mercredi 5 mars 2014

"D'un univers à l'autre - la propension des choses"



Comment s’effectue le passage d’un univers à un autre dans le conte de Lewis Carroll : « De l’autre côté du miroir » ? L’auteur nous adresse d’abord le message suivant, comme un « avertissement » :



 « Je voudrais ici pouvoir vous répéter la moitié des phrases qu’Alice avait l’habitude de prononcer et qui commençaient par son expression favorite : « Faisons semblant » » Alice joue ensuite avec Kitty, la chatte : « Aimerais-tu vivre dans la Maison du Miroir, Kitty ? Je me demande si l’on t’y donnerait du lait ? Peut-être le lait du Miroir n’est-il pas bon à boire ?... Mais maintenant, oh ! Kitty Maintenant nous en arrivons au couloir. On peut tout juste avoir un petit aperçu de ce qu’est le couloir de la Maison du Miroir, si l’on laisse grande ouverte la porte de notre salon ; ce que l’on en voit ressemble fort à notre couloir, à nous, mais plus loin, vois-tu, il est peut-être tout différent. Oh, Kitty ! Comme ce serait merveilleux si l’on pouvait entrer dans la Maison du Miroir ! Je suis sûre de ce que je dis, oh ! Elle contient tant de belles choses ! Faisons semblant d’avoir découvert un moyen d’y entrer, Kitty. Faisons semblant d’avoir rendu le verre inconsistant comme de la gaze et de pouvoir passer à travers celui-ci. Mais ma parole voici qu’il se change en une sorte de brouillard ! Cela va être un jeu d’enfant de le traverser. » Tandis qu’elle prononçait ces mots, elle se trouva juchée sur la cheminée, sans trop savoir comment elle était venue là. Et à coup sûr, la glace commençait bel et bien à se dissoudre, comme un brouillard de vif argent. » A l’instant suivant, Alice avait traversé la glace et sauté avec agilité dans le salon du Miroir. »


Dans ce passage comme dans une bonne partie de ses œuvres, Lewis Carroll explore et utilise le rapport privilégié de l’enfance avec la perception. Il suffit à chacune et à chacun d’entre nous de se replonger dans les pensées et dans les attitudes de cet âge pour se rappeler du décalage profond qui sépare l’enfant de l’adulte dans l’appréhension d’un intérieur et des meubles qui y séjournent. Comment ne pas être saisi, en effet par l’ouverture de cet autre espace, reflété par le miroir, doublant celui de la pièce réelle ? L’adulte se regarde, corrige sa coiffure et à l’enfant qui le questionnerait expliquerait le phénomène de réflexion par la vitre et le tain dont l’opacité, au travers de la transparence de la vitre, renvoie simplement (on dirait presque « logiquement »)  l’image du « vis-à-vis ».
Autrement dit, le miroir a cette utilité de nous donner idée de ce à quoi nous ressemblons aux yeux des autres. Mais ce n’est pas parce que nous pouvons expliquer le phénomène de la réflexion que nous pouvons le « comprendre ». Nous connaissons le comment mais pas le « pourquoi ». Quelque chose est bien visible dans le reflet du miroir, quelque chose qui « semble » avoir un rapport avec ce qui se situe devant lui mais qui en même temps ne saurait « être » cette silhouette ou cet espace. Ce qui est incompréhensible c’est qu’un espace en trois dimensions puisse ainsi être absorbé par une surface plane dans laquelle nous retrouvons l’impression visuelle des trois dimensions. 

Le miroir nous met physiquement en face « du mystère de la profondeur » et c’est exactement ce mystère que « nous les adultes » faisons semblant d’ignorer alors que l’enfant ne se ment pas à lui-même avec autant de désinvolture et de « lâcheté ». Si ces trois dimensions dans lesquelles nous nous éprouvons nous-mêmes comme « épaisseur », comme « profondeur de champ corporel » dans une profondeur de champ spatial, se « retrouvent » dans la surface sans profondeur du miroir, alors la question se pose de savoir dans quelle mesure cette troisième dimension ne se déploierait-elle identiquement de l’autre côté. Et cette énigme ne sera jamais appréhendée comme telle par l’utilisation narcissique du reflet, laquelle manifeste moins de l’égocentrisme qu’un manque consternant de curiosité. C’est le cadre dynamique faisant le nœud de sa cravate devant la glace qui « joue » du miroir mais pas du tout Alice qui pose à très juste raison la vraie question de l’autre univers auquel le miroir renvoie sans pour autant le révéler.

Le visuel de notre existence s’imprime dans la surface du miroir mais nous ne percevons pas ce qui nous empêcherait de la concevoir comme une interface de l’autre côté de laquelle un autre visuel s’exprimerait. Dans « Saint-Ange », un film de Pascal Laugier sorti en 2004, l’héroïne Anna perçoit des présences dans un orphelinat et le passage vers la face cachée de cet institut dans laquelle vivent d’autres enfants se fera évidemment par le miroir. D’Orphée aux enfers » de Jean Cocteau  à « Matrix » des frères Wachovski le miroir a toujours constitué la surface idéale de la « transition » et il importe de bien réaliser à quel point cette récurrence, loin d’être une facilité de réalisateurs de fiction est une absolue nécessité de plasticien du réel. De fait, nous ne savons pas vraiment ce qui se passe dans l’efficience de la réflexion du miroir. La physique nous donne bien des lois et des raisons qui expliquent le reflet, mais on pourrait dire qu’elle s’arrête là où pourtant commencent les choses sérieuses : à savoir 1) l’impact psychologique de la dualité entre le représentant et le représenté et 2) la question de la résorption d’un univers dans la capacité d’un objet de produire des affects.
Concernant le premier point, il est possible d’évoquer la peinture et plus particulièrement le rôle déterminant que lui accorde Léonard de Vinci dans un texte célèbre : « « Pour voir si ta peinture est dans l’ensemble conforme à la chose que tu représentes, prends un miroir et fais s’y refléter le modèle et compare ce reflet avec ta peinture, et examine bien, sur toute la surface, si les deux images de l’objet se ressemblent. » Pour le maître italien: « Le miroir est le maître des peintres ».

On réalise ainsi que Léonard de Vinci ne traverse pas le miroir. Par contre, Francis Bacon utilise la capacité de la peinture à saisir le dynamisme de la plasticité des visages, lesquels ne sont plus des « portraits » mais des lignes d’affects qui, par l’impact de leur puissance de commotion, sont directement en prise avec les nerfs du visible : « ma peinture ne s‘adresse pas au cerveau mais se connecte directement aux nerfs. » Ce que vise Bacon, c’est précisément une peinture qui n’est plus de la « représentation ». Etre un visage, c’est finalement d’abord émettre des flux de visibilité dans la lumière, flux incessamment variables, c’est précisément la raison pour laquelle le visage « réel » est « méconnaissable » : il a rompu tous les ponts avec Léonard de Vinci, avec le souci « d’être ressemblant ». La peinture de Bacon est vraiment et seulement réelle, rendant compte de l’événement de « visibilité » dans lequel un visage consiste. Nous ne nous y « reconnaissons » pas parce que nous nous sommes habitués à ne plus nous interroger devant un miroir mais à faire comme le maître Italien, c’est-à-dire à nous contenter de « notre » côté du miroir.

Du point de vue du designer, la perspective intéressante consiste évidemment à s’interroger sur ce qui pourrait se rapprocher des visages peints pas Francis Bacon dans le domaine du mobilier par exemple, quelque chose qui ressemblerait peut-être à la chaise de la chambre peinte par Van Gogh, chaise vue de cet autre côté du miroir qu’est celui non plus du reflet mais de l’affect.
Pour envisager maintenant le second point, il convient de revenir à Alice. Nous ne percevons jamais des « objets », nous éprouvons sans cesse des affects. Dans ce flux continuel d’impressions que nous ressentons jour et nuit, dans notre sommeil comme en état de veille, nous donnons des noms à des croisements d’affects par le biais de quoi nous « reconnaissons des personnes, des sentiments des objets », mais il convient bien de ne jamais oublier que ce mouvement est « second ». Si nous considérons à la lumière de cette évidence la « méthode » de Léonard de Vinci, nous réalisons qu’elle est finalement ciblée sur l’objet (« conforme à la chose que tu représentes »). 

Paul Eluard adresse à la femme ce vers célèbre : « Tu es la ressemblance ». Mais on pourrait lui opposer que c’est du même coup se condamner à ne jamais aimer « l’original », ni seulement le rencontrer. Que vit vraiment ce jeune cadre dynamique serrant devant le miroir le nœud impeccable de sa cravate ? En premier lieu, il sent la nécessité de soutenir à toute occasion la pression de ce reflet à la hauteur duquel il lui faut constamment maintenir son image, ensuite il lui reviendra de ne jamais dépasser du cadre de l’inauthenticité engendrée par le processus de cette assimilation. Le miroir « l’a piégé » comme une mauvaise lune. Il est le « loup-garou » de la conformité à son illusoire reflet. Quoi qu’il vive, c’est tant qu’image, qu’ « imago » qu’il le ressentira (peu). Son mot d’ordre est : « faisons ressemblant ! »
Or, c’est peut-être exactement par rapport à cette « maxime » qu’il faut entendre l’expression favorite d’Alice : « Faisons semblant ». Une fois que nous nous sommes définitivement installés dans l’évidence de cette réalité à la lumière de laquelle il n’y a dans la vie que des impressions, la question n’est plus de savoir si nous sommes dans la réalité ou la fiction mais plutôt dans la semblance ou la ressemblance. Rien ne nous trompe, tout nous « décale », nous « feinte ». Le problème du jeune cadre dynamique vient de ce qu’il pense être vraiment son reflet alors qu’il ne l’est pas. Alice traverse le miroir parce qu’elle ne croit pas, à juste raison à cette distinction. En tant que réservoir d’affects, il n’est pas d’objet qui ne soit capable de nous faire tomber dans le terrier des affects et le miroir occupe de ce point de vue un statut particulier parce qu’il émet des affects visuels.

« Fiction » vient étymologiquement du latin « fingo » qui signifie « forger », « construire » et c’est une origine qui nous permet de concevoir tout ce que l’attitude d’Alice a de juste et de pertinente. Le miroir ne crée pas l’espace de la ressemblance, il suscite ce que l’on pourrait appeler la production fictionnante des affects et, en un sens, d’une infinité de « pluri-vers » (uni-vers au pluriel). On peut déjà se dire concernant « Alice au pays des merveilles » qu’elle rêve, ou ici qu’elle éprouve une perception délirante, ou bien plus simplement qu’elle s’en tient au plus strict de la perception exactement comme Francis Bacon. Chaque objet nous « feinte » si l’on y tient absolument. La vérité est qu’il recèle comme tout objet une puissance infinie à susciter des impressions. Cette réalisation d’affects s’effectue nécessairement mais il nous faut, à nous qui sommes pris dans cet effet d’habitude et de caricature des noms et des fonctions utilitaires, un « décalage » pour ressentir la libération de ces flux esthésiques (esthesis : sensation). L’exposition au musée et l’audace de Duchamp suffit pour les « ready made ». Alice, quant à elle, fait semblant « d’avoir rendu le verre inconsistant comme de la gaze afin de pouvoir le traverser. Mais voici qu’il se change en une sorte de brouillard »

Que fait Alice ici ? Elle nous fait toucher du visuel. La translucidité du verre s’opacifie dans l’épaisseur d’un brouillard. Nous savons bien que c’est effectivement « ça » que rencontre notre nerf optique quand il effleure la surface du miroir, il touche du verre, il s’y mêle, s’y confond, y pénètre, mais comme il n’est plus hanté par le désir horizontal d’y lire la sentence rassurante de son propre reflet, il est pris dans la verticalité d’une transparence trouble et glacée. Le décalage est ici dans l’esprit d’Alice qui, comme le peuvent les enfants, vit la sensation de voir et non l’espoir de se regarder. Voir un miroir, c’est voir, dans le miroir, une réalité spécifique au miroir, sans référence à la ressemblance : « le lait de la Maison du Miroir est-il bon à boire ? ». En d’autres termes, c’est rentrer dans un univers soumis à d’autres lois de perspective, de mouvement, à d’autres forces. Le miroir ne renvoie pas le reflet de notre univers, de notre espace, il le redistribue, le reconfigure de telle sorte qu’il crée une réalité qui n’a rien de similaire au notre, comme si à la surface de notre monde affleurait par effet de transparence l’interface d’un autre.

Faire semblant c’est feindre, mais en réalité c’est un autre terme qu’il faudrait utiliser ici: « fictionner ». N’est-ce pas ce que nous faisons, lorsqu’à l’arrêt dans le train dans une gare, nous avons le sentiment de démarrer alors que c’est le train d’en face qui part, mais nous nous laissons dériver au gré de cette impression pour le temps qu’elle durera, en jouissant ainsi de cet effet de vérité très matériel à la lumière duquel le mouvement est réellement vécu comme un phénomène entièrement relatif ?
Il est impossible de vivre dans un espace sans le fictionner, c’est-à-dire sans l’agencer au fil de différents affects, lesquels se manifestent à nous à la surface de ces croisements de forces que nous appelons « des choses ». Dans le « faire semblant » d’Alice se réalise donc un processus très concret, très authentique, qui va à l’encontre de l’illusion de la ressemblance. Tout n’est qu’impressions : le miroir nous fait rentrer dans un nouvel espace visuel où tout peut arriver, où les pièces d’un jeu d’échecs peuvent se mouvoir à leur guise selon les règles d’un échiquier cubiste (rendre en deux dimensions la profondeur de champ d’une troisième).

Mais comment produire cet effet de décalage dont Alice jouit au bénéfice de l’âge de l’enfance ? Ce sera toute l’ingéniosité du designer que de créer « l’anomalie », le grain de sable qui sera à même d’expulser l’utilisateur de l’utilisation. « Les objets dit Baudrillard, ne servent pas ils font semblant de servir ». Nous pourrions rajouter ici, en prolongeant les développements précédents : « ils font « ressemblant » de servir. » Et l’objectif de ce décalage est de briser l’effet de ressemblance de la fonction pour faire advenir la verticalité juste, simple sous-jacente du merveilleux. Le géant est dans le moulin et Dom Quichotte ne se méprend aucunement. Qu’est-ce d’autre, en effet, qu’un surplomb écrasant avec des bras tournoyants ?

Dans la peinture du 16e siècle, nous retrouvons de très nombreuses anamorphoses utilisant différents procédés. Parmi ceux-ci l’un des plus pratiqués consistait pour le peintre à composer sa toile dans le reflet du miroir et « en fonction de lui ». Une fois la glace disposée au bon endroit, chacun pouvait percevoir la scène décrite mais, sans elle, ne subsistait qu’un chaos de formes de couleurs dans lequel on pouvait simplement « pressentir » le motif mais n’était-ce pas précisément le but avoué du peintre, à l’inverse de la méthode de Léonard, que de perdre le fil de la référence au motif ? Car l’œuvre en elle-même se présentait sans miroir, comme une opacité dont le miroir finalement ne parvenait jamais à dissiper entièrement ni le trouble ni la profondeur. Devant certaines toiles de Francis Bacon, on éprouve exactement ce sentiment étrange de proximité avec une ressemblance dévoyée, déchue, comme une anamorphose dont on aurait jeter le miroir: le cri d’un pape pris dans la chute des corps, l’enfant handicapé tournoyant sur la piste, la plasticité crue des visages authentiques, ployant dans la lumière et, en même temps, sous elle. Nous avons tous déjà été assaillis, plus ou moins confusément, devant notre image reflétée par le miroir, par ce soupçon: "et si la vraie vie était de l'autre côté", et si  la surface réflexive, loin de nous absorber, nous "expulsait", nous rejetait dans l'enfer aseptisé d'une vie sans relief, sans jouissance, sans  résonance, dramatiquement "lisse", bref une "vie sans vie" ? Se pourrait-il que ce soit exactement cela:"le cri", à savoir le contraire de "la ressemblance"?




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire