mardi 17 juin 2014

"L'artiste est-il maître de son oeuvre?" - Problématisation



Nous parlons parfois d’un maître d’œuvre mais nous désignons alors un artisan qui sait ce qu’il doit construire, qui accomplit son travail en ayant une idée qui préexiste au « produit fini ». Nous maîtrisons notre ouvrage lorsque chacune de ses phases s’accomplit conformément à nos plans. L’exécution suit donc un schème rationnel, conscient, préalable. Il n’est pas une de ces caractéristiques qui semble pouvoir s’appliquer à l’œuvre réalisée par l’artiste, laquelle, en tant que création, ne suit aucune règles ni aucun modèle prédéfinis. L’artiste ne sait pas ce qu’il fait en le faisant, et cela à tel point qu’il n’est pas certain que ce soit lui qui le fasse.


 Comme le dit Alain Cugno : « Qu’il le sache ou non, l’artiste ne produit pas un objet qu’il sait faire, mais justement ce qu’il ne sait pas faire, ce qui n’appartient pas à son habitus. Plus précisément, il apprend, pour une prochaine fois qui n’aura jamais lieu, à faire l’œuvre qu’il n’a pas encore créée par des gestes qui lui donnent naissance. Il est en train d’apprendre à faire une œuvre qu’il ne connaît pas autrement que par cet apprentissage. » C’est exactement comme si, contrairement à un ouvrage technique, l’œuvre anticipait sur ses propres règles de « fabrication » étant entendu que ces règles ne sauraient convenir à aucune autre œuvre. C’est ce qui est en train de se faire qui détermine, dans le moment même de l’exécution, le « comment faire », de telle sorte que la notion même de « savoir faire », celle qui précisément définit la compétence du « maître » est absolument inadéquate à rendre compte de la participation de l’artiste.


On pourrait ainsi accréditer l’idée d’une « transe », d’une inspiration, voire d’un égarement de l’artiste qui assisterait, plus ou moins conscient (mais plutôt moins), à l’émergence de l’œuvre. Mais comment rendre compte, dans cette perspective, du caractère « abouti » de l’œuvre ? Lorsque l’on pense, par exemple, à l’intensité du labeur de Gustave Flaubert, progressant difficilement dans la prose de ces romans, à une « vitesse de croisière » de quinze lignes par jour, il semble difficile d’évoquer le génie de l’inspiration. Il y a dans toute œuvre d’art la manifestation d’une justesse : c’est ainsi que « cela doit être », même si font défaut les critères préalables au regard desquels la création « remplit son contrat ». C’est cette phrase, cette sonorité qu’il « fallait » à la suite de celle-là et Flaubert, seul, a saisi le fil de la genèse de cette suite, rejoignant étrangement le flux d’une évidence qui saisira nécessairement son lecteur. C’est sans conteste, son « style d’écriture », unique, inimitable, fruit d’un lent et patient travail de défrichement. Cette unicité fait signe, pour le moins, d’une aptitude, d’un « potentiel », d’une puissance qui se libère dans l’écriture, comme si Flaubert était le dépositaire exclusif d’une capacité mais d’une capacité qui n’accomplirait rien d‘autre pour lui que le fait d’être lui : l’auteur de « L’éducation sentimentale ». A quoi bon puisque il l’est déjà ?

                     C’est précisément à l’esprit de cette question qu’il convient d’opposer le processus de l’œuvre car Flaubert ne serait pas Flaubert sans cette œuvre et l’œuvre ne pourrait pas exister sans être écrite par Flaubert. Les schèmes de construction d’un ouvrage sont totalement caduques, inaptes à rendre compte de cette alchimie entre un homme et une ou plusieurs forces d’où l’œuvre va surgir. Que l’artiste soit le maître de son œuvre supposerait qu’il soit libre de la faire. Mais si c’était le cas, il aurait pu en faire une autre. Or, l’œuvre s’impose précisément à nous comme ce qui ne pouvait pas être autre. Il existe donc bien un effet de contrainte qui pèse sur l’artiste pour que ce soit de cette œuvre là et pas d’une autre qu’il « accouche ». Mais si ce terme de « contrainte » était pleinement justifié, on ne pourrait rendre compte que c’est de la plume de cet homme là, du pinceau de ce peintre là que l’œuvre « sort ». 

                    Se pourrait-il que nous ayons à faire avec l’Art à une pratique rendant purement indissociable le jeu des forces naturelles et des affects humains ? Peut-être l’artiste n’est-il ni libre ni contraint mais simplement placé par l’œuvre en situation de libérer sa puissance d’existant. Il ne serait donc pas davantage maître de son œuvre qu’il ne l’est du fait d’exister, (l’œuvre c’est l’efficience littérale du fait d’exister) mais, en même temps, il lui serait donné par l’œuvre de libérer toute l’énergie dans laquelle il consiste, considération par laquelle il se produit pleinement et librement tel qu’il est, « maître de soi » en un sens qui ne désigne pas l’exercice d’un pouvoir mais l’effectuation de sa puissance.



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