samedi 13 septembre 2014

"Faut-il préférer le bonheur à la vérité?" (3)



Les impressions suscitées dans cette machine auront été préprogrammées et c’est ce paramétrage qui pose problème, qui ne coïncide avec une caractéristique fondamentale du bonheur : sa plénitude, son ravissement. Le bonheur n’est pas provoqué par quelque chose, il se différencie du contentement (on est content quand nos efforts ont abouti à une récompense). Il définit plutôt un état général de l’être. Aucune expérience ne saurait à elle seule rendre heureux un sujet. C’est la façon de l’appréhender, de la vivre qui peut rendre heureuse telle personne, sachant qu’elle ne provoquerait pas du tout le même effet chez une autre.

Il y a quelque chose de très paradoxal dans le bonheur : il manifeste sans discussion possible un rapport à soi-même fondamental, « travaillé », en ce sens qu’il n’est pas « stimulable ». Mais en même temps, il exprime un don gracieux, une aubaine, une chance, une immersion totale dans un sentiment de plénitude, de sérénité. Autrement dit, il fait signe d’un travail sur soi-même mais il ne saurait pas pour autant se réduire au résultat d’une démarche que nous entreprendrions. C’est exactement comme si nous avions à nous imposer à nous-mêmes une « ascèse », une discipline afin de réaliser que le bonheur est finalement « partout » et « tout le temps ». Il ne s’agit pas de se transformer pour acquérir quelque chose mais pour se rendre compte qu’il n’y a rien à acquérir et que le bonheur réside précisément dans notre capacité à démasquer le piège de cette optimisation. Le bonheur n’est pas lié à l’acquisition de quelque chose, il n’est pas « conditionné » (c’est-à-dire qu’il n’est pas soumis à telle ou telle condition). Il est seulement « là », mais tellement « là » qu’on ne le voit pas. Se pourrait-il que le bonheur ne consiste finalement qu’à éprouver le pur et simple sentiment d’exister, dépouillé de tous les ornements, de tous les vernis, de tous les additifs, dont nous avons pris la mauvaise habitude de le parer ?

Nous retrouvons ici la notion d’ataraxie (absence de troubles) telle qu’elle a été défendue et différemment pratiquée par trois courants de philosophie antique : l’épicurisme, le stoïcisme et le scepticisme. Pour l’épicurisme (Démocrite, Epicure, Lucrèce), il importe de se retenir de sombrer dans la surenchère des désirs dynamiques et de se contenter de satisfaire les plaisirs stables. Epicure distingue les plaisirs naturels et nécessaires (manger, boire, dormir, avoir un toit), les plaisirs naturels non nécessaires (désir sexuel, désir esthétique) et les désirs non naturels et non nécessaires (désir perpétuel de « mieux », honneurs, richesse, pouvoir, luxe, etc.). Une vie heureuse réside dans notre aptitude à n’assouvir que les premiers, occasionnellement les deuxièmes mais jamais les troisièmes. Les Stoïciens (Zénon, Marc-Aurèle, Epictète) nous invitent à toujours distinguer dans les évènements qui nous arrivent ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. Toute personne qui est à même de n’agir que dans le cadre de ce qu’elle peut faire sans jamais se lamenter de ne pas pouvoir changer ce qui de toute façon n’est pas à sa portée peut être à la fois heureuse et lucide. Les Sceptiques (Pyrrhon, Sextus Empiricus) parviennent à l’ataraxie par ce qu’ils appellent l’ « epoche », c’est-à-dire la suspension du jugement. « La suspension est l’état de pensée où nous ne nions ni n’affirmons rien. C’est la tranquillité et la sérénité de l’âme » - Sextus Empiricus.
Jean-Jacques Rousseau, en 1778, dans les cinquièmes rêveries d’un promeneur solitaire évoquera bien plus tard un état que l’on pourrait rapprocher de l’ataraxie antique (peut-être plus proche de l’épicurisme) :
« Mais s'il est un état où l'âme trouve une assiette assez solide pour s'y reposer tout entière et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d'enjamber sur l'avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière ; tant que cet état dure celui qui s'y trouve peut s'appeler heureux, non d'un bonheur imparfait, pauvre et relatif tel que celui qu'on trouve dans les plaisirs de la vie, mais d'un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l'âme aucun vide qu'elle sente le besoin de remplir. Tel est l'état où je me suis trouvé souvent à l'île de Saint-Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de l'eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs au bord d'une belle rivière ou d'un ruisseau murmurant sur le gravier.

  De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d'extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme Dieu. Le sentiment de l'existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix, qui suffirait seul pour rendre cette existence chère et douce à qui saurait écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire et en troubler ici-bas la douceur.
Mais la plupart des hommes, agités de passions continuelles, connaissent peu cet état, et ne l'ayant goûté qu'imparfaitement durant peu d'instants n'en conservent qu'une idée obscure et confuse qui ne leur en fait pas sentir le charme. Il ne serait pas même bon, dans la présente constitution des choses, qu'avides de ces douces extases ils s'y dégoûtassent de la vie active dont leurs besoins toujours renaissants leur prescrivent le devoir (…) Il faut avouer que cela se faisait bien mieux et plus agréablement dans une île fertile et solitaire, naturellement circonscrite et séparée du reste du monde, où rien ne m’offrait que des images riantes, où rien ne me rappelait des souvenirs attristants où la société du petit nombre d’habitants était liante et douce sans être intéressante au point de m’occuper incessamment, où je pouvais enfin me livrer tout le jour sans obstacle et sans soins aux occupations de mon goût ou à la plus molle oisiveté. L’occasion sans doute était belle pour un rêveur qui, sachant se nourrir d’agréables chimères au milieu des objets les plus déplaisants, pouvait s’en rassasier à son aise en y faisant concourir tout ce qui frappait réellement ses sens. En sortant d’une longue et douce rêverie, en me voyant entouré de verdure, de fleurs, d’oiseaux et laissant errer mes yeux au loin sur les romanesques rivages qui bordaient une vaste étendue d’eau claire et cristalline, j’assimilais à mes fictions tous ces aimables objets, et me trouvant enfin ramené par degrés à moi-même et à ce qui m’entourait, je ne pouvais marquer le point de séparation des fictions aux réalités, tant tout concourait également à me rendre chère la vie recueillie et solitaire que je menais dans ce beau séjour. »
Jean-Jacques ROUSSEAU, Les Rêveries du Promeneur solitaire, Cinquième Promenade (1778).

Dans la dynamique de réflexion sur le bonheur qui nous a fait passer de la machine de Nozick à la conception antique de l’ataraxie, nous avons finalement dessiné un mouvement qui va de l’enfermement dans ses fantasmes c’est-à-dire du refus de la réalité présente à l’acceptation nue, dépouillée du fait d’exister simplement « maintenant ». Dans Matrix, il convient de bien comprendre deux caractéristiques de la matrice qui sont indissociables l’une de l’autre : d’abord, comme il a été dit, la matrice est une conceptrice, un programme qui produit des stimulations, veille à leur entrecroisement, à leur compatibilité. Les hommes n’adhéreraient pas aux signaux qui sont envoyés à leur cerveau si ceux-ci n’étaient pas « crédibles », s’ils ne constituaient pas par leur entrecroisement une réalité plausible. En même temps, ces excitations ne les mettent pas en contact avec un « Dehors » authentique. C’est comme un « ventre » qui, aussi directif et infantilisant qu’il soit, leur permet de jouir de la satisfaction d’éprouver des sensations dans un milieu programmé à l’intérieur duquel tout n’est pas seulement prévisible mais effectivement prévu.
La deuxième caractéristique réside précisément dans le fait que les machines ont un siècle d’avance sur la fiction dans laquelle ils enferment les hommes :
Néo : « Où sommes-nous ?
Morpheus : Ce n’est pas le lieu qui est important, c’est l’époque. Tu crois que tu vis en 1999, mais nous sommes approximativement en 2199, et si je ne peux pas te le dire avec davantage de précision, c’est que nous l’ignorons tous »
Dans la matrice, personne ne vit au présent, ou plus précisément les machines envoient en 2199 des signaux que les cerveaux des hommes interprètent à tort comme des sensations qu’ils vivent en 1999. Cela pose une question fondamentale : on peut tromper notre conscience la plus superficielle mais peut-on vraiment tromper notre cerveau ? Il y a ce que notre cerveau interprète à partir des signaux envoyés, mais il y a aussi le présent de ce signal et le mouvement électrique de son cheminement jusqu’au cerveau, lequel se fait bien dans notre corps, un corps vivant en 2199. Aucun rebelle ne pourrait exister si nous ne possédions qu’une conscience mentale qui ne ferait que nous proposer après coup la vision de la réalité que notre cerveau nous « re »-présente comme réelle, mais nous jouissons également d’une conscience physique, d’une attention effective à ce que notre corps est en train de devenir.

Comment vaincre les agents ? Pourquoi sont-ils aussi rapides ? Parce qu’à chaque fois qu’un humain leur porte un coup, dans la matrice, il y a, en un sens, 100 ans d’écart entre le coup que croit envoyer l’homme et la réaction de l’agent. On peut dire que les seuls à être assez fous pour combattre les agents sont précisément les rebelles qui, eux contrairement aux hommes endormis dans les caissons, retournent dans la matrice tout en sachant la vérité, mais il ne suffit pas de le savoir pour le faire, il faut le « réaliser » (Morpheus : « Ne pense pas que tu me frappes, sais-le ! »), c’est-à-dire réduire au maximum le laps de temps entre la décision « neuronale » de frapper et le coup effectivement donné, ce que Néo ne parvient à faire qu’à l’extrême fin de « Matrix 1 ». 

Néo est l’Elu quand il est parvenu au « temps zéro » de la distance entre l’influx et le geste, c’est-à-dire finalement à la conscience vraiment instantanée du présent au présent. Il est doté d’une énergie cinétique exceptionnelle. Il n’y a plus de temps de latence entre ce que l’on fait et ce que l’on pense faire. On est à tel point dans son geste que rien de la pensée d’envisager de le faire (projet) ou de la conscience de l’avoir fait (souvenir) ne nous maintient plus à côté de notre acte. C’est la verticale pure de l’instant présent. On n’est que « maintenant », ce que Rousseau, dans un décor tout autre, nous disait déjà. C’est d’ailleurs ce qui explique l’expression du visage de Néo dans ce dernier combat : presque absente, un peu « idiote », incroyablement facile et détendue. Il combat Smith avec un détachement complet, accomplissant le geste simple, pur, exact, la seule chose à faire dans la situation qui se présente à lui maintenant.
Aucun de nous ne peut faire en sorte que cet instant que nous vivons maintenant « ne soit pas » mais chacun de nous peut s’activer suffisamment pour être vraiment, totalement, exclusivement dans cet instant, comme le fait Néo à la fin de Matrix 1 (et cela peut évidemment se faire pour tout autre chose qu’un combat ou que la résistance à la douleur (la soude dans Fight Club)). Cette référence illustre parfaitement le paradoxe du bonheur que nous sommes maintenant capables de résoudre : nous ne sommes heureux que lorsque nous admettons comme une fatalité le fait d’exister au présent, mais c’est à nous et à nous seul, personnellement, solitairement, exclusivement qu’il revient de travailler notre attitude pour accepter sans réserve, de toute la force de notre plein assentiment, de vivre maintenant. En d’autres termes, vivre au présent c’est à la fois ce que nous ne pouvons pas éviter et ce que nous pouvons vouloir de toute l’énergie de notre être. En tant que nous ne pouvons pas l’éviter, c’est la vérité. En tant que nous y adhérons totalement, c’est notre bonheur.


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