jeudi 15 janvier 2015

"Peut-on concevoir le fait d'être humain comme l'objet d'une expérience?" - Pourquoi la référence à Emmanuel Kant revient-elle si souvent dans le traitement de cette question?


Dans le plan que nous avons choisi, Kant est susceptible d’être cité à trois reprises, dans la partie 1 (Morale), la partie 2 (Histoire) et la partie 4 (Science). S’il fallait en fournir la raison, nous la trouverions sans difficulté dans le fait qu’il a toujours situé ses œuvres par rapport à ces trois questions : « Que puis-je faire ? » (Morale), « que puis-je connaître ? » (Science) et « que m’est-il permis d’espérer ? » (Sens de l’Histoire). Ces trois questions s’ordonnent autour d’une interrogation fondamentale qui est « Qu’est-ce que l’homme ? », et sur ce point également, nous comprenons le lien avec cette question qui nous interroge sur la nature expérimentale du fait d’être humain.
Nous pouvons nous appuyer sur trois textes de cet auteur qui correspondront à chacune de ses trois parties (la 1, la 2 et la 4)
1) Pour la morale, le texte est court puisque il peut se ramener finalement à la formulation de l’impératif catégorique dont nous avons déjà parlé :
"Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux aussi vouloir que cette maxime devienne une loi universelle"

Il existe plusieurs formulations. Celle-ci a le mérite d’être claire. Notre intention d’agir est morale lorsque nous pouvons vouloir que tous les hommes agissent de la même façon : je ne peux vouloir tuer parce que je ne peux pas vouloir d’une humanité exclusivement constituée de tueurs. Cela ne serait pas une humanité. La thèse de Kant est donc très intéressante pour notre sujet. Il s’agit, pour lui, de faire à chaque instant l’expérimentation d’un monde « humain » en nous comportant « comme si » nous déterminions par notre acte l’attitude de tous les hommes. Ce qui compte n’est pas tant ce que nous avons l’intention de faire que la forme universelle de notre volonté, c’est-à-dire son « format », son calibre qui se trouve être celui de la LOI : s’appliquer à tous, sans exception. Puis-je vouloir être l’humanité « menteuse » ? Non, car cela ne formerait pas une « humanité », donc je ne mens pas.


Mais en même temps, nous comprenons que ce n’est pas vraiment d’une expérimentation qu’il s’agit en morale, puisque nous n’essayons pas vraiment quelque chose. C’est même tout le contraire d’un « test ». Un être Kantien ne fait pas d’expérimentation morale, il applique, au contraire, d’une façon inflexible et irrévocable le principe d’universalité de la Loi à chacune de ses actions, comme un métronome. Nous pourrions ainsi nous questionner sur ce qu’un vrai Kantien aurait fait s’il avait été confronté au dilemme du « jeu de la mort », ou de l’expérience de Milgram. La réponse est évidente : « puis-je vouloir d’une humanité de tortionnaires ? Non », mais en même temps, nous réalisons qu’aucun des neuf « rebelles » ne s’est vraiment comporté de façon Kantienne. Pourquoi ? Parce que selon Kant, c’est exclusivement l’application de la forme universelle de la loi qui détermine la bonne volonté entrainant la bonne action, de façon tout à fait indépendante de la moindre sensibilité. Mais dans le « je ne veux pas » des questionneurs récalcitrants, il y a à la fois l’acte revendiqué d’une transgression qui réclame à la fois le courage de « casser une ambiance », de « tenter » une attitude marginale, une défection inattendue dans un climat d’embrigadement et d’autorité, mais aussi l’abandon à une inclination, à un sentiment dont il semble bien que l’on puisse le qualifier d’amour (agape) ou du moins d’empathie (« J’ai eu peur pour vous » dit l’une des rebelles »).

2) Pour l’histoire, le texte est extrait de « Idée d’une histoire universelle, d’un point de vue cosmopolitique. »
« Les individus, et même des peuples entiers, ne pensent guère que, pendant qu'ils poursuivent leurs intentions privées, chacun selon ses goûts, et souvent contre les autres individus, ils suivent comme un fil directeur, sans s'en apercevoir, l'intention de la nature, qui leur est inconnue, et qui, même s'ils en avaient connaissance, leur importerait cependant peu. Vu que les hommes, dans leurs entreprises, ne se comportent pas seulement de manière instinctive, et qu'ils n'agissent pas non plus, dans l'ensemble comme des citoyens du monde raisonnables selon un plan concerté, vu cela donc, il ne paraît pas qu'une histoire conforme à un plan (comme c'est le cas chez les abeilles et les castors) soit possible pour eux. On ne peut se défendre d'une certaine irritation quand on voit leurs faits et gestes exposés sur la grande scène du monde, et qu'à côté de la sagesse qui apparaît de temps à autres chez des hommes isolés, dans l'ensemble, on ne trouve finalement qu'un tissu de folie, de vanité infantile, et souvent aussi de méchanceté et de soif de destruction puériles. Si bien qu'à la fin, on ne sait plus quel concept on doit se faire de notre espèce si infatuée de ses attributs supérieurs. Le philosophe n'en sait pas plus, sinon que, comme il ne peut présumer un dessein raisonnable propre aux hommes et à la partie [qu'ils mènent], il a la possibilité d'essayer de découvrir un dessein de la nature dans le cours insensé des choses humaines; de telle façon que, de ces créatures qui agissent sans plan proprement humain], soit pourtant possible une histoire selon un plan déterminé de la nature. Nous voulons voir si nous réussirons à trouver un fil directeur pour une telle histoire, et nous laissons à la nature le soin de faire naître l'homme apte à la rédiger ensuite. C'est ainsi qu'elle fit naître un Kepler, qui assujettit d'une manière inespérée les trajectoires excentriques des planètes à des lois déterminées, et un Newton, qui expliqua ces lois à partir d'une cause universelle de la nature. »

Sur ce point encore, la réponse Kant à la question posée est « Non ». il revient au philosophe de relever, dans le cours apparemment hasardeux, voire désastreux des affaires humaines, des évènements qui constituent notre Histoire, le sens que la nature lui donne, étant entendu qu’il ne peut pas ne pas y en avoir un, ne serait-ce que parce que nous ne comprendrions pas dés lors pourquoi des lois naturelles se manifesteraient sans aucune remise en cause possible dans le cours des astres ou la gravitation des planètes et ne s’effectueraient pas aussi dans l’évolution de nos civilisations, dans notre progrès. Le point de vue de Nietzsche est radicalement opposé à celui-ci puisque il exprime, au contraire, l’idée selon laquelle l’histoire humaine n’est, au regard du Cosmos qu’une minute orgueilleuse et mensongère dans le cours « vrai » d’un univers qui ne nous prête et ne nous reconnaît pas la moindre utilité.


3) Mais Kant peut également être cité pour la 4e partie. « Que pouvons-nous connaître ? » Passant en revue notre histoire scientifique, Kant relève une rupture décisive avec l’émergence de ce que l’on appelle la science moderne (Galilée, Bacon, Torricelli). Ce qui s’est passé au 17e siècle, c’est en effet, la compréhension par de nouveaux savants que nous n’aboutirions à rien si nous nous contentions d’attendre que la nature nous dise quelque chose. Avant d’oser affirmer ses conclusions sur la gravité, à savoir qu’un corps ne tombe pas plus vite parce qu’il est plus lourd, Galilée a fait de nombreuses expériences avec des billes et des rampes, ou encore en jetant des poids à partir de plusieurs étages. Il faut questionner la nature, comme un maître interroge un écolier, parce que la nature, par elle-même ne nous dit rien. Avec Galilée, nous abandonnons une conception contemplative de la connaissance pour passer à une phase beaucoup plus activiste, interventionniste, expérimentale. La nature ne répond qu’aux questions que nous lui posons, dans les termes de ces questions. Cela signifie que nous ne connaissons de la nature que ce que les présupposés de nos questions sous-entendent, suggèrent  et testent. La science devient clairement le reflet de l’entendement des scientifiques, et des hommes. Nous ne voyons de la nature que ce que nous soupçonnons d’elle et faisons passer à l’épreuve des faits par l’expérience.

  « Quand Galilée fit rouler ses sphères sur un plan incliné avec un degré d'accélération dû à la pesanteur déterminé selon sa volonté, quand Torricelli fit supporter à l'air un poids qu'il savait lui-même d'avance être égal à celui d'une colonne d'eau à lui connue, ou quand, plus tard, Stahl transforma les métaux en chaux et la chaux en métal, en leur ôtant ou en lui restituant quelque chose, ce fut une révélation lumineuse pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu'elle produit elle-même d'après ses propres plans et qu'elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements, suivant des lois immuables, qu'elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire en laisse par elle ; car autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé d'avance, nos observations ne se rattacheraient point à une loi nécessaire, chose que la raison demande et dont elle a besoin.
      Il faut donc que la raison se présente à la nature tenant, d'une main, ses principes qui seuls peuvent donner aux phénomènes concordant entre eux l'autorité de lois, et de l'autre, l'expérimentation qu'elle a imaginée d'après ces principes, pour être instruite par elle, il est vrai, mais non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qu'il plaît au maître, mais, au contraire, comme un juge en fonction qui force les témoins à répondre aux questions qu'il leur pose. »
       « Préface à la seconde édition de la critique de la Raison Pure » -  Kant

Pasteur, Einstein et, par exemple, l’accélérateur à particules du CERN sont dans des domaines différents, les héritiers de cette conception activiste, interventionniste, technologiste de la science. Certes la science veut connaître, mais elle ne peut connaître qu’en interrogeant, qu’en essayant, qu’en présupposant. De ce fait la question se pose de savoir si c’est bien à la nature que le scientifique a vraiment affaire ou bien à la représentation qu’il s’en fait en fonction des hypothèses et des présupposés qu’il teste par l’expérimentation. Entre le monde tel qu’il est et le monde perpétuellement offert à l’expérimentation s’insinue une ligne de fracture, infiniment ténue mais incroyablement persistante et fascinante d’un point de vue philosophique, car le scientifique ne se définit plus vraiment par le fait d’être curieux de l’univers, mais par celui d’avoir l’intelligence de lui faire confirmer quelque chose (éventuellement susceptibles de servir la cause humaine, notamment en médecine). Il s’agit moins de découvrir que de conquérir. La réponse de Kant à la question de savoir si le fait d’être humain est expérimental ne se pose pas vraiment en ces termes dans cette partie pour lui. Il insiste plutôt sur le fait qu’il doit être scientifiquement un expérimentateur. On pourrait dire encore, par rapport au sujet que le fait d’être humain consiste pour lui à être non l’objet mais le sujet de l’expérience.

Cela dit, c’est justement toute la question que pose la lettre de Pasteur à l’empereur du Brésil, car Pasteur suit exactement le mouvement décrit par Kant. Dans quelle mesure, l’importance décisive accordée par la science moderne à l’expérimentation n’aurait-elle pas conduit certains savants à oublier ou négliger le caractère sacré de l’humain. Si connaître, c’est tenter, questionner, essayer, innover quelles sont les limites à la mise en oeuvre opérationnelle de ces tentatives ? Ne risquons nous pas de nous laisser tellement fasciner par ce fantasme de puissance totalitaire et interventionniste que ce présupposé moral et religieux de la nature sacrée de l’autre homme pourrait être dépassé, nié ? Quand nous lisons la lettre de Pasteur, nous sommes confrontés à certains passages inquiétants : « il me semble que la main me tremblera quand il faudra passer à l'espèce humaine » dit-il pour justifier sa demande d’expérimentation sur des condamnés à mort, ce qui signifie clairement que ces derniers sont, du fait de leur situation, un peu moins « hommes » que les « bonnes gens » qui n’ont pas de casier judiciaire, et que sur ces condamnés, justement, sa main ne tremblera pas. Pensons à l’autorité scientifique d’un savant comme Pasteur et à ce que suppose une telle requête dans l’esprit de certains de nos contemporains : « Si c’est un homme aussi éminent que Pasteur qui le préconise, c’est que cela doit bien se défendre d’un certain biais. »

 Peut-être convient-il ici d’envisager la possibilité que la postérité ne retienne pas toujours les bons « noms » (voir la rivalité Antoine Béchamp / Louis Pasteur), c’est une démarche salvatrice et expérimentale par rapport au pouvoir d’intimidation de cette machine à faire des « célébrités ».

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