vendredi 31 janvier 2014

Café Philo: "Peut-on tout donner?"


Le 14 février à 20h00 aura lieu à la Visitation un café philo sur la question: "Peut-on tout donner?"

L'obsolescence programmée




    
 L’obsolescence programmée désigne les techniques employées par certaines entreprises afin de réduire la durée de vie ou d’utilisation d’un produit et, ainsi d’accélérer la fréquence de son remplacement. Il ne s’agit pas de forcer l’achat par l’incitation, la séduction laquelle, aussi tentatrice qu’elle puisse être laisse ouverte la possibilité d’un choix, la capacité du consommateur à assumer sa décision voire à assumer les conséquences de son « vice ». Je sais qu’il n’est pas bon pour ma santé de manger trop de crème glacée mais la publicité ne me ment pas vraiment en insistant sur le fait que c’est tout du même un moment de plaisir et j’ai en mains les cartes de la jouissance et de la résistance. La pression exercée par l’obsolescence programmée vise à rendre le produit irrésistible par son caractère éphémère étant entendu qu’il a déjà tissé et fortifié le lien de notre dépendance. Ce n’est donc pas à mon être en tant que sujet volontaire et possiblement « faillible » qu’elle s’adresse mais à ma vulnérabilité, à cette partie de moi que la défaillance du produit offre sans aucune défense à la nécessité absolue de l’achat de la même façon qu’un corps qui a intégré à son organisme l’usage de stupéfiant n’est plus en mesure de s’en passer.

La caractéristique de l’obsolescence programmée consiste donc d’abord à miser sur une accoutumance qui se trouve être moins celle d’un organisme que celle d’une habitude, d’un pli d’existence, ce que l’on pourrait appeler « un habitus ». Pour Erwin Panovsky, l’habitus est un système de dispositions réglées qui permet à un individu de se mouvoir dans le monde social et de l’interpréter d’une manière qui est commune aux membres de la catégorie sociale à laquelle il appartient. Bourdieu, quant à lui insiste sur « le processus d’inculcation et d’appropriation nécessaire pour que ces produits de l’histoire collective parviennent à se reproduire sous la forme de dispositions durables dans tous les organismes ». L’habitus n’est pas l’habitude parce que cette dernière est exclusivement reproductrice alors que l’habitus crée inconsciemment en chacun de nous des comportements qui apportent des réponses nouvelles à des situations nouvelles mais indépendamment de l’individu.
Je suis après tout libre de ne pas avoir de portable mais que vais-je répondre à mes amis, mes proches, voire mon employeur quand ils vont me demander mon numéro entendant par là celui auquel je suis « nécessairement » joignable ? C’est la nature même de cette nécessité qui est fondamentale, intéressante. Il y a quelque chose du portable par le biais de quoi une société insinue dans l’histoire de notre civilisation la fiction d’un individu joignable en tout lieu et en tout temps et la fait devenir « réelle ». L’homme d’aujourd’hui est un « tout communiquant » et la question de savoir si c’est bien ou mal est moins déplacée que « décalée ». On peut toujours la poser si l’on y tient mais on sait très bien que c’est peine perdue, que les valeurs au nom desquelles on pourrait juger défavorablement cette évolution sont celles « d’avant » et qu’elles sont dépassées par ce que l’humanité « devient », étant entendu qu’il n’est au pouvoir de personne de fixer ce qu’elle devrait être, ou ce qu’elle aurait du être. L’humanité suit le rythme imprévisible de ces cristallisations d’habitus, exactement sur le modèle d’un accouchement prolongé, continu dont on ne ferait que suivre la cadence de contractions (mais en ce sens que l’on contracte des habitudes, ou plutôt des habitus). L’accouchement n’accoucherait de rien mais consisterait simplement dans le devenir de ses contractions.
L’habitus nous permet de nous représenter l’humanité comme un matériau flexible, à la fois imprévisible et fusionnel dans lequel des plis de comportement, des gestuelles (hexis) et des jeux d’interactions sociales s’autorégulent. On pourrait dire que le phénomène humain est infiniment muable et fluide. Il est à la fois créateur et destructeur d’habitudes et ce mouvement qui affecte tout le monde n’est à proprement parler le fait de personne.

Si nous essayons maintenant de situer la notion d’obsolescence programmée par rapport à celle d’habitus, nous réalisons à quel point finalement elle la « nie » et s’attaque ainsi sans s’en apercevoir à un adversaire contre lequel elle n’est pas de taille à batailler, tout simplement parce que l’habitus est un concept du vivant alors que cette obsolescence programmée est celle d’un certain type d’économie libérale dont il s’agit pour nous désormais de saisir dans quelle mesure elle est une anomalie. Quiconque fait ses courses dans une grande surface ou écoute les discours des défenseurs de la prostitution saisit parfaitement ce décalage s’il est de bonne foi. Ce n’est pas une question de morale, c’est plutôt une affaire de bon sens, de perception d’un fond d’économie vivante fondé sur le principe du « gagnant gagnant » dénaturé par l’idéologie libérale du « donnant donnant ». Elisabeth Badinter, entre autres, s’insurge contre la loi souhaitant pénaliser les clients de la prostitution et demande qu’on lui dise « au nom de quoi on devrait interdire à une femme de vendre son corps si elle le souhaite ».
Et la réponse est très simple : ce n’est pas du tout au nom d’une valeur ou d’un devoir mais tout simplement au regard de cette évidence physique qu’est la nature unique et irréductible du flux de dépense énergétique dans lequel nous consistons. Ce n’est pas que nous ne puissions pas nous donner, nous offrir c’est que nous ne pouvons pas nous vendre, parce que pour faire cela il faudrait que l’on ait à soi-même de soi-même le regard que l’on peut avoir d’une marchandise et plus qu’immoral ce regard est impossible. Ce corps dans lequel je suis présent au monde n’est pas ce que j’ai mais ce que je suis, ce qui ne cesse de s’offrir à un jeu continuel d’interactions subtil avec mon milieu qui excède totalement du cadre restreint d’un flux de régulations monétaires. Exister c’est dépenser et pas survivre. Le propre du vivant, c’est l’impossibilité de fixer du vital. « On ne sait pas ce que peut un corps » (Spinoza). Que des hommes ou des femmes s’offrent à des inconnus ne posent aucun problème s’ils le souhaitent, mais qu’ils se vendent n’est pas vraiment concevable, non pas par rapport à la morale mais plutôt à cette constante mobilité des flux d’interactions dans lesquels s’effectuent incessamment des agencements imperceptibles où se tissent les fils de nos existences stylisées. 

Le problème de la prostitution c’est qu’elle n’est pas à la hauteur de l’œuvre de stylisation subtile du vivant, de la même façon que l’économie libérale n’est pas à la hauteur de l’économie biotique. Pour qu’une prostituée se vende, encore faudrait-il que son corps lui appartienne mais « être un corps » définit une situation qui est tellement et exclusivement « elle » qu’il n’est pas en son pouvoir d’en faire quelque chose. Il est seulement de sa puissance de libérer toute la force que cette « situation » contient, c’est-à-dire aussi tout ce que cette situation « devient », et c’est en ce devenir qu’être soi consiste parce qu’être est structurellement un « don » et pas un échange. Les clients des prostituées manquent moins de dignité que de « style » et c’est peut-être le seul crime vraiment grave que d’accuser le coup d’une telle déficience.
Toute l’erreur de perspective de l’obsolescence programmée vient du fait qu’elle se fonde sur un principe d’addiction qui ne constitue que la partie négative, régressive, figée de l’habitus, alors que l’évolution même du vivant prouve l’efficience prépondérante de la créativité, de la souplesse et de l’ingéniosité des espèces au sein de l’écosystème. Pour présenter les choses plus clairement, le fait d’intégrer à la mise sur le marché d’un produit sa courte durée d’utilisation vise à programmer la succession rapide des séquences d’achat, d’épuisement et à nouveau d’achat ou bien à rendre indispensable pour l’utilisation d’un produit l’acquisition d’un autre produit, bref à « surfer » sur des rythmes et des réseaux de dépendance à l’égard de comportements qui sont inscrits dans les mœurs de l’époque donnée d’une société donnée mais si l’obsolescence programmée s’appuie sur le caractère non dispensable du besoin créé par l’habitude, elle ne prend pas en considération l’efficience contractive de l’habitus. 

Qu’une économie fondée sur l’échange ait besoin de l’obsolescence programmée pour perdurer annonce quelque chose de sa fin prochaine. Si, en effet, le produit a besoin de disparaître pour se rendre indispensable, il crée nécessairement dans le lien de dépendance qu’il avait tissé avec le consommateur des ruptures, des périodes d’indépendance forcées, de sevrage, de détournement au cœur desquels l’ingéniosité du besoin ne peut que s’exercer pleinement précisément parce que ce n’est pas seulement une ingéniosité des besoins. Miser sur la dépendance des besoins se révèle vite être un faux calcul dés lors  que le besoin de vivre est débordé par le désir d’être et il ne peut en être autrement.


Si elle s’adressait à des consommateurs séparés, peut-être l’obsolescence programmée pourrait-elle demeurer efficiente dans la mesure où nos « ego » sont effectivement sans défense devant l’indispensabilité d’un produit que l’on a intégré à nos habitudes, mais s‘il faut aller chercher au plus profond des « expériences limite » de l’humanité, nous trouvons dans le récit de camp de Robert Anthelme une analyse du besoin particulièrement éclairante au fil de laquelle il apparaît dans le dépouillement total de l’individu privé de toute ressources « vitales » « le pur besoin d’être » indépendamment de toute jouissance, de tout réconfort, de toute promesse. Ce « besoin », loin de faire signe d’un manque, décrit l’effort de stylisation que met en œuvre l’existence visant simplement à persister. Aucun d’entre nous n’est un « ego » au regard de ce désir de l’être de persister dans son être. Rien n’est faux dans la notion d’obsolescence, c’est plutôt « programmée » qui pose question, dans la mesure où l’existence même ne peut pas se définir autrement que dans les stratégies d’évitement de toute programmation. Il est une générosité fondamentale à l’œuvre dans tout processus d’obsolescence « pure ».


Nous ne vivons finalement que pour mourir et c’est la raison pour laquelle chacun des gestes que nous saurons éclairer de ce jour infiniment nuancé sera « gracieux », de la même façon qu’on dit d’une prestation gratuite qu’elle est effectuée « à titre gracieux ». Que nous le souhaitions ou pas il est toujours un ultime niveau de ce que c’est que vivre qui tient du pur bénévolat. Aussi loin que puisse aller l’ingénieuse médiocrité des programmateurs de l’obsolescence, leurs travaux sont  structurellement voués à l’échec. Plus ils travaillent en vue de rendre l’objet indispensable par son obsolescence, plus ils œuvrent  inconsciemment à la mise en évidence de sa dispensabilité. C’est toujours sur le fond d’une gratuité continue et exhaustive (la mort) que se machinent inutilement les stratégies commerciales du chantage (l’addiction à l’achat).



jeudi 23 janvier 2014

"Peut-on donner un sens au travail?"



Nous ne réfléchissons pas aujourd’hui aux raisons qui nous poussent à travailler, tout simplement parce que le travail en tant qu’activité salariée est la clé de voûte de notre intégration sociale, ce qui nous donne les moyens de vivre par l’entremise d’une tractation entre nous et notre employeur, ce qui nous permet de nous engager dans le cadre d’une utilité spécifiée à la collectivité et d’être ainsi reconnu et reconnaissable par elle. Le travail nous donne donc une identité sociale. A une personne que nous rencontrons, nous demandons souvent « ce qu’elle fait dans la vie » en entendant pas là son métier, comme si ce que nous faisions dans la vie consistait non pas à « vivre » mais à trouver dans la société les moyens de rester vivant. Nous travaillons pour gagner notre vie, ce qui sous-entend qu’il ne suffit pas d’être vivant pour vivre, encore faut-il constamment négocier, échanger, trouver le cadre à l’intérieur duquel nous allons pouvoir exercer notre force de travail en échange d’une rétribution qui nous permettra d’entretenir notre vie. Bref, « il faut bien vivre » même si, à cause de cela, nous cessons d’ « exister ».
Cette distinction est particulièrement éclairante pour cette question : vivre est une réalité organique, biologique, c’est avoir un cœur qui bat, une respiration qui s’active, etc. C’est être en vie au même titre qu’un animal, une plante verte ou une bactérie. Exister pointe, à l’intérieur même de cette définition exclusivement clinique de la vie, un « élan », un mouvement, une énergie, un vouloir-vivre, comme si l’acte de vivre ne pouvait pas s’activer dans mon être d’une autre source d’énergie que celle-là même de mon être. Exister, ce n’est pas simplement vivre, c’est « tenir à vivre », donner au fait d’être soi de quoi s’effectuer, se produire, se réaliser, donner sa chance au fait d’être soi ici et maintenant.

Ainsi, par exemple, dans les camps d’extermination, les conditions minimales de vie n’étaient pas assurées, et pourtant certains prisonniers sont restés vivants. Devant ce phénomène, on peut toujours alléguer scientifiquement les différences de constitution en affirmant que nous ne sommes pas physiquement, organiquement égaux devant la mort (on en reste alors à une explication purement « mécanique »). Mais on peut également rendre raison de ces vies qui « ont tenu » en désignant cet élan, c’est-à-dire en soutenant que notre vie n’est pas définissable comme une courbe normée qui se maintiendrait entre des seuils de subsistance prérequis mais comme une énergie qui, contre toute attente et toute vraisemblance, a pu s’ancrer dans un milieu franchement hostile, trouvant en elle de quoi demeurer elle-même.
En d’autres termes, si ces prisonniers ont survécu, ce n’est pas parce qu’ils étaient d’emblée plus physiquement résistants que ceux qui sont morts mais parce qu’ils tenaient plus qu’eux « à exister », étant entendu que l’on ne comprend rien de la vie tant que l’on se contente de la concevoir comme une courbe entre deux seuils. Placés dans des conditions de vie atroces, sans espoir ni avenir, il est évident que la plupart des prisonniers ne pouvaient plus trouver hors d’eux de sens à l’existence, mais toute la question qui se pose ici est alors celle de savoir dans quelle mesure la différence entre le fait de vivre et celui d’exister ne consisterait pas dans la capacité de « l’exister » à se soutenir de lui-même, à se nourrir de soi, propriété dont nous avons vu qu’elle constituait le propre du désir (se nourrir de ses propres faims). C’est très exactement à ce désir (conatus) que fait référence Spinoza quand il affirme que « l’effort d’une chose pour persévérer dans son être n’est rien d’autre que l’essence actuelle de cette chose. » Les prisonniers survivants des camps n’étaient pas dotés de corps constitutionnellement plus puissants que ceux qui y sont morts, mais par contre ils ont pu, mieux qu’eux, se satisfaire et s’entretenir du simple fait d’être. Ils se sont ingéniés à exister plus qu’à survivre.

Que nous fassions référence à la nécessité vitale de satisfaire nos besoins de confort minimal et de nourriture ou à la nécessité sociale d’être reconnu par nos semblables comme membre à part entière d’une communauté, nous évoquons des nécessités extérieures et justifions l’exercice de notre activité salariée par ce qui n’est pas elle, mais ce dont elle est le moyen, la médiation. De la même façon que les rescapés des camps ont su trouver dans le « fait d’être » des raisons suffisantes pour continuer à être, la question se pose à l’égard de notre travail de savoir s’il nous donne de lui-même le sens de notre existence plutôt que les conditions de notre survie, étant entendu que c’est le premier plutôt que les secondes qui, en toute dernière instance, explique et justifie le fait que nous soyons encore vivants. Nous mesurons maintenant l’enjeu d’un tel sujet : se pourrait-il que le travail et les conditions dans lesquelles nous le pratiquons aujourd’hui soient fondés sur un marché de dupe et qu’en faisant mine de nous assurer la vie, le travail salarié nous prive de l’existence, c’est-à-dire de la « vraie » vie, la seule qui en nous, vraiment « vive » ?
C’est pourquoi il nous faut conduire jusqu’à son terme la distinction que nous avons entreprise : vivre est une affaire de conditions et de moyens alors qu’exister est une question de « style ». Dans la première option, l’essentiel est de vivre à tout prix, quoi qu’il en coûte, d’accepter finalement n’importe quel travail pourvu qu’il me garantisse le minimum vital pour vivre et, si je m’en sors bien, pour envoyer à mes semblables les signes extérieurs de ma réussite (vivre est question de conditions et de niveaux), éventuellement les écraser sous le poids de ce succès apparent. Dans la seconde, ce qui est fondamental n’est pas de vivre mais d’être, d’entretenir en soi le fait d’être soi, de cultiver le fait d’être comme une plante rare, originale et stylisée. Le mot d’ordre du travail vital pourrait être : « plutôt me trahir que mourir ou être pauvre », celui du travail « impliqué » serait « plutôt mourir que de ne pas être », mais la référence aux camps de la mort nous a permis de saisir qu’en réalité, ceux qui ont survécu sont précisément ceux qui ont trouvé des raisons d’être dans le fait d’être. Faire de sa vie une œuvre d’art plutôt qu’une copie certifiée conforme : c’est bien le message que les Stoïciens nous envoyaient dés l’antiquité. La philosophie désigne peut-être moins, dans cette perspective, un style de vie que l’affirmation selon laquelle la vie n’est qu’affaire de style (il faut lire, sur ce sujet, l'oeuvre de Pierre Hadot: "la philosophie comme manière de vivre")


samedi 18 janvier 2014

Les Voeux d'Ariane Mnouchkine


(Il ne s'agit pas de rajouter une voix à cette cacophonie des voeux pour la nouvelle année dont, soyons réalistes, tout le monde se moque éperdument. Ce texte dit avec justesse et simplicité tout ce que l'on peut adresser de manière sincère aux personnes proches ou lointaines affectivement que nous côtoyons tous les jours. Les grandes révolutions n'amènent que des périodes de terreurs et des camps de rééducation. Les petites révolutions, elles, sont toujours là à notre portée et de plus grande conséquence que l'on pense: dans une parole lancée un peu au hasard qui aurait fait mouche sans qu'on s'en doute, dans tel projet évoqué sans grande conviction mais relayé par une autre personne, dans un sourire complice peuplant chez un ami discret des solitudes dont on n'a pas idée)

« Mes chères concitoyennes, mes chers concitoyens,
À l’aube de cette année 2014, je vous souhaite beaucoup de bonheur.
Une fois dit ça… qu’ai-je dit? Que souhaité-je vraiment ?
Je m’explique :
Je nous souhaite d’abord une fuite périlleuse et ensuite un immense chantier.
D’abord fuir la peste de cette tristesse gluante, que par tombereaux entiers, tous les jours, on déverse sur nous, cette vase venimeuse, faite de haine de soi, de haine de l’autre, de méfiance de tout le monde, de ressentiments passifs et contagieux, d’amertumes stériles, de hargnes persécutoires.
Fuir l’incrédulité ricanante, enflée de sa propre importance, fuir les triomphants prophètes de l’échec inévitable, fuir les pleureurs et vestales d’un passé avorté à jamais et barrant tout futur.
Une fois réussie cette difficile évasion, je nous souhaite un chantier, un chantier colossal, pharaonique, himalayesque, inouï, surhumain parce que justement totalement humain. Le chantier des chantiers.
Ce chantier sur la palissade duquel, dès les élections passées, nos élus s’empressent d’apposer l’écriteau : “Chantier Interdit Au Public“
Je crois que j’ose parler de la démocratie.
Etre consultés de temps à autre ne suffit plus. Plus du tout. Déclarons-nous, tous, responsables de tout.
Entrons sur ce chantier. Pas besoin de violence. De cris, de rage. Pas besoin d’hostilité. Juste besoin de confiance. De regards. D’écoute. De constance.
L’Etat, en l’occurrence, c’est nous.
Ouvrons des laboratoires, ou rejoignons ceux, innombrables déjà, où, à tant de questions et de problèmes, des femmes et des hommes trouvent des réponses, imaginent et proposent des solutions qui ne demandent qu’à être expérimentées et mises en pratique, avec audace et prudence, avec confiance et exigence.
Ajoutons partout, à celles qui existent déjà, des petites zones libres.
Oui, de ces petits exemples courageux qui incitent au courage créatif.
Expérimentons, nous-mêmes, expérimentons, humblement, joyeusement et sans arrogance. Que l’échec soit notre professeur, pas notre censeur. Cent fois sur le métier remettons notre ouvrage. Scrutons nos éprouvettes minuscules ou nos alambics énormes afin de progresser concrètement dans notre recherche d’une meilleure société humaine. Car c’est du minuscule au cosmique que ce travail nous entrainera et entraine déjà ceux qui s’y confrontent. Comme les poètes qui savent qu’il faut, tantôt écrire une ode à la tomate ou à la soupe de congre, tantôt écrire Les Châtiments.  Sauver une herbe médicinale en Amazonie, garantir aux femmes la liberté, l’égalité, la vie souvent.
Et surtout, surtout, disons à nos enfants qu’ils arrivent sur terre quasiment au début d’une histoire et non pas à sa fin désenchantée. Ils en sont encore aux tout premiers chapitres d’une longue et fabuleuse épopée dont  ils seront, non pas les rouages muets, mais au contraire, les inévitables auteurs.
Il faut qu’ils sachent que, ô merveille, ils ont une œuvre, faite de mille œuvres, à accomplir, ensemble, avec leurs enfants et les enfants de leurs enfants.
Disons-le, haut et fort, car, beaucoup d’entre eux ont entendu le contraire, et je crois, moi, que cela les désespère.
Quel plus riche héritage pouvons-nous léguer à nos enfants que la joie de savoir que la genèse n’est pas encore terminée et qu’elle leur appartient.
Qu’attendons-nous ? L’année 2014 ? La voici.
                                                                                       Ariane Mnouchkine