samedi 15 février 2014

"Peut-on donner un sens au travail?" - Choix de textes et recadrage



Nous avons récemment évoqué en cours la distinction entre sens « transcendant et sens immanent ». S’agit-il de donner au travail une dynamique sous le mouvement de laquelle il participe à quelque chose qui le dépasse (transcendant) ou bien est-il question de constituer « de toute pièce » au cœur de l’activité travailleuse et par elle un sens qui nous permette de nous y installer, de nous faire exister (plutôt que vivre) dans l’efficience même de l’ouvrage, voire de l’œuvre dans laquelle nous investissons notre énergie (immanence) ?

Dans cette perspective, on peut envisager de traiter d’abord le sens transcendant et d’envisager successivement la thèse selon laquelle le travail permet à l’homme de se dépasser, de participer à un progrès du genre humain, à un sens de l’histoire. Or, la position de Karl Marx est ambiguë de ce point de vue là : si, comme il a été vu en cours, il ne fait pas de doute que pour lui le travail, l’évolution des forces productives est le moteur de l’histoire, il est en même temps difficile de le situer dans cette première partie tant il n’inscrit jamais sa réflexion dans le cadre d’un sens transcendant. C’est pourquoi il est beaucoup plus justifié d’évoquer Hegel.
Certains aspects de la philosophie du travail de Marx pourraient se concevoir comme inspirés de Hegel mais sans la transcendance. L’extrait de « la phénoménologie de l’esprit » qui suit permet de rendre compte de l’esprit de nuance qui distingue ces deux philosophies. Il convient de le rapporter à « la dialectique du maître et de l’esclave » qui a récemment été étudiée en cours :
« Le maître, qui ne travaille pas, ne produit rien de stable en dehors de soi. Il détruit seulement les produits du travail de l’Esclave. Sa jouissance et sa satisfaction restent ainsi purement subjectives : elles n’intéressent que lui et ne peuvent donc être reconnues que par lui ; elles n’ont pas de vérité, de réalité objective révélée à tous. Aussi, cette « consommation », cette jouissance oisive de maître, qui résulte de la satisfaction « immédiate » du désir, peut tout ou plus procurer quelque plaisir à l’homme (au maître) ; elle ne peut jamais lui donner la satisfaction complète et définitive. Le travail est par contre un Désir refoulé, un évanouissement arrêté ; ou en d’autres termes, il forme et éduque. Le travail trans-forme le Monde et civilise, éduque l’homme. L’homme qui veut ou doit travailler, doit refouler son instinct qui le pousse à consommer immédiatement l’objet brut.
Et l’esclave ne peut travailler pour le maître, c’est-à-dire pour un autre que lui qu’en refoulant ses propres désirs. Il se transcende donc en travaillant ; ou si l’on préfère, il s’éduque, il « cultive », il « sublime » ses instincts en les refoulant. D’autre part, il ne détruit pas la chose telle qu’elle est donnée. Il diffère la destruction de la chose en la transformant d’abord par le travail, il la prépare pour la consommation, c’est-à-dire qu’il la forme. Dans le travail, il transforme les choses et se transforme en même temps lui-même : il forme les choses et le monde en se transformant, en s’éduquant lui-même ; et il s’éduque, il se forme, en transformant des choses et le monde. »


Le texte de Marx distribué en cours portant sur la distinction entre la valeur et l’usage de la force de travail peut par contre servir de référence, dans une deuxième partie, afin de remettre en cause la possibilité pour le travailleur de donner du sens au travail dans une économie capitaliste dont la dynamique est motivée par le surtravail, c’est-à-dire l’extorsion de cette part de travail socialement exigée du travailleur en plus de ce qui serait nécessaire à assurer sa vie.
Nous avons également évoqué lors de la dernière séance des éléments susceptibles d’être utilisés pour la partie 3 concernant un sens immanent au travail. Or, il existe un autre texte de Marx (un grand merci à Marie Line Bretin pour cette référence) qui, non seulement, s’inscrit parfaitement dans cette perspective mais entre étrangement résonance avec de nouvelles formes de production qui aujourd’hui commence à peine de faire parler d’elles (les « fab Lab » et la possibilité pour chacun de nous de contrôler et d’activer la totalité du processus de production – Tout le capitalisme repose sur la distinction entre les producteurs et les propriétaires des moyens de production, or c’est précisément elle que les « fab lab » rendent obsolète).

« Supposons, que nous produisions comme des êtres humains : chacun de nous s’affirmerait doublement dans sa production, soi-même et l’autre. 1. Dans ma production, je réaliserais mon individualité, ma particularité ; j’éprouverais, en travaillant, la jouissance d’une manifestation individuelle de ma vie, et dans la contemplation de l’objet, j’aurais la joie individuelle de reconnaître ma personnalité comme une puissance réelle, concrètement saisissable et échappant à tout doute. 2. Dans ta jouissance ou ton emploi de mon produit, j’aurais la joie spirituelle de satisfaire par mon travail un besoin humain de réaliser la nature humaine et de fournir au besoin d’un autre l’objet de sa nécessité. 3. J’aurais conscience de servir de médiateur entre toi et le genre humain, d’être reconnu et ressenti par toi comme un complément à ton propre être et comme une partie nécessaire de toi-même, d’être accepté dans ton esprit comme dans ton amour. 4. J’aurais, dans mes manifestations individuelles, la joie de créer la manifestation de ta vie, c’est-à-dire de réaliser et d’affirmer dans mon activité individuelle ma vraie nature, ma sociabilité humaine. Nos productions seraient autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l’un vers l’autre. »

L’évocation de la toile de Pénélope et de la différence entre l’agôn et l’aïon dont il a également été question lors du dernier cours s’inscrit dans cette troisième partie mais sous un angle très particulier : jusqu’où peut-on aller dans la conception de l’immanence d’un sens du travail ?  Tisser pour tisser, « œuvrer » indépendamment de toute finalité, de toute aspiration à un produit fini : ne serait-ce pas l’accomplissement le plus total du travail, la forme la plus immanente de « l’agir » en ceci qu’il n’est rien d’une éventuelle aliénation du travailleur qui puisse ici et maintenant trouver « là » la moindre prise ?

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