samedi 15 février 2014

"Peut-on donner un sens au travail?" - Choix de textes et recadrage



Nous avons récemment évoqué en cours la distinction entre sens « transcendant et sens immanent ». S’agit-il de donner au travail une dynamique sous le mouvement de laquelle il participe à quelque chose qui le dépasse (transcendant) ou bien est-il question de constituer « de toute pièce » au cœur de l’activité travailleuse et par elle un sens qui nous permette de nous y installer, de nous faire exister (plutôt que vivre) dans l’efficience même de l’ouvrage, voire de l’œuvre dans laquelle nous investissons notre énergie (immanence) ?

Dans cette perspective, on peut envisager de traiter d’abord le sens transcendant et d’envisager successivement la thèse selon laquelle le travail permet à l’homme de se dépasser, de participer à un progrès du genre humain, à un sens de l’histoire. Or, la position de Karl Marx est ambiguë de ce point de vue là : si, comme il a été vu en cours, il ne fait pas de doute que pour lui le travail, l’évolution des forces productives est le moteur de l’histoire, il est en même temps difficile de le situer dans cette première partie tant il n’inscrit jamais sa réflexion dans le cadre d’un sens transcendant. C’est pourquoi il est beaucoup plus justifié d’évoquer Hegel.
Certains aspects de la philosophie du travail de Marx pourraient se concevoir comme inspirés de Hegel mais sans la transcendance. L’extrait de « la phénoménologie de l’esprit » qui suit permet de rendre compte de l’esprit de nuance qui distingue ces deux philosophies. Il convient de le rapporter à « la dialectique du maître et de l’esclave » qui a récemment été étudiée en cours :
« Le maître, qui ne travaille pas, ne produit rien de stable en dehors de soi. Il détruit seulement les produits du travail de l’Esclave. Sa jouissance et sa satisfaction restent ainsi purement subjectives : elles n’intéressent que lui et ne peuvent donc être reconnues que par lui ; elles n’ont pas de vérité, de réalité objective révélée à tous. Aussi, cette « consommation », cette jouissance oisive de maître, qui résulte de la satisfaction « immédiate » du désir, peut tout ou plus procurer quelque plaisir à l’homme (au maître) ; elle ne peut jamais lui donner la satisfaction complète et définitive. Le travail est par contre un Désir refoulé, un évanouissement arrêté ; ou en d’autres termes, il forme et éduque. Le travail trans-forme le Monde et civilise, éduque l’homme. L’homme qui veut ou doit travailler, doit refouler son instinct qui le pousse à consommer immédiatement l’objet brut.
Et l’esclave ne peut travailler pour le maître, c’est-à-dire pour un autre que lui qu’en refoulant ses propres désirs. Il se transcende donc en travaillant ; ou si l’on préfère, il s’éduque, il « cultive », il « sublime » ses instincts en les refoulant. D’autre part, il ne détruit pas la chose telle qu’elle est donnée. Il diffère la destruction de la chose en la transformant d’abord par le travail, il la prépare pour la consommation, c’est-à-dire qu’il la forme. Dans le travail, il transforme les choses et se transforme en même temps lui-même : il forme les choses et le monde en se transformant, en s’éduquant lui-même ; et il s’éduque, il se forme, en transformant des choses et le monde. »


Le texte de Marx distribué en cours portant sur la distinction entre la valeur et l’usage de la force de travail peut par contre servir de référence, dans une deuxième partie, afin de remettre en cause la possibilité pour le travailleur de donner du sens au travail dans une économie capitaliste dont la dynamique est motivée par le surtravail, c’est-à-dire l’extorsion de cette part de travail socialement exigée du travailleur en plus de ce qui serait nécessaire à assurer sa vie.
Nous avons également évoqué lors de la dernière séance des éléments susceptibles d’être utilisés pour la partie 3 concernant un sens immanent au travail. Or, il existe un autre texte de Marx (un grand merci à Marie Line Bretin pour cette référence) qui, non seulement, s’inscrit parfaitement dans cette perspective mais entre étrangement résonance avec de nouvelles formes de production qui aujourd’hui commence à peine de faire parler d’elles (les « fab Lab » et la possibilité pour chacun de nous de contrôler et d’activer la totalité du processus de production – Tout le capitalisme repose sur la distinction entre les producteurs et les propriétaires des moyens de production, or c’est précisément elle que les « fab lab » rendent obsolète).

« Supposons, que nous produisions comme des êtres humains : chacun de nous s’affirmerait doublement dans sa production, soi-même et l’autre. 1. Dans ma production, je réaliserais mon individualité, ma particularité ; j’éprouverais, en travaillant, la jouissance d’une manifestation individuelle de ma vie, et dans la contemplation de l’objet, j’aurais la joie individuelle de reconnaître ma personnalité comme une puissance réelle, concrètement saisissable et échappant à tout doute. 2. Dans ta jouissance ou ton emploi de mon produit, j’aurais la joie spirituelle de satisfaire par mon travail un besoin humain de réaliser la nature humaine et de fournir au besoin d’un autre l’objet de sa nécessité. 3. J’aurais conscience de servir de médiateur entre toi et le genre humain, d’être reconnu et ressenti par toi comme un complément à ton propre être et comme une partie nécessaire de toi-même, d’être accepté dans ton esprit comme dans ton amour. 4. J’aurais, dans mes manifestations individuelles, la joie de créer la manifestation de ta vie, c’est-à-dire de réaliser et d’affirmer dans mon activité individuelle ma vraie nature, ma sociabilité humaine. Nos productions seraient autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l’un vers l’autre. »

L’évocation de la toile de Pénélope et de la différence entre l’agôn et l’aïon dont il a également été question lors du dernier cours s’inscrit dans cette troisième partie mais sous un angle très particulier : jusqu’où peut-on aller dans la conception de l’immanence d’un sens du travail ?  Tisser pour tisser, « œuvrer » indépendamment de toute finalité, de toute aspiration à un produit fini : ne serait-ce pas l’accomplissement le plus total du travail, la forme la plus immanente de « l’agir » en ceci qu’il n’est rien d’une éventuelle aliénation du travailleur qui puisse ici et maintenant trouver « là » la moindre prise ?

"Le bonheur s'apprend-t-il ?" - Choix de textes



Texte de Friedrich Nietzsche extrait de son livre  "Aurore" (1881)
« A l’individu, dans la mesure où il cherche son bonheur, il ne faut donner aucun précepte sur le chemin qui mène au bonheur : car le bonheur individuel jaillit selon des lois propres, inconnues de tous, il ne peut être qu’entravé et arrêté par des préceptes qui viennent du dehors. Les préceptes que l’on appelle « moraux » sont en vérité dirigés contre les individus et ne veulent absolument pas leur bonheur. Ces préceptes se rapportent tout aussi peu « au bonheur et au bien de l’humanité » car il est absolument impossible d’associer à ces mots des concepts précis et moins encore de s’en servir comme d’un repère sur l’obscur océan des aspirations morales. C’est une erreur de croire que le but inconscient dans l’évolution de chaque être conscient (animal, homme, humanité) soit « son plus grand bonheur » : il y a, au contraire sur toutes les échelles de l’évolution, un bonheur particulier et incomparable à atteindre, ni supérieur ni inférieur, mais précisément individuel (…) Ce n’est que si l’humanité avait un but universellement reconnu que l’on pourrait exposer des impératifs, dans la façon d’agir : provisoirement un pareil but n’existe pas. »

Quelques éléments d’explication : Nietzsche insiste ici sur le fait qu’il est impossible de définir des principes, des modes opératoires qui permettraient à tous les hommes d’être heureux. Il y a bien des préceptes qui nous invitent à adopter des comportements mais ce sont des préceptes moraux, lesquels nous décrivent ce qui constitue une  « bonne action ». Mais une bonne action n’a rien à voir avec une attitude qui m’apporterait un bien-être stable. La vertu n’est pas la sérénité. Il est impossible de faire du bonheur un concept universel, donc il ne peut s’apprendre.


Texte d’Aristote extrait de son livre « Ethique à Nicomaque » (IV siècle avt JC)
« Mais sans doute l’identification du bonheur et du Souverain Bien (accord du bonheur et de la vertu) apparaît-elle comme une chose sur laquelle tout le monde est d’accord ; ce qu’on désire encore, c’est que nous disions plus clairement quelle est la nature du bonheur. Peut-être pourrait-on y arriver si on déterminait la fonction de l’homme. De même, en effet, que dans le cas d’un joueur de flûte, d’un statuaire, ou d’un artiste quelconque, et en général pour tous ceux qui ont une fonction ou une activité déterminée, c’est dans la fonction que réside, selon l’opinion courante, le bien, le « réussi », on peut penser qu’il en est de même pour l’homme, s’il est vrai qu’il y ait une certaine fonction spéciale à l’homme. Serait-il possible qu’un charpentier ou un cordonnier aient une fonction et une activité à exercer, mais que l’homme n’en ait aucune et que la nature l’ait dispensé de toute œuvre à accomplir ? (…) Mais alors en quoi peut-elle consister ? Le simple fait de vivre est, de toute évidence, une chose que l’homme partage même avec les végétaux ; or ce que nous recherchons, c’est ce qui est propre à l’homme. Nous devons donc laisser de côté la vie de nutrition et la vie de croissance. Viendrait ensuite la vie sensible mais celle-là encore apparaît commune avec le cheval, le bœuf et tous les animaux. Reste donc une certaine vie pratique de la partie rationnelle de l’âme, partie qui peut être envisagée, d’une part au sens où elle est soumise à la raison et, d’autre part, au sens où elle possède la raison et l’exercice de la pensée. »

Quelques éléments d’explication : cette incompatibilité entre le bonheur et la morale, c’est justement ce qu‘Aristote, bien avant que Nietzsche la soutienne, avait contredit. Pour le philosophe grec, il est impossible d’être heureux sans être vertueux. L’accomplissement de son bien être, c’est la perfection morale de son être. On ne peut s’étonner dés lors, que la conclusion d’Aristote soit évidemment à l’opposé de celle de Nietzsche. Etre heureux, c’est parvenir à la réalisation de sa nature, mais encore faut-il que je sache en quoi consiste ma nature et cela n’est possible qu’à la condition que je connaisse la fonction que je dois assurer en tant que membre du genre humain. Pour Aristote « la nature ne fait rien en vain ». L’accomplissement d’une plante réside dans le fait de croître, celui de l’animal dans la réactivité, dans la sensibilité, celui de l‘homme dans sa raison. Il s’ensuit logiquement qu’être heureux revient à exercer sa raison. Non seulement, être heureux s’apprend mais nous pourrions dire qu’en tant qu’activité de l’esprit, apprendre, c’est être heureux


Texte d’Epicure extrait de « la lettre à Ménécée » (IVe - IIIe siècle avant JC)
 « C’est un grand bien, croyons-nous, que de savoir se suffire à soi-même non pas qu’il faille toujours vivre de peu en général, mais parce que si nous n’avons pas l’abondance, nous saurons être contents de peu, bien convaincus que ceux-là jouissent le mieux de l’opulence, qui en ont le moins besoin. Tout ce qui est naturel s’acquiert aisément, malaisément ce qui ne l’est pas. Les saveurs ordinaires réjouissent à l’égal de la magnificence dès lors que la douleur venue du manque est supprimée. Le pain et l’eau rendent fort vif le plaisir, quand on en fut privé. Ainsi l’habitude d’une nourriture simple et non somptueuse porte à la plénitude de la santé, elle rend l’homme capable d’accomplir aisément ses occupations, elle nous permet de mieux jouir des nourritures coûteuses quand, par intermittence, nous nous en approchons, elle nous enlève toute crainte des coups de la fortune. Partant, quand nous disons que le plaisir est le but de la vie, il ne s’agit pas des plaisirs déréglés ni des jouissances luxurieuses ainsi que le prétendent ceux qui ne nous connaissent pas, nous comprennent mal ou s’opposent à nous. Par plaisir, c’est bien l’absence de douleur dans le corps et de trouble dans l’âme qu’il faut entendre. Car la vie de plaisir ne se trouve pas dans d’incessants banquets et fêtes, ni dans la fréquentation de jeunes garçons et de femmes, ni dans la saveur des poissons et des autres plats qui ornent les tables magnifiques, elle est dans un raisonnement vigilant qui s’interroge sur les raisons d’un choix ou d’un refus, délaissant l’opinion qui avant tout fait le désordre de l’âme. »

Quelques éléments d’explication : ce n’est pas parce que le bonheur ne s’apprend pas, selon Epicure qu’il n’est pas pour autant le résultat d’un « travail sur soi », lequel consiste à savoir distinguer les désirs vains des désirs naturels et parmi ceux-ci ceux qui sont seulement naturels et ceux qui sont naturels et nécessaires. Il suffit de faire confiance au corps pour jouir de sa capacité à nous faire ressentir clairement parmi les plaisirs ceux qui nous enchaînent à d’autres plaisirs et ainsi nous enferment dans le cercle vicieux d’une surenchère douloureuse (c’est finalement le processus même de l’addiction) et ceux qui manifestent simplement le contentement de la chair épanouie, reposée, auto-suffisante. Le bonheur s’apprend en ce sens qu’il se travaille et s’expérimente mais il n’est pas l’objet d’une connaissance intellectuelle (contrairement à Aristote)


Texte de Rousseau extrait de son livre « Rêverie du promeneur solitaire. » (1778)
« Mais s’il est un état où l’âme trouve une assiette assez solide pour s’y reposer tout entière et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d’enjamber sur l’avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière ; tant que cet état dure celui qui s’y trouve peut s’appeler heureux, non d’un bonheur imparfait, pauvre et relatif tel que celui qu’on trouve dans les plaisirs de la vie, mais d’un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de remplir. Tel est l’état où je me suis trouvé souvent à l’île de Saint-Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de l’eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs au bord d’une belle rivière ou d’un ruisseau murmurant sur le gravier. De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d’extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme Dieu. Le sentiment de l’existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix, qui suffirait seul pour rendre cette existence chère et douce à qui saurait écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire et en troubler ici-bas la douceur. Mais la plupart des hommes, agités de passions continuelles, connaissent peu cet état, et ne l’ayant goûté qu’imparfaitement durant peu d’instants n’en conserve qu’une idée obscure et confuse qui ne leur en fait pas sentir le charme. »

Quelques éléments d’explication : c’est une version à peine plus approfondie de l’intuition d’Epicure que Jean-Jacques Rousseau décrit dans ce texte, notamment parce qu’il situe la jouissance du bonheur dans le temps : Etre heureux, c’est se satisfaire d’être là, jouir de l’existence dans son ressenti le plus neutre, le plus épuré, le plus présent. Etre heureux se travaille, donc mais dans la mesure où il s’agit de ne pas le chercher là où il n’est pas. Mais où n’est-il pas ? La réponse est déconcertante de justesse et de facilité : le bonheur n’est ni ailleurs, ni avant, ni après. Il est ici et maintenant. Or il n’est rien de tout ce que nous vivons qui soit ailleurs « qu’ici » ou dans un autre temps que « maintenant ». Le bonheur est toujours efficient, partout, il suffit de se déconditionner de l’habitude de le chercher ailleurs pour le trouver « ici ».


Texte de J-M.G. Le Clézio extrait de « l’Extase matérielle » (1967)
« L’idée du bonheur est le type même du malentendu. Pourquoi le bonheur ? Pourquoi faudrait-il que nous soyons heureux ? De quoi pourrait bien se nourrir un sentiment si général, si abstrait, et pourtant si lié à la vie quotidienne ? Quelque soit l’idée qu’on s’en fait, le bonheur est simplement un accord entre le monde et l’homme ; il est une incarnation. Une civilisation qui fait du bonheur sa quête principale est vouée à l’échec et aux belles paroles. Il n’y a rien qui justifie un bonheur idéal, comme il n’y a rien qui justifie un amour parfait, absolu ou un sentiment de foi totale, ou un état de santé perpétuelle. L’absolu n’est pas réalisable : cette mythologie ne résiste pas à la lucidité. La seule vérité est d’être vivant, le seul bonheur est de savoir qu’on est vivant.
L’absurdité des généralisations des mythes et des systèmes, quels qu’ils soient, c’est la rupture qu’ils supposent avec le monde vivant. Comme si ce monde-là n’était pas assez vaste, pas assez tragique ou comique, pas assez insoupçonné pour satisfaire aux exigences des passions et de l’intelligence. »

Quelques éléments d’explication : en un sens, L’écrivain J-M.G. Le Clézio poursuit l’idée de Jean-Jacques Rousseau mais il la met au « goût du jour » de notre vie d’aujourd’hui saturée de toutes les tentations d’une société d’abondance. « La seule vérité est d’être vivant, le seul bonheur de savoir qu’on est vivant ». Une fois de plus on saisit bien la nécessité d’un « déconditionnement », donc d’un travail à faire sur soi pour être heureux mais nous en percevons aussi toute la difficulté. Vivant dans un pays « riche », nous sommes « pauvres », précisément parce que nous ne cessons de parler du bonheur, d’en faire l’idéal de notre civilisation des plaisirs et rien n’est peut-être moins indiqué pour vivre une expérience authentiquement que d’en parler. Il existe une intelligence de l’expérimentation qui nous permettrait de jouir du bonheur, à condition que nous nous retenions d’en faire un « mythe » ou d’en dramatiser la « pseudo absence ». L’occidental n’est pas heureux mais il se venge en cultivant une sorte de narcissisme du malheur de très mauvaise facture (quantité d’écrivains médiocres se font reconnaître en usant ce « filon » jusqu’à la fibre).

Conclusion : « Be happy ! »


vendredi 14 février 2014

Café Philo du 14 février - "Peut-on tout donner?"



Peut-on donner sans y être intéressé, et donc sans prélever de ce don « total » un bien « propre » qui ne peut se concevoir suivant une autre modalité que celle d’être retranché à la prétendue totalité de ce don ? Peut-on faire un don d’une « nature » si totale, si pleine qu’il court-circuite radicalement la plus infime possibilité d’un profit, profit par le biais duquel quelque chose, quelque part, se soustrairait au don ? La question du don est donc celle du sacrifice, mais d’un sacrifice qui porterait le souci de son efficience jusqu’à s’ignorer lui-même, c’est-à-dire jusqu’à s’impliquer si profondément dans son activation qu’il ne retirerait du fait d’être aucun profit à être. Peut-on donner si totalement qu’on ne bénéficie pas même en donnant de la jouissance de donner ?
Nous avons en tête des exemples de donateurs dont l’altruisme n’est rien moins que suspect au regard de la joie que leur procure leur apparent désintéressement. Donner est un pouvoir que j’exerce sur le bénéficiaire du don et grâce auquel je prélève sur ce que je donne à l’autre cette part de reconnaissance qu’il ne pourra pas ne pas me vouer. Ce que le don coûte au donateur n’est, en un sens, rien ou en tout cas pas grand chose au regard de ce qu’il en est pour le bénéficiaire d’avoir été crédité d’un don. Pour bien se représenter le problème, il faudrait imaginer le dialogue suivant entre donneur et receveur :
-       Merci vraiment de tout cœur !
-       De rien, ça me fait plaisir !
-       Ah ? Alors vous ne m’avez pas tout donné, il en reste encore. Faites moi don aussi de votre plaisir de me donner, ou plutôt faites m’en grâce, dispensez le ! Allez jusqu’au bout de la générosité de la dépense ! Effacez de l’ardoise jusqu’au souvenir de la dépense, jusqu’à l’idée même qu’il pourrait y en avoir une.


La question est de savoir si l’on peut donner, c’est-à-dire se défaire de tout, jusqu’à se dépouiller du ressenti jouissif de s’être dépouillé. Dans son livre : « Capitalisme, désir et servitude », Frédéric Lordon appuie la réponse négative à cette question sur la définition spinoziste du « conatus » : « chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être ». Cela signifie qu’exister, c’est finalement brûler du désir d’exister. Nous ne sommes pas « quelqu’un », nous brûlons du désir d’être, lequel est à la fois notre condition et notre carburant. C’est un peu comme si nous définissions moins un moteur par ses pièces, sa marque, ou sa spécificité que par sa consommation.
A bien y réfléchir, cette considération de l’existence invalide la notion même de gratuité en posant à la source de ma vie l’intensité de mon intéressement à vivre. Quoi que je fasse, je ne le fais pas « pour rien » parce que je ne le fais pas autrement que par intérêt pour le fait d’exister. Si le propre de l’homme est de désirer, tous nos comportements sont nécessairement intéressés.
 « Mais alors demande Frédéric Lordon, que reste-t-il de la chaleur des relations vraies et de la noblesse de sentiment ? Rien et tout. Rien si l’on tient à maintenir mordicus l’idée d’un altruisme pur, mouvement hors de soi dans lequel le soi renoncerait à tout compte. Tout, pour peu qu’on puisse résister à la réduction qui ne comprend « intérêt » que sur le mode du calcul utilitariste. L’intérêt, c’est la prise de satisfaction, c’est-à-dire l’autre nom de l’objet du désir, dont il épouse l’infinie variété. Est-il seulement possible de nier que l’on soit intéressé à son désir ? Et si c’est impossible, comment refuser alors le statut d’intérêt à tous les objets du désir qui échappent à l’ordre du seul désir économique, comment nier qu’il y aille de l’intérêt  dans la reconnaissance escomptée d’un don, dans l’attente de la réciprocité amoureuse, dans les démonstrations de munificence, dans l’encaissement des profits symboliques de grandeur ou de l’image charitable de soi, tout autant que dans la tenue d’un compte de pertes et de profits mais simplement sur d’autres modes que celui du calcul explicite. »
Ce que Frédéric Lordon suggère ici c’est qu’il nous sera impossible de relever en quelque attitude humaine que ce soit, y compris les plus généreuses ou altruistes (et peut-être surtout celles-ci) l’efficience fondamentale d’une prise d’intérêt, ne serait-ce que parce que Gandhi, par exemple, ne peut poindre à la surface de cet « agir désintéressé » auquel il a si souvent donné lieu qu’en s’y intéressant. Qu’il ait pris le risque de la mort en jeûnant, qu’il ait ainsi manifesté avec tant de force un certain désintéressement à la vie, c’était précisément sa façon, son style, sa manière de marquer son ancrage à l’exister (exister n’est pas vivre). Dans ce jeûne, ce qui s’est exprimé c’est finalement cette devise : « plutôt mourir que de ne pas être… Gandhi », mais être Gandhi c’est libérer exactement le comptant d’énergie dispensable dans l’acte de jeûner, ni plus ni moins que dans l’instant du jeûne.

On perçoit bien ici à quel point il ne s’agit pas de retirer une représentation avantageuse de soi dans l’acte désintéressé que l’on fait, mais plutôt de s’y inscrire. Gandhi donne « tout » en un sens, mais en même temps ce que c’est qu’être Gandhi, c’est précisément ce qui se soustrait au don, ce qui trace son chemin dans l’acte absurde, irrationnel, ce qui se construit dans la pure perte.
Peut-on dire d’une adolescente anorexique qu’elle donne tout ? Non, pas davantage que Gandhi, et cela nous fait bien comprendre que la cause défendue ne fait finalement rien à l’affaire. On peut toujours, en effet, parler de « chantage » concernant le leader indien puisque il s’agissait ni plus ni moins que de mettre sa vie dans la balance dans les dissensions religieuses mettant l’indépendance de l’Inde en péril. Il a « gagné » c’est-à-dire qu’il a retiré tout le bénéfice politique de son sacrifice, mais ce n’est pas de cette prise d’intérêt là dont nous parle Frédéric Lordon car l’anorexique ne tire aucun bénéfice de cette sorte de sa maladie. Ce n’est pas qu’elle attende quelque chose en retour, c’est plutôt qu’elle ne peut pas exister sans manifester dans l’efficience d’être un corps ce détournement de l’ordre fonctionnel organique par le biais duquel elle va s’affirmer comme étant « celui-là ». Ici encore : plutôt mourir que ne pas être ».
Le corps sans organe c’est « le fait d’être » ramené à la durée par le biais de quoi fulgurent certaines vitesses, certains rythmes, certains ralentissements. Ce n’est pas parce qu’un nom propre nous est donné à notre naissance que notre inscription dans l’existence est ratifiée, elle est en constante voie de ratification et c’est bien la raison pour laquelle « nous ne sommes pas » mais brûlons incessamment du désir d’être. Cela signifie que l’intéressement ne désigne pas la motivation de mon être, mais la nature de l’investissement qui se produit pour que « je sois ». Aussi loin que nous puissions aller dans l’intensité de cet effort de tout donner, nous ne saurions donner plus que nous-mêmes, c’est-à-dire plus que l’énergie qui se dispense pour « qu’être soi soit ». Il convient d’aller jusqu’à cette modalité de perception de soi comme flux de variables intensives pour réaliser qu’il n’est pas d’être humain qui puisse exister ailleurs ni autrement que par intérêt.

Le vrai débat se situe finalement entre les philosophes du devoir et ceux de l’intérêt. A la question « peut-on tout donner ? » Kant répondrait d’abord que la question est mal posée. Il faut s’interroger de la façon suivante : « doit-on tout donner ? » et ensuite répondre « oui ». Toute action que l’on fait par intérêt n’est pas morale, seule le sera l’acte accompli par volonté bonne. Nous agissons bien précisément quand nous ne sommes absolument pas personnellement intéressés  à l’action. Kant donne au terme : « tout » présent dans la question une acception universelle. Peut-on agir de telle sorte que la maxime de mon action, son principe directeur soit à même de constituer une communauté de sujets agissant de concert. Puis-je agir de telle sorte que ce soit finalement l’efficience d’un « tout sujet » qui dans mon action s’active et de ce biais active un monde ? Par conséquent, il n’est pas possible de « vraiment » donner, avec tout ce que cela implique de pur désintéressement moral, sans évacuer radicalement du mobile de mon action la plus infime trace d’un ressenti de jouissance à donner. Si je ressens cela, je n’ai pas tout donné, l’universalité de la maxime de mon action n’est pas parvenue à gommer de mon moi son ancrage à l’affectif, à l’égoïste, à l’intéressé. Mais alors la question se pose de savoir en quoi consiste vraiment le sens qu’un sujet moral kantien ayant tout donné à l’esprit universel de la loi peut donner à l’existence, à ce que c’est pour lui d’exister.
A Kant s’oppose la belle définition de la vérité donnée par Kierkegaard : 
« Il s’agit de trouver une vérité qui en soit une pour moi, de trouver l’idée pour laquelle je veux vivre ou mourir…Quel profit pour moi d’une vérité qui se dresserait nue et froide, productrice plutôt d’un grand frisson d’angoisse que d’une confiance qui s’abandonne ? Certes, je ne veux pas le nier, j’admets encore un impératif de la connaissance et qu’en vertu d’un tel impératif on puisse agir sur les hommes, mais il faut alors que je l’absorbe vivant et c’est cela à mes yeux l’essentiel. C’est de cela que mon âme a soif comme les déserts d’Afrique aspirent après l’eau…c’est là ce qui me manque pour mener une vie pleinement humaine et pas seulement bornée au connaître, afin d’en arriver par là à baser ma pensée sur quelque chose non pas d’objectif, qui n’est pas moi, mais qui tienne aux plus profondes racines de ma vie, par quoi je sois comme greffé sur le divin et qui s’y attache, même si le monde croulait. »
On se tromperait gravement en pensant que Kierkegaard affirme ici qu’il s’agit de trouver une vérité pour laquelle on puisse vouloir « tout donner », car la vérité dont il parle est finalement celle que l’on est, celle de se sentir brûler du désir d’être.

Il y a des gens qui s’intéressent au don en le croyant gratuit et il y en a qui « inter-sont » dans le don en l’acceptant gratifiant, en jouissant de tout leur être de se sentir dans l’instant du don rétribué par la jouissance de donner. Le vrai don est donc en un sens « faux ». Il faut être vraiment égoïste, extrêmement exigeant dans la revendication légitime de son plaisir pour être vraiment bienveillant. Ce que la lecture de Marcel Mauss nous apprend sur le don dans certaines sociétés traditionnelles ne réside aucunement dans cette idée selon laquelle le don serait en fin de compte un échange puisque les familles puissantes qui dilapident leur richesse dans le potlatch y bénéficient en retour d’un supplément de considération , c’est bien de don qu’il s’agit, mais justement d’un vrai don, soit d’un don soucieux de faire, en lui, par lui exister celui qui le fait. Ce que manifestent ces cérémonies de « dépense » dans lesquelles tout doit être « donné », c’est l’efficience d’une ardoise virtuelle sur laquelle se crée de l’obligation mais moins à l’égard de quelqu’un que dans l’épaisseur de quelque chose, cette chose étant évidemment en dernier instance l’intéressement à exister.
Il en serait ainsi, de la même façon de la mère rappelant à sa fille le poids étrange et insolvable la dette parentale : « après tout ce que j’ai fait pour toi ». Ce n’est pas du tout qu’elle y croit en le disant, ni qu’elle attende forcément un retour de la part de sa fille, c’est plus simplement qu’elle s’estime en droit d’attendre de ce tout qu’elle a effectivement donné  le ressenti clair de ce qu’elle est, la quantité exacte d’effort d’existence dans lequel elle consiste. La vérité du don intéressé, c’est la quantification, une fois que l’on a compris avec Spinoza qu’exister n’est qu’une affaire de quantification.