samedi 8 juin 2013

"Le confort est-il une illusion?" - Café philo du 7 juin (4)


Mais aussi fondé que soit ce sens existentiel du confort, comment expliquer qu’il ait été aussi facilement déserté ? Comment rendre compte de la dépossession de son sens au bénéfice du terme de « réconfort » ? De quelle présence pouvons nous supposer l’efficience derrière le préfixe de réitération : « re », comme si, de ce confort primordial, inhérent à l’existence même, la langue ne voulait retenir que ce qui en rajoute « une couche », ce qui en rabat l’activation sur le sujet, ce qui n’en fait valoir l’action qu’en la réitérant ? Le réconfort, c’est la consolation et l’on ne peut s’empêcher de mesurer la considérable amplitude de la perte d’impact que cette psychologisation abusive fait subir au sens premier, existentiel du confort comme ancrage.
Que le passage d’un sens existentiel aussi fort à une acception matérielle aussi pauvre soit particulièrement patent dans l’étymologie pourrait nous incliner à penser à juste raison que le langage n’est pas étranger à l’efficience de cette diminution. Le linguiste John Austin a beaucoup insisté sur un type de discours qu’il a baptisé du terme de performatif. Quand je jure quelque chose à quelqu’un ou quand je réponds : « oui » à la question du maire qui me demande si je veux épouser ma future femme, je ne fais pas que dire quelque chose, je fais advenir un acte à la surface du réel par ma parole. Le performatif actualise le pouvoir magique de la langue, sa fonction fondamentalement « baptismale ». Le prêtre ne dit pas qu’il baptise, de fait, il baptise en disant qu’il le fait. En un sens, on crée forcément une vérité en promettant, non pas que l’on tienne nécessairement sa promesse dans le futur mais on a fait advenir en promettant le temps sacré d’une parole donnée, proférée dans autre chose que la fluidité de l’air. 

Promettre, c’est s’engager, dire qu’on fait dans l’efficience d’un dire qui est un faire. On ne parle plus dans le vide mais dans le plein. Mais de ce fait s’accomplit un étrange subterfuge rétroactif, un effet de leurre de la parole: promettre de dire la vérité, c’est promettre de l’avoir déjà dite en la promettant. Le témoin qui promet à partir de maintenant de dire toute la vérité, rien que la vérité, etc, crée, dans son « Je le jure »,  l’instant décrété ce qu’il dit qu’il fait en le disant. Comment jurer de dire à partir de maintenant toute la vérité sans que la vérité n’ait commencé avant d’être décrétée ? Cela ne peut-être qu’à la fin du «  -re » que le temps de la vérité commence, puisque c’est la formule achevée qui crée la frontière du « pays du vrai », mais alors quel régime prévaut dans ce qui précède le « -re », dans le « Je-le-ju » ? 
Il s’agit de marquer le commencement d’une parole à venir forcément vraie par l’effectuation d’une formule magique, comme un « sésame ouvre-toi ! » dont on ne voit vraiment pas, dés qu’on y réfléchit comment elle pourrait à la fois être ce qu’elle est et dire qu’elle l’est. Le performatif décrit l’efficience d’un dire qui serait en même temps un faire mais c’est une illusion qui repose sur la fausse assimilation entre le sens d’un énoncé et sa vérité. Quand je dis : « le petit chat est mort », il est vrai ou faux que le petit chat est mort en effet mais cela n’empêche pas dans l’un et l’autre cas que l’énoncé soit sensé, qu’il fasse sens. On peut faire sens en disant ce qui n’est pas vrai, et c’est exactement ce que l’on appelle la littérature. Affirmer que je dis forcément la vérité en jurant que je la dis, c’est faire comme si en jurant, je créais en même temps la vérité de ce que je dis et la vérité de ce que dire est (la vérité d’un dire vrai). Mais je ne peux pas à la fois tenir le discours de la vérité et poser les conditions de vérité d’un discours. Le droit ici, ce n’est pas seulement de « l’anti littérature », c’est l’illusion de la croyance en un discours sans efficience fictive (alors qu’il n’est rien du discours qui puisse se tenir à partir d’une autre nervure que celle, verbale, de « ce qui n’existe pas tel qu’il est » - Foucault), c’est le fantasme d’une société qui ferait advenir ce qu’elle dit qui est en le disant. C’est finalement l’illusion même de l’autorité.
Or, c’est exactement les termes mêmes de cette illusion que nous retrouvons aujourd’hui dans la technologie de la commande, du confort et en particulier de la domotique. L’illusion du performatif dans la langue c’est exactement l’illusion du confort de la commande dans la technologie, le fantasme de faire advenir la lumière par la simple pression d’un bouton, voire par le son de la voix. Que la lumière soit et la lumière fut. Il importe de faire advenir ce qui avant n’était pas. 

C’est en fait l’illusion inhérente à la notion même de commencement. Il s’agit dés lors pour nous de créer les conditions d’un confort artificiel sur le fond d’un processus cosmique dont l’efficience exhaustive consiste à se conforter dans ce qu’il est, par quoi nous pourrions défendre cette idée selon laquelle nous évoluons dans ce que l’on définirait comme l’ère illusoire d’une cosmogonie de la technologie performative, de la tablette et de l’interface par opposition à l’efficience cosmique d’une technologie de la contemplation, de l’habitus et des interactions. Autant la première présuppose l’activation de la langue comme effectuation de mots d’ordre par quoi le confort s’impose à tous comme norme à laquelle il importe de se conformer, autant la seconde suit le fil de l’habitude et de la durée à l’intérieur de laquelle il n’est question pour nous que de nous "conforter" dans une acception résolument distincte (et finalement exactement contraire) de celle, seulement psychologique, qui consiste à nous "réconforter".

"Le confort est-il une illusion?" - Café philo du 7 juin (3)


Cette idée selon laquelle il est un confort inhérent à la vie, surtout dans les situations les plus extérieurement inconfortables de l'existence est plusieurs fois évoquée dans le récit que Robert Anthelme a rédigé sur sa détention au camp de travail de Gandersheim. C’est ainsi qu’il évoque le froid : « La cage d’os est mince, il n’y a déjà presque plus de chair dessus. La volonté subsiste seule au centre, volonté désolée, mais qui seule permet de tenir. Volonté d’attendre. D’attendre que le froid passe. Il attaque les mains, les oreilles, tout ce qu’on peut tuer de votre corps sans vous faire mourir. Le froid, SS. Volonté de rester debout. On ne meurt quand même pas debout. Le froid passera. Il ne faut pas crier, ni se révolter, chercher à fuir. Il faut s’endormir dedans, le laisser faire, après on sera libre. Jusqu’à demain, jusqu’à la soupe, patience, patience…En réalité, après la soupe, la faim relayera le froid, puis le froid recommencera et enveloppera la faim ; plus tard les poux envelopperont le froid et la faim, puis la rage sous les coups enveloppera poux, froid et faim et la guerre qui ne finit pas enveloppera rage, poux, froid et faim, et il y aura le jour où la figure, dans le miroir, reviendra gueuler : « je suis encore là » ; et tous les moments où leur langage, qui ne cesse jamais, enfermera poux, mort, faim, figure, et toujours l’espace infranchissable aura tout enfermé dans le cirque des collines. »
L’un des aspects les plus fascinants de ce passage concerne cette logique d’enveloppement de l’habitude dans laquelle poux, froid, faim, coups et rage sous les coups constituent un « ordinaire » dont la vie, finalement s’accommode parce qu’il n’y a rien d’autre. L’espace évoqué à la fin du passage est infranchissable parce qu’il n’y a pas d’autre corps, au-delà de ce qui fait de tout ce qui « est », un corps, celui de faire corps avec l’habitude d’être de tout ce qui est. Il faut miser sur cette efficience quasi « maniaque » de l’existence, c’est-à-dire sur cette évidence au gré de laquelle exister, c’est une manie. On contracte l’existence comme une habitude et cette habitude peut s’ancrer dans n’importe quoi à partir du moment où quelque chose d’une toile peut y enchevêtrer ses fils, où quelque chose d’un territoire peut s’y installer, s’y mettre en tension comme on le dirait d’un champ. De la faim, du froid, de la soupe et encore de la faim, ça suffit pour faire « monde », ça suffit pour que la vie y instaure un cycle de répétition de petites notes du quotidien au crible desquelles les différentes intensités de la vie deviennent décelables, captables.

 « Le froid passera, il ne faut pas se révolter, il faut s’endormir dedans. » Dans cette expérience limite au cœur de laquelle on vit le froid comme ce qui vous tue sans vous faire mourir, Robert Anthelme situe exactement la juste ligne de distinction entre l’effort et le confort entre la volonté qui fait effort en vue de…et celle qui n’œuvre qu’à se conforter dans…Il semble difficile de trouver meilleure illustration de cette affirmation selon laquelle le confort ne décrit que secondairement des conditions de vie parce qu’il décrit fondamentalement et en fait exclusivement le processus grâce auquel la vie se ramifie comme des racines de chiendent dans tous les terreaux, dans toutes les situations. Le confort n’a donc aucun rapport direct avec ce que l’on pourrait appeler « des conditions de vie décentes », il décrit, au contraire, cette insoupçonnable capacité de l’habitude de faire de toute conditions d’existence indécentes de « la vie quand même ». Il se pourrait bien d’ailleurs que ce soit exactement dans ce souci, par ailleurs louable, de définir des conditions de vie décentes que le sens et le comportement induit par la recherche du confort se dévoie totalement jusqu’à n’avoir aujourd’hui en occident comme efficience que celle de valoir en tant que marqueur social, de signe extérieur de richesse.
La question de savoir si le confort est une illusion se précise maintenant de façon beaucoup plus claire parce que nous avons interrogé ce terme dans sa dimension la plus existentielle et avons mis à nu, notamment grâce au récit écrit par Anthelme de cette expérience limite de l’internement dans un camp de travail, la dynamique de « se conforter » qui œuvre au cœur de la trame de tout événement. « Le monde, dit Wittgenstein, est tout ce qui a lieu », autrement dit tout ce qui prend corps et rien ne prend corps autrement qu’en s’enracinant, qu’en se confortant, qu’en se contractant dans l’être ainsi qu’une habitude. Nous ne faisons que consister dans les variantes de contraction d’une seule et même manie, d’une routine « maniacoimpressive » qui constitue exactement ce tout de « l’avoir lieu »  auquel Wittgenstein, à très juste raison, ramène le monde. « On finit par s’habituer à tout », comme dit la mère de Meursault tout simplement parce que s’habituer, c’est exactement la modalité de devenir du tout.
L’univers est autiste, il ne fait que se conforter dans le cycle infini de son habitude d’exister, de son mode d’exister comme habitude, et si nous ne le comprenons jamais vraiment c’est parce que nous nous entêtons à vouloir interpréter comme soumission à des lois physiques invariables tous ces phénomènes d’existence du monde par le biais desquels il ne fait en réalité que prendre ses aises, explorer de nouvelles modalités d’ancrage, prendre ses habitudes. Ce que le monde produit génialement, continument correspond trait pour trait à ce dont de nombreux dessins d’enfants autistes témoignent : la libération brute et nue d’une force d’existence pure, univoque, ce que Robert Anthelme appelle « l’espace infranchissable du cirque des collines ». L’habitude c’est l’art de rendre habitable n’importe quelle situation et cet art ne décrit lui-même que cette insoupçonnable ruse esthétique (Nietzsche) de la vie, par le biais de laquelle utilisant cette stratégie de l’enveloppement décrite par Anthelme, des potentiels de vie se dessinent faiblement même dans le froid, la faim dans l’abjection inhumaine. Même là, de « l’avoir lieu » peut prendre ses habitudes. L’essentiel c’est que l’on trouve dans une situation des raisons de durer, de perdurer mais il s’agit moins de raisons comme buts, objectifs, idéaux, valeurs que de raisons en tant qu’agencements, séquences codales, ritournelles, rengaines, leitmotivs. Or, on peut créer un leitmotiv autour de différents affects, même intensément douloureux à partir du moment où un semblant d’ordre, de cohérence, de « vie tenue » s’y territorialisent, s’y confortent. C’est peut-être le sens le plus profond de la notion d’habitat. Vivre, c’est se « conforter dans… » plutôt que « s’évertuer à… » et c’est bien ce que disait la chanson interprétée par Johnny Halliday. Plutôt que de forcer sa force à faire effort, il convient de consentir à ce que sa force se conforte ; c’est à ce prix qu’on n’oublie pas de vivre.

vendredi 7 juin 2013

Le confort est-il une illusion? - Café philo du 7 juin (2)


Mais en quoi consisterait cette matière première ou ce sens « vrai » ? On peut trouver dans un passage de l’étranger quelques éléments de réponse. Meursault emprisonné doit se faire au mode de vie imposé par sa détention. « Ce qui était le plus dur, dit-il, c’est que j’avais des pensées d’homme libre. Par exemple, l’envie me prenait d’être sur une plage et de descendre vers la mer. A imaginer le bruit des premières vagues sous la plante des pieds, l’entrée du corps dans l’eau et la délivrance que j’y trouvais, je sentais tout d’un coup combien les murs de ma prison étaient rapprochés. Mais cela dura quelques mois. Ensuite, je n’avais que des pensées de prisonnier. J’attendais la promenade quotidienne que je faisais dans la cour ou la visite de mon avocat. Je m’arrangeais très bien avec le reste de mon temps. J’ai souvent pensé alors que si l’on m’avait fait vivre dans un tronc d’arbre sec, sans autre occupation que de regarder la fleur du ciel au-dessus de ma tête, je m’y serais peu à peu habitué. J’aurais attendu des passages d’oiseaux ou des rencontres de nuages comme j’attendais ici les curieuses cravates de mon avocat et comme, dans un autre monde, je patientais jusqu’au samedi pour étreindre le corps de Marie. C’était d’ailleurs une idée de maman et elle le répétait souvent, qu’on finissait par s’habituer à tout. »
En d’autres termes : il y a des pensées d’homme libre qui correspondent à des situations d’homme libre et des pensées de prisonnier qui se plaquent sur des situations de prisonnier mais la vie comme matière première s’accommode tout autant des unes que des autres. Cela signifie qu’il est au cœur de l’existence humaine un sens quasi inné des proportions et de la mesure par le biais duquel peu à peu les pensées qui nous viennent s’ajustent exactement aux situations qui les fondent. La sagesse d’une expérience consiste précisément à penser dans cet ancrage au lieu tout ce qui, de penser, s’enracine en ce lieu. Aussi dures que puissent être les conditions imposées par la détention, tout homme, dés lors qu’il vit, est à même de se conforter dans le fait d’exister, et c’est ce qu’il accomplit grâce à l’habitude.

C’est tellement vrai que Meursault juste après ce passage dit qu’il ne comprend vraiment le sens de sa punition qu’en réalisant qu’il est privé de femmes. A part cette restriction, il ne saisit pas vraiment en quoi sa situation de détenu diffère de celle qui était la sienne quand il était libre, tout simplement parce qu’il est un héros ou plutôt un anti héros existentialiste qui n’a aucun projet, qui traverse les différents épisodes de sa vie sans jamais en dépasser la frontière impressive. Tuer un homme, c’est être ébloui par le reflet du soleil sur une lame de couteau, sentir la sueur perler sur son front, entendre le bruit des détonations, mais Meursault n’atteint quasiment jamais le stade de la synthèse réflexive par le biais de laquelle un homme commente sa vie et la juge. Il ne se situe qu’à hauteur de la ligne esthésique des évènements et il se pourrait bien qu’en cela, il nous décrive le sens le plus vrai, le plus juste et le plus indiscutablement « premier » du mot confort : se conforter, s’ancrer, s’enraciner dans la production d’affects de tout instant vécu, de tout instant « vivant ». C’est au regard de cette matière là que le confort considéré dans le sens que nous lui donnons aujourd’hui n’est précisément pas assez matérialiste. Si nos pensées se calquent de façon aussi systématique sur ce que peut notre corps au sein de la situation qui lui est faite, c’est précisément parce qu’elles ne consistent authentiquement qu’ « en cela », c’est-à-dire qu’il n’est rien d’une situation donnée qui par le biais de la multiplicité de ces incitations impressives à la penser dans laquelle elle consiste soit autre chose, en fin de compte, que cela même qui pense. Nous qui croyons penser quelque chose au sein d’une situation ne percevons pas ce fond de rumeur esthésique par quoi penser c’est précisément ce qui ne se fait qu’à partir de la situation, de telle sorte que nous ne cessons de chercher notre confort dans cela même qui est toujours déjà en train de le constituer, de s’y constituer. Autrement dit, nous ne percevons pas l’efficience d’un confort existentiel,propre à la texture évènementielle de tout ce qui « a lieu » et constituons donc comme objectif social un processus qui s’active continûment dans l’engendrement factuel de la réalité.
Finalement le confort, en tant que procès, décrit exactement le protocole d’engendrement des instants par les instants, et c’est exactement à cette procédure là que Meursault fait référence quand, reprenant les mots de sa mère, il affirme qu’on finit par s’habituer à tout. Il n’est aucune situation aussi prétendument invivable soit-elle qui ne puisse être investie et finalement assimilée, habitée par l’habitude. Dés lors que l’on cesse de référer la notion de confort aux conditions de vie des hommes et qu’on l’envisage plutôt sous l’angle de l’investissement de situations par la vie, on réalise la force indépassable de cette notion, comme si le fait d’être consistait en réalité exclusivement dans l’habitude que l’on en prend, et on comprend alors que l’impression que l’on a parfois de la nature artificielle du confort, celui qui est recherché par les hommes, nous frappe d’autant plus qu’il importe de le mettre en perspective avec cette autre conception qui ne fait rien moins que partie intégrante de notre compréhension de l’existence. Que le confort nous semble illusoire, c’est peut-être ce que l’on ne peut concevoir qu’à partir d’une compréhension profonde des ressorts les plus profonds, les plus élémentaires, mais aussi les plus fondateurs de ce que c’est que la réalité.
Que des déportés aient pu trouver dans des expériences aussi invivables que celles qu’ils ont vécues des motifs de s’enraciner, de durer malgré tout dans ces instants semblent faire signe d’une dynamique pure de la temporalité qui tient davantage du confort que de l’effort, de la contraction que de l’extraction, de l’intension que de l’extension, de la contemplation que de la performance. L’idée qui est ici suggérée consiste à affirmer que l’instant qui vient ne succède pas au précédent comme un point suit un autre selon la trajectoire d’une direction sur une ligne mais comme un degré de contraction dans l’exhaustivité d’une habitude, dans les variantes du processus d’ancrage d’un « faire corps avec ».

Aussi troublante que puisse être cette réflexion, il est tout-à-fait possible que la raison la plus profonde pour laquelle nous éprouvons autant de difficulté à évoquer et à simplement penser aux camps d’extermination ne vient pas tant de toutes les vies qui s’y sont éteintes que de celle au singulier qui précisément n’a pas pu l’être. Dans quelle mesure le plus troublant dans les camps de la mort ne consisterait-il pas dans le scandale d’y voir s’y insinuer, y demeurer, y durer et s’y constituer de « la vie malgré tout », c’est-à-dire de la vie brutalement sommée de se démasquer, de s’y « faire » ? N’est-ce pas précisément dans cette expérience limite que nous pourrons clairement faire la part du ressort nu de cette dynamique confortante de l’existence par opposition à l’illusion de toutes ces vies en quête de confort ? En d’autres termes, le fait que nous soyons toujours dans la recherche du plus grand confort pour notre corps ne marquerait-il pas l’esprit d’une déviation à l’égard d’un processus d’une dimension infiniment plus structurelle, plus fondamentale et plus « donnée » qu’aucune autre par le biais de laquelle rien jamais ne se produit  sans être le fruit de l’acte de se conforter, c'est-à-dire de faire corps avec l’habitude d’être. (conforter : tenir une position)

Le confort est-il une illusion ? - Café philo du 7 juin (1)



L’étymologie du terme de « confort » est intéressante à plusieurs titres. Tout d’abord, il apparaît que son sens premier correspond exactement à celui que nous assignons aujourd’hui au mot : « réconfort », comme s’il avait fallu adjoindre le préfixe réflexif « re » pour accentuer la connotation à la fois intimiste, morale et altruiste de la notion. Confortare signifie d’abord soutenir moralement, raffermir quelqu’un dans sa position. Mais doublé par réconforter, il a perdu son usage et revient étrangement, par le détour à une autre langue, l’anglais « comfort » qui désigne un état de bien-être physique et matériel et par métonymie les conditions objectives nécessaires à ce bien-être. En fait, de son premier sens à son second, il y a étymologiquement une rupture complète car ce n’est pas vraiment du même mot qu’il s’agit (détour par l’anglais). La preuve c’est qu’il est apparu au 19e siècle avec une double orthographe : « confort et comfort » avant que la première soit définitivement adoptée en 1850. Ce nouvel emploi a connu un grand succès à cause de sa nouveauté et de sa connotation anglaise (cosy).

Le terme est donc passé d’un sens moral et altruiste à un sens matériel et individualiste. Cum fortis, désigne, en effet, en latin « avoir de la force ensemble », un peu sur le modèle de la force de la guerre des étoiles : « que la force soit avec toi », mais il désigne maintenant le fait d’avoir à portée toutes les commodités nécessaires à la vie. En fait, il semble bien qu’il y ait une seule chose qui demeure de son premier sens à son second c’est justement la notion de continuité, autrement dit son opposition à l’effort. Il serait tentant de voir dans l’inflexion individualiste de l’étymologie du terme une sorte de dérive sociologique et technologique correspondant à l’évolution des mentalités occidentales mais peut-être passerait-on alors à côté de l’essentiel, soit le fait que le confort signifie finalement la situation d’un homme qui ne se fait pas violence pour…En d’autres termes, il se pourrait bien qu’après tout la compréhension étymologique du mot de confort, le fond de la chose étiqueté par le mot soit de faire signe d’une puissance consistant à être en phase avec la force plutôt que de vouloir justement en forcer le régime.
Parfois l’étymologie apparaît comme un jeu de connaissance gratuit et pédant, mais comme son nom l’indique il y a toujours une vérité à chercher dans la naissance du mot, tout simplement parce que si le mot ne dit pas la vérité de la chose qu’il désigne, il n’en est pas moins vrai qu’il n’y aurait pas le mot s’il n’existait pas la chose, c’est-à-dire l’efficience d’une certaine nuance dont le mot porte l’inflexion à très juste titre. Or, le fait que le mot confort désigne aujourd’hui des choses, les conditions matérielles d’une certaine conception du bien-être, ne doit pas nous faire oublier tout ce dont l’union de cum et de fortis fait originellement signe, à savoir le contraire de l’effort, l’opposé d’une force qu’il s’agirait de « forcer », exactement dans le prolongement de ce que décrit bien une chanson de Pierre Billion interprétée par Johnny Halliday : « A force de briser dans mes mains des guitares, sur des scènes violentes, sous des lumières bizarres, à force de forcer ma force à cet effort, j’ai oublié de vivre ». Il se pourrait bien qu’en se laissant tenter par la facilité d’une critique trop systématique ou trop idéologique du confort comme bien-être matériel, nous perdions de vue ce dont l’étymologie porte la trace et nous laissions alors gagner par le confort d’une posture intellectuelle « anti-confort » qui nous ferait peut-être rater l’essentiel, à savoir qu’il y a, à l’origine du mot « confort » l’efficience d’une certaine attitude, d’un certain rapport de forces à la force qui aurait davantage à voir avec la notion de synergie qu’avec celle de « vie facile ».
Ce qui est vraiment intéressant, c’est peut-être moins finalement cette évolution des mentalités occidentales qui, par bien des aspects, ne semble guidée que par le souci d’augmenter sans cesse le confort de nos conditions de vie que le tour de cette inflexion étymologique par le biais duquel le fait de gagner de quoi jouir de conditions de vie de plus en plus aisées a pris l’ascendant, dans le signifié du terme de confort, sur le trait de désignation d’une efficience synergétique avec la force. Autrement dit, plutôt que de critiquer un mot avec d’autres mots et rentrer ainsi dans la stérilité d’une querelle idéologique, il pourrait s’agir d’aller plutôt chercher dans le contact premier du mot avec la chose qu’il désigne la vraie chose et d’essayer ainsi de revitaliser l’usage du mot, car ce qui doit vraiment attirer notre attention, c’est le fait qu’un mot qui évoque la réalisation d’une communion de forces, d’une mise au diapason des puissances désigne aujourd’hui le pouvoir de jouir individuellement de conditions d’existence faciles.

Or la question de savoir si le confort est une illusion nous amène précisément à ne négliger à aucun prix la subtilité de ces nuances étymologiques car, si nous nous laissons aveugler par le sens actuel de la notion de confort et considérons alors qu’il s’agit de savoir dans quelle mesure le bien-être matériel est illusoire éventuellement par rapport à un bien-être de nature plus spirituelle ou mentale, non seulement nous accréditons le présupposé discutable de la distinction entre l’âme et le corps, mais nous risquons de critiquer la version la plus récente d’un vocable dont l’émergence pointe précisément vers l’existence ancienne et première d’une réalité dont l’évidence remise au goût du jour invalide totalement le sens de ce qu’il est devenu.
 Bref ce qui est grave, ce n’est peut-être pas tant le fait que l’écrasante majorité de nos contemporains sacrifient tout à leur confort mais qu’ils aient perdu le sens véritable du mot étant entendu que celui-ci consiste dans la capacité à réaliser la synergie de sa puissance dans « la » puissance, de contenu plus que de contenance et qu’à force de se donner sans cesse davantage d’amplitude dans nos « moyens » d’existence, nous finissons par oublier qu’on existe toujours avant d’en avoir les moyens et que toute considération sur nos conditions de vie  constitue en réalité une réflexion d’arrière garde « existentiellement » en retard par rapport à un donné. Que le confort en tant que bien-être matériel soit une illusion, c’est peut-être ce que l’on ne peut concevoir ou entendre qu’à partir de la réalisation d’une efficience existentielle du confort qui consiste à saisir purement et simplement que l’on n’existe vraiment qu’à se conforter dans l’existence, qu’à affermir sa position d’existant, qu’à donner de la consistance au fait d’exister plutôt qu’à celui de vivre.
Poser la question de savoir si le confort est un mensonge ou une erreur nous aurait amené à réfléchir simplement sur un dévoiement de nos modes de vie, sur ce que l’on pourrait appeler la possibilité d’une impasse de civilisation mais la question de l’illusion va bien au-delà de cela en situant le problème au-delà de l’interrogation sur la vérité : il ne s’agit pas de savoir si nous nous trompons en voulant notre confort mais si nous ne nous dissolvons pas dans l’apparence, dans un faux semblant, dans ce que l’on pourrait appeler de la « non existence », non pas dans une vie qui suivrait une mauvaise direction mais dans une « non vie ». Le problème ne consiste donc pas à savoir si la recherche obstinée de confort ne rendrait pas notre vie « fausse » ou détournée de son cours véritable mais plutôt si elle n’aboutirait pas à nous faire mener une vie absente, désincarnée, abstraite. Se pourrait-il après tout que le confort, contrairement à ce qu’affirment certains philosophes ou écrivains, ne soit pas assez matériel, qu’il nous fasse rater la matière première de la vie par le greffon artificiel de la doublure imaginaire de ce qu’une vie aurait à être (ou à paraître aux yeux des autres)? Finalement nous pourrions reprendre terme à terme les mots de la chanson interprétée par Johnny Halliday pour contourner le piège qui gît dans le mot confort, si c’est à force d’effort que l’on oublie de vivre, c’est peut-être par le retour au sens premier du confort que l’on se réapproprie le vrai sens de sa vie (mais s'agit-il d’une réappropriation ?)