samedi 14 juin 2014

Plusieurs textes fondamentaux (2)


Texte de Kant extrait des fondements de la métaphysique des mœurs
« Agis seulement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle           devienne une loi universelle. »

(L’impératif catégorique est la clé de voûte de la morale Kantienne. Une action peut être dite « morale » lorsque elle est accomplie par une bonne volonté. Mais qu’est-ce qu’une bonne volonté ? Une intention qui ne se détermine en fonction d’aucun motif pathologique, sensible, affectif. Nous agissons « bien » lorsque le principe qui motive notre acte est animé exclusivement par la forme même de toute loi, soit l’universalité. Puis-je vouloir qu’un monde soit régi par la maxime de cette action ? Si la réponse est oui, alors mon acte peut être dit « moral ». Nous « portons » un monde à chacune de nos initiatives.)



Texte de Kant extrait de la « préface à la seconde édition de la Critique de la Raison Pure »

« Quand Galilée fit rouler ses sphères sur un plan incliné avec un degré d'accélération dû à la pesanteur déterminé selon sa volonté, quand Torricelli fit supporter à l'air un poids qu'il savait lui-même d'avance être égal à celui d'une colonne d'eau à lui connue,... ce fut une révélation lumineuse pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu'elle produit elle-même d'après ses propres plans et qu'elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements, suivant des lois immuables, qu'elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire en laisse par elle ; car autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé d'avance, nos observations ne se rattacheraient point à une loi nécessaire, chose que la raison demande et dont elle a besoin. Il faut donc que la raison se présente à la nature tenant, d'une main, ses principes qui seuls peuvent donner aux phénomènes concordants entre eux l'autorité de lois, et de l'autre l'expérimentation qu'elle a imaginée d'après ces principes, pour être instruite par elle, il est vrai, mais non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qu'il plaît au maître, mais au contraire comme un juge en fonctions qui force les témoins à répondre aux questions qu'il leur pose.
 »


(Ce texte revient historiquement sur la naissance de la science moderne (Galilée, Descartes, Bacon). Kant décrit ici la « révolution » qui transforma l’esprit scientifique lorsque des expérimentateurs réalisèrent que la nature n’avait rien à nous dire. Il faut lui poser des questions, c’est-à-dire la forcer à répondre à des hypothèses. « La raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans « : cette affirmation est vraiment cruciale car elle pose les limites du champ de compréhension et d’action de l’homme sur la nature mais en même temps elle ne reconnaît à la nature aucune légitimité à opposer quoi que ce soit aux questions posées par le scientifique dés lors qu’elles sont bonnes. Finalement elle se limite à devenir le laboratoire du scientifique, lequel dés lors a à faire moins preuve de curiosité que d’invention. La science ne progresse et ne s’assume que lorsque le savant est un activiste qui n’attend rien mais qui provoque sans cesse en la questionnant par des expérimentations.)


Texte de Hegel extrait de « phénoménologie de l’esprit »

"Il semblait que, dans et par le travail, l'Esclave est asservi à la Nature, à la chose, à la « matière première », tandis que le Maître, qui se contente de consommer la chose préparée par l'Esclave et d'en jouir, est parfaitement libre vis-à-vis d'elle. Mais en fait il n'en est rien. Certes, le Désir du Maître s'est réservé le pur acte-de­-nier l'objet en le consommant, et il s'est réservé - par cela même - le sentiment­ de-soi-et-de-sa-dignité non mélangé éprouvé dans la jouissance. Mais pour la même raison cette satisfaction n'est elle-même qu'un évanouissement ; car il lui manque l'aspect objectif-ou-chosiste, c'est-à-dire le maintien-stable. Le Maître, qui ne travaille pas, ne produit rien de stable en dehors de soi. Il détruit seule­ment les produits du travail de l'Esclave. Sa jouissance et sa satisfaction restent ainsi purement subjectives : elles n'intéressent que lui et ne peuvent donc être reconnues que par lui ; elles n'ont pas de « vérité », de réalité objective révélée à tous. Aussi, cette « consommation », cette jouissance oisive de Maître, qui résulte de la satisfaction « immédiate » du désir, peut tout au plus procurer quelque plai­sir à l'homme ; elle ne peut jamais lui donner la satisfaction complète et défini­tive. Le travail est par contre un Désir refoulé, un évanouissement arrêté ; ou en d’autres termes, il forme et éduque. Le travail transforme le Monde et civilise, éduque l'Homme. L'homme qui veut - ou doit - travailler, doit refouler son ins­tinct qui le pousse à « consommer » « immédiatement » l'objet « brut ».
  Et l'esclave ne peut travailler pour le Maître, c'est-à-dire pour un autre que lui, qu'en refoulant ses propres désirs. Il se transcende donc en travaillant ; ou si l'on préfère, il s'éduque, il « cultive », il « sublime » ses instincts en les refoulant. D'autre part, il ne détruit pas la chose telle qu'elle est donnée. Il diffère la destruction de la chose en la transformant d’abord par le travail ; il la prépare pour la consommation ; c'est-à-dire il la « forme ». Dans le travail, il transforme les choses et se transforme en même temps lui-même : il forme les choses et le monde en se transformant, en s'éduquant soi-même ; et il s'éduque, il se forme, en trans­formant des choses et le Monde. »

(Pour comprendre ce passage qui est l’un des plus déterminants sur la question du travail, il faut citer le meilleur commentateur de l’œuvre  de Hegel soit Alexandre Kojève :
"Le Maître force l'Esclave à travailler. Et en travaillant, l'Esclave devient maître de la Nature. Or, il n'est devenu l'Esclave du Maître que parce que – au prime abord – il était esclave de la Nature, en se solidarisant avec elle et en se subordonnant à ses lois par l'acceptation de l'instinct de conservation. En devenant par le travail maître de la Nature, l'Esclave se libère donc de sa propre nature, de son propre instinct qui le liait à la Nature et qui faisait de lui l'Esclave du Maître. En libérant l'Esclave de la Nature, le travail le libère donc aussi de lui-même, de sa nature d'Esclave : il le libère du Maître. Dans le Monde naturel, donné, brut, l'Esclave est esclave du Maître. Dans le Monde technique, transformé par son travail, il règne – ou, du moins, règnera un jour – en Maître absolu. Et cette Maîtrise qui naît du travail, de la transformation progressive du Monde donné et de l'homme donné dans ce Monde, sera tout autre chose que la Maîtrise "immédiate" du Maître. L'avenir et l'Histoire appartiennent donc non pas au Maître guerrier, qui ou bien meurt ou bien se maintient indéfiniment dans l'identité avec soi-même, mais à l'Esclave travailleur. Celui ci, en transformant le Monde donné par son travail, transcende le donné et ce qui est déterminé en lui-même par ce donné ; il se dépasse donc, en dépassant aussi le Maître qui est lié au donné qu'il laisse – ne travaillant pas – intact. Si l'angoisse de la mort incarnée pour l'Esclave dans la personne du Maître guerrier est la condition sine qua non du progrès historique, c'est uniquement le travail de l'Esclave qui le réalise et le parfait. [...]
    Le travail transforme le Monde et civilise, éduque l'Homme. L'homme qui veut - ou doit - travailler, doit refouler son instinct qui le pousse à "consommer" immédiatement l'objet "brut". Et l'Esclave ne peut travailler pour le Maître, c'est-à-dire pour un autre que lui, qu'en refoulant ses propres désirs. Il se transcende donc en travaillant ; ou si l'on préfère, il s'éduque, il "cultive", il "sublime" ses instincts en les refoulant. [...] Il transforme les choses et se transforme en même temps lui-même : il forme les choses et le Monde en se transformant, en s'éduquant soi-même ; et il s'éduque, il se forme, en transformant des choses et le Monde.")

Texte de Kierkegaard extrait de son journal

« Ce qui me manque, au fond, c'est de voir clair en moi, de savoir ce que je dois faire, et non ce que je dois connaître, sauf dans la mesure où la connaissance précède toujours l'action. Il s'agit de comprendre ma destination, de voir ce que Dieu au fond veut que je fasse; il s'agit de trouver une vérité qui en soit une pour moi, de trouver l'idée pour laquelle je veux vivre et mourir. Et quel profit aurais-je d'en dénicher une soi-disant objective, de me bourrer à fond des systèmes des philosophes et de pouvoir, au besoin, les passer en revue, d'en pouvoir montrer les inconséquences dans chaque problème ? [...] C'est de cela que mon âme a soif, comme les déserts de l'Afrique aspirent après l'eau... C'est là ce qui me manque pour mener une vie pleinement humaine et pas seulement bornée au connaître, afin d'en arriver par-là à baser ma pensée sur quelque chose - non pas d'objectif comme on dit et qui n'est en tout cas pas moi - mais qui tienne aux plus profondes racines de ma vie, par quoi je sois comme greffé sur le divin et qui s'y attache, même si le monde croulait. C'est bien cela qui me manque et à quoi j'aspire. »

(Kierkegaard s’oppose à Hegel et à Kant. Il défend ici la conception d’une vérité subjective. Lorsque nous trouvons le bon résultat d’une équation, nous avons mis en œuvre une démarche rationnelle et universelle. C’est justement parce que nous ne sommes personne de singulier que nous avons réussi. Kierkegaard plaide en faveur d’une conception totalement contraire à celle-ci. On pourrait parler d’une vision idiosyncrasique (relative à une personne « en propre », unique) de la vérité. Il y a quelque chose de Kierkegaardien (la violence en moins évidemment) dans le geste de Tyler Durden, dans le film « Fight Club » de David Fincher, lorsque il braque un épicier pour que celui-ci revienne à lui-même, à ses goûts profonds, authentiques, devenir vétérinaire. Chacun de nous se sent porteur d’un « potentiel ». Il n’y a de vérité qu’au gré du geste de la vie « assumée ». Il nous faut être ce que l’on se sent « devoir être » mais précisément par ce dernier terme, il ne convient d’entendre aucun sacrifice à une morale universelle Kantienne. Il est plutôt question de libérer le potentiel dans lequel on se sent consister.


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