mercredi 17 décembre 2014

"Peut-on concevoir le fait d'être humain comme l'objet d'une expérience? - Tentative de problématisation (2)



Ce qui nous est proposé ici est une « mise en abîme » du sujet centrée sur la notion d’expérience : étant entendu que l’humain se définit comme l’expérimentateur « né », la question se pose de savoir dans quelle mesure ce « style », cette tournure d’être est le fait de sa propre initiative, ou bien « d’autre chose », et nous devons convenir de l’extrême ambiguité de cette dernière expression, de la difficulté que nous éprouvons à la préciser. C’est la face cachée de cette question, sa ligne de fuite et de vertige : se pourrait-il qu’expérimenter soit en réalité le secret même du mode d’être de tout ce qui est ? Se pourrait-il que notre lucidité poussée dans l’exercice de sa plus haute attention perçoive que rien dans la nature, dans le Cosmos, ne se produit autrement qu’en s’expérimentant, qu’en se testant, qu’en s’essayant ? Pour ne serait-ce qu’envisager cette éventualité, il faudrait d’abord tenter de se détacher d’un présupposé, d’un a priori, d’un préjugé dont le moins que l’on puisse en dire est qu’il nous apparaît pas du tout comme tel, à savoir que l’univers « est ». Et si l’univers, tel que nous en « éprouvons » à chaque instant, la présence, était non pas ce qui est, mais ce qui s’expérimente, c’est-à-dire ce qui s’essaie à être ? Se pourrait-il que la venue au monde du monde même s’effectue moins selon le modèle de la création que celui de l’expérimentation ?

Nous commençons à réaliser que la difficulté de ce sujet tient peut-être moins à le comprendre qu’à le maintenir dans un cadre qui le rende philosophiquement « traitable », car la question de savoir « qui » ferait cette expérience dans laquelle consisterait le fait d’être humain ne peut pas donner lieu à un travail philosophique : Dieu, les extra-terrestres, etc. Nous ne pouvons pas nous contenter de lancer ainsi des hypothèses dont nous savons bien qu’elle ne se situe aucunement sur le terrain d’une démonstration, d’une argumentation possible. Quelque chose de cette question nous met directement voire violemment en situation de devoir impérativement le traiter selon la forme même de ce sur quoi il nous interroge sur le fond : l’expérience. En d’autres termes, il nous faut aborder la question de savoir si l’expérience est un modèle applicable au fait d’être humain dans un cadre qui soit lui même expérimentable. C’est d’ailleurs le sens même de la formule interrogative : « peut-on concevoir ». N’y aurait-il pas quelque chose d’inconcevable dans le fait d’envisager la possibilité que rien ne soit humainement déterminé ? Avons-nous « l’estomac » de nous représenter l’humain dans ce « suspens » d’une expérimentation en train de se faire, dans l’indécision d’un statut, dans le devenir d’une mutation « opératoire » ?

Bien sûr, un tel problème frôle de très près la question de savoir si Dieu pourrait être un expérimentateur, mais si nous reconnaissions la pertinence philosophique d’une telle question, nous nous condamnerions à faire autre chose que de la philosophie. C’est pourquoi cette question doit être rejetée au profit d’une autre qui consiste plutôt à se demander dans quelle mesure l’expérimentation pourrait se concevoir comme le mode d’être de tout ce qui est. Il ne s’agit plus de s’interroger sur le qui mais plutôt sur le comment. N’est-ce pas justement le propre de l’homme que de travailler incessamment à s’exclure d’une dynamique de l’expérimentation qui serait finalement celle-là même de la totalité de l’univers, de l’être même ? Ne serait-ce pas justement parce qu’il se vit comme expérimentateur que l’être humain se rendrait lui-même aveugle à la logique universelle de ce mouvement par le biais duquel rien n’existerait qu’en tant qu’il serait expérimenté ?

 La vision d’un univers « à l’essai » comme on dirait d’une voiture que l’on envisagerait d’acheter nous choque évidemment mais n’est-ce pas précisément tout l’apport de Galilée, de Darwin et peut-être aussi des physiciens quantiques que de nous suggérer scientifiquement des modèles de compréhension de l’univers ou de notre espèce fondamentalement « déstabilisants », comme si comprendre signifiait nécessairement d’abord « se déprendre » de cette volonté de poser un modèle fixe, un concept, une définition ?


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