dimanche 4 janvier 2015

Peut-on concevoir le fait d'être humain comme l'objet d'une expérience?" - (3) Problématisation et exercice


Pour qu’une hypothèse soit l’objet d’une expérience, il est absolument nécessaire, au moins d’un point de vue scientifique, que nous considérions que sa validité dépende de l’expérience, c’est-à-dire qu’elle ne soit pas d’emblée considérée comme vraie, certaine, inattaquable (parce que si c’était le cas, ce ne serait pas la peine de la faire passer à l’épreuve des faits). Or c’est probablement l’une des raisons essentielles de notre embarras face à un tel sujet : le fait que nous soyons humains ne nous semble pas, de prime abord, pouvoir être remis en cause. L’humanité est un « fait », pas une hypothèse, mais sur ce point quatre objections peuvent être formulées :
 1)  D’abord, le terme « humain » a plusieurs sens : biologique et moral (nous ne citons que ces deux là à ce moment de la réflexion mais il y en a bien d’autres). Des êtres vivants faisant biologiquement partie de l’espèce humaine ne se comportent pas comme des « hommes » au sens moral. Etre humain, c’est faire preuve de compassion, laisser parler ses sentiments plutôt que la pure logique. Quand nous demandons à une personne de faire preuve d’humanité, cela suppose de la gentillesse, de l’écoute, de l’amour. La notion juridique de « crime contre l’humanité » est particulièrement intéressante de ce point de vue puisque ce sont des hommes qui se trouvent accusés d’avoir commis des crimes allant à l’encontre du genre humain (souvent à caractère raciste). Cela signifie bien que le Droit accepte l’idée selon laquelle la gravité de certains actes peut faire passer une personne humaine du côté d’une barbarie qui n’est plus humaine. C’est comme si ses actes dépassaient sa condition. Il ne suffit donc pas que nous soyons nés biologiquement humains pour que nous soyons humains. Nos actions peuvent changer cette donne, donc ce n’est pas une « donne ». Faire partie de l’espèce humaine désigne juridiquement un certain type de comportement plutôt que le fait de notre appartenance à une certaine classe d’êtres vivants. Dans cette perspective d'ailleurs, il est intéressant de s'interroger sur l'attribution du qualificatif d'"humain". Si ce terme désigne des actes, une façon d'être, dans quelle mesure un robot ne pourrait-il pas être considéré comme humain s'il agit comme tel ? Nous ne sommes pas humains comme nous sommes mammifères (nos actes ne peuvent rien changer au fait que nous sommes des mammifères).

2) Il est assez difficile de reconnaître objectivement dans l’histoire de l’humanité une « orientation », une direction « unique », claire, qui ferait signe sans aucun doute possible d’une communauté de vue de la part de tous les humains. Les actions des hommes ne semblent pas s’harmoniser dans un sens qui marquerait une identité de genre, une vocation humaine reliant tous les hommes vers une certaine finalité qui serait proprement « humaine ». Du moins pouvons-nous dire que rien dans notre histoire nous permet vraiment de « savoir où nous allons » et cela donne une certaine légitimité à la possibilité que nous soyons en train de faire une expérience parce que la nature désordonnée du spectacle que nous offrons (guerres, génocides, catastrophes nucléaires volontaires (bombe) ou involontaires (Fukushima)) justifie, pour le moins, la possibilité que nous envisagions le caractère aléatoire de notre évolution historique, politique, technologique. C’est d’ailleurs ce qui rend notre espèce à la fois fascinante, imprévisible et terrifiante (trois caractéristiques de l’expérimentation)
3) En troisième lieu, il est tout à fait intéressant de remarquer qu’un certain nombre d’expériences sociologiques faites sur l’obéissance (expérience de Stanford, expérience de Milgram, plus récemment, le jeu de la mort) semble avoir montré la fragilité de notre humanité, au sens éthique du terme. Placées dans certaines conditions de soumission à un certain type d’autorité, de nombreuses personnes se révèlent particulièrement influençables allant jusqu’à exercer des actes d’une violence inhumaine à l’égard de leurs semblables. Il existe donc de façon indiscutable des expériences prouvant la possibilité d’un glissement, d’un sol humain, altruiste, compassionnel beaucoup moins stable que nous ne le pensions vers une cruauté inqualifiable mais étrangement « autorisée ». Ces expériences ont cette origine commune des travaux d’Hannah Arendt sur l’obéissance pendant la période du troisième Reich en Allemagne.

Or au-delà du point de vue des bourreaux, il existe aussi la perspective des victimes. Les prisonniers des camps de concentration  ont bel et bien été soumis à une « expérience limite » dont le principe et la finalité consistait  à ne plus les traiter comme des hommes mais comme la matière première d’un travail de destruction, de transformation voire d’expérimentation.
4) Dés lors se pose la question de savoir dans quelle mesure la notion même d’expérimentation scientifique n’impliquerait pas la cessation totale du sentiment d’empathie au profit d’un fantasme d’omnipuissance, de progrès technologique, comme si la perspective d’un « pouvoir faire » battait totalement en brèche l’impératif humain, moral d’un « devoir faire ». Jusqu’à quel point le fait d’être humain peut-il inconditionnellement nous exclure de la possibilité d’être l’objet d’une expérimentation ? Finalement cette dernière considération pose la question de savoir dans quelle mesure la réponse « oui » ne ferait pas de chacun de nous l’objet de l’expérience de la Science nous livrant ainsi « en pâture » à un travail de laboratoire.
Etre humain est considéré par la plupart d’entre nous comme une évidence, une certitude dont on ne voit pas comment l’assignation pourrait être suspendue au résultat d’une expérience. C’est bien là le point essentiel de la problématique, celui qui nous permet de maintenir le cap « philosophique » (la question n’est pas de savoir si Dieu ou les extra-terrestres font une expérience dont nous serions le produit). Ce sujet provoque donc en nous, de prime abord, un choc, voire une indignation par rapport au caractère « sacré », « tabou » de notre humanité. Nous sommes tous spontanément, originellement du côté du « non » parce que le fait d’être humains, c’est ce que nous sommes plutôt naturellement enclins à voir et à vivre comme un privilège moral, comme une charge, comme ce qui nous donne des droits et des devoirs et faire de nous, en tant qu’hommes, l’objet d’une expérience c’est nous faire descendre d’un piédestal, d’une étiquette qui nous grandit.

Il convient également de prendre en compte le fait que le sujet nous interroge moins sur la question de savoir si notre humanité est oui ou non l’objet d’une expérience que sur celle de savoir si nous pouvons le concevoir, c’est-à-dire le « penser ». Cela suggère de la part du correcteur qu’il nous laisse une porte de sortie : peut-être l’humanité est-elle expérimentale, c’est-à-dire sans cesse en train de s’expérimenter, de s’improviser, de se chercher, de s’inventer mais cette actualité d’une humanité expérimentable, cela pourrait être précisément ce que nous ne pouvons pas concevoir parce que nous manquons de distance. Cela pourrait, pour le moins faire l’examen d’un paragraphe en fin de dissertation.
Une fois bien saisi, voire encaissé ce premier choc de l’énoncé du sujet, il convient de dépasser cette phase de rejet car il n’est rien de l’indignation qui puisse faire argument et d’envisager les objections que nous avons exprimées en leur donnant une forme interrogative.
1) Si le fait d’être humain était un fait, nous n’aurions pas besoin de nous imposer autant de lois. Etre homme, c’est ce qui dépend de notre comportement, de nos actes. Par conséquent, être homme c’est ce qui se joue à chaque instant. Etre humain, c’est précisément avoir à chaque instant à se justifier de cette humanité en ne franchissant jamais les limites de l’humanité. Etre homme ne semble dés lors être ni une condition naturelle, biologiquement donnée, ni pour autant une expérience laissée au hasard, c’est le respect d’une norme juridique. Entre la nature et l’expérimentation, l’humanité est un « devoir ». Peut-on concevoir la condition humaine comme un devoir à assumer plus que comme une expérience à tenter ?
2) L’histoire de l’humanité fait-elle signe d’un sens qui serait propre à notre espèce et dessinerait quelque chose qui ressemblerait à notre « marque de fabrique », à une identité générique ? Les actions des hommes dessinent-elle une orientation commune ou bien s’apparentent-elles à des expérimentations plus ou moins convaincantes ?


3) Pouvons-nous concevoir des expériences qui décideraient de notre appartenance à l’humanité ? Les camps de la mort peuvent-ils être appréhendés comme l’expérience limite de ce que les hommes peuvent faire aux hommes pour les faire déchoir de leur statut humain ? (On peut penser à ce poème de Primo Lévi pour illustrer ce propos)
      Vous qui vivez en toute quiétude
Bien au chaud dans vos maisons,
Vous qui trouvez le soir en rentrant
La table mise et des visages amis,
Considérez si c' est un homme
Que celui qui peine dans la boue,
Qui ne connaît pas de repos,
Qui se bat pour un quignon de pain,
Qui meurt pour un oui pour un non.
Considérez si c'est une femme
Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux
Et jusqu'à la force de se souvenir,
Les yeux vides et le sein froid
Comme une grenouille en hiver.
N'oubliez pas que cela fut. 
4) Le fait d’être humain nous exclue-t-il, de droit, de tout travail scientifique d’expérimentation ?

 Exercice:

1)    Pourquoi le sujet « Pouvons concevoir le fait d’être l’humain comme l’objet d’une expérience nous choque-t-il ? » Détaillez votre réponse (donnez plusieurs raisons)
2)    Essayez de formuler pour chacune de vos réponses une objection.
3)    Reprenez ces quatre questions et reformulez les.
a) Peut-on concevoir la condition humaine comme un devoir à assumer plus que comme une expérience à tenter ?
b) L’histoire de l’humanité fait-elle signe d’un sens qui serait propre à notre espèce et dessinerait quelque chose qui ressemblerait à notre « marque de fabrique », à une identité générique ? Les actions des hommes dessinent-elle une orientation commune ou bien s’apparentent-elles à des expérimentations plus ou moins convaincantes ?
c) Pouvons-nous concevoir des expériences qui décideraient de notre appartenance à l’humanité ?
d) Le fait d’être humain nous exclue-t-il, de droit, de tout travail scientifique d’expérimentation ?

4)    Reprenez les textes distribués et situez les dans chacune de ses questions.


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