous est dû et pourtant tout nous est donné. Tout est là, tout le temps, et il n’existe nulle part de vie plus enviable que la mienne parce que « je suis la vie que je vis » et que chaque instant vécu est l’absolu de tout ce qu’il peut être. Nous nous sommes inventés le principe payant de l’alternative : « je vis ceci mais je pourrai aussi vivre cela » pour tenter de nous distraire de la pesanteur de cette existence qui est pourtant la seule vraie et la seule féconde (ne serait-ce que parce que c’est la seule présente). Les petits débrouillards de Wall Street peuvent autant qu’ils le souhaitent provoquer toutes les crises boursières imaginables, ils ne sauraient hausser leur intensité d’existence à cette absolue gratuité qu’est la reconnaissance interrogative de l’énigme existentielle dans laquelle nous errons. Chacun de nous n’a que deux options : celle du trafic ou du raffinement de l'existence. Raffiner une substance revient à en extraire l’essence, à en raréfier la nature jusqu’à parvenir à sa fibre la plus subtile. Plus nous concentrons notre attention sur le simple fait de vivre, plus nous vivons « vraiment », à l’écart des tentatives de détournement du système du récompense. Cela ne nous impose qu’une seule chose : refuser de nous conduire comme Bruno en éprouvant au jour le jour la vérité de cette affirmation de Wittgenstein : « il est incompréhensible que le monde existe. »



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