mardi 24 février 2015

Texte de Nietzsche sur les martyrs - Eléments d'explication (3) et utilisation du travail en groupes


Ce que la recherche de la vérité requiert au premier chef, c’est de « l’humilité », et encore convient-il de considérer cette qualité moins comme une preuve de moralité, une vertu que comme une nécessité, une force, une « virtu », dans le sens que Machiavel utilise en revenant à son origine latine : habileté, puissance. Il convient d’avoir l’humilité de ne jamais prétendre « détenir » la vérité comme un bien que l’on aurait gagné. Le martyr ne situe jamais sa « pseudo démonstration » sur le terrain de la réfutation. Est-ce qu’une proposition est vraie parce qu’elle résiste à toutes les objections, étant entendu que celles-ci sont examinées, testées, ou bien parce que celui qui l’a conçu, en se tuant pour elle, fait suffisamment impression sur les autres pour les persuader de la véracité de sa thèse ? Nous mesurons bien ici la différence radicale de « terrain » : la raison et la science pour le premier, l’affectif et le pathétique pour le second. Toute vérité est universelle, objective, générale. Il est impossible de juger qu’une proposition est vraie si elle s’applique ici et non là. Il est donc nécessaire qu’elle soit « objective ». C’est sur ce point fondamental que s’oppose la démarche rationnelle de recherche du vrai et la « logique » du martyr. Aucune thèse ne pourrait être considérée comme vraie si elle demeurait confinée dans la subjectivité de son concepteur. La question est donc : « comment sortir de sa subjectivité ? »

Il est possible de répondre : « en ne se situant jamais dans cette logique du sujet, de la personne, de l’auteur », et nous retrouvons la forme même du travail scientifique (ce n’est pas en tant qu’il est Galilée que Galilée a formulé la thèse juste de l’héliocentrisme, mais c’est parce que de fait, la terre tourne autour du soleil que cette vérité a fini par être formulée, et « il se trouve » qu’elle l’est par Galilée. Ce que l’on attend d’un savant, c’est qu’il efface son ego devant ce qui est). Mais on peut aussi adhérer à une solution plus radicale : on sort de sa subjectivité en y mettant physiquement fin, comme si la mort volontaire assurait le passage de l’hypothèse à la vérité. Savonarole, frère dominicain et prédicateur, est revenu quelques heures avant son exécution sur l’aveu, arraché sous la torture, selon lequel il n’était pas inspiré par Dieu. Il a choisi de mourir en martyr parce qu’il n’a jamais situé l’esprit de ses prédications et de ses réformes ailleurs que dans la foi et la morale. Les thèses défendues peuvent y gagner en fermeté mais seulement sur le terrain de la sensibilité des spectateurs du supplice. Ce point est fondamental : de quoi la mort du martyr est-elle le signe ? De ce passage par le biais duquel une opinion personnelle se voit élevée au statut de vérité objective, ou bien de cet enfermement sur soi du défenseur qui n’a pas d’autre recours que de situer dans la dimension du spectaculaire ce qu’il est incapable de prouver par des arguments ?
Que « peut » une mort volontaire ? De quelle vérité peut-elle s’avérer porteuse ? Est-ce bien au franchissement de ce passage qui sépare le subjectif de l’objectif que donne lieu le sacrifice ?

Dans son livre « le temps et l’autre », le philosophe Emmanuel Lévinas évoque la mort comme la marque même de l’impuissance du sujet :
« Ce qui est important à l’approche de la mort, c’est qu’à un certain moment nous ne pouvons plus pouvoir ; c’est en cela justement que le sujet perd sa maîtrise même de sujet.
Cette fin de maîtrise indique que nous avons assumé l’exister de telle manière qu’il peut nous arriver un événement que nous n’assumons plus, pas même de la façon dont, toujours submergé par le monde empirique, nous l’assumons par la vision. Un événement nous arrive sans que nous ayons absolument  rien « a priori », sans que nous puissions avoir le moindre projet, comme cela se dit aujourd’hui. La mort, c’est l’impossibilité d’avoir un projet. Cette approche de la mort indique que nous sommes en relation avec quelque chose portant l’altérité, non pas comme une détermination provisoire, que nous pouvons assimiler par la jouissance, mais quelque chose dont l’existence même est faite d’altérité. Ma solitude ainsi n’est pas confirmée par la mort, mais brisée par la mort. »

Mourir est « inassumable » parce que cette existence même au cours de laquelle nous avons assumé, nos décisions, nos choix, nos pensées volontaires s’est toujours déroulée dans la lumière de cette conscience d’un événement « Autre », au regard duquel ce n’est plus en tant que vouloir, pouvoir que j’existe mais plutôt comme faillible, vulnérable, impuissant. L’événement de ma mort c’est ce dont je sais que ça arrivera et en même temps ce que je ne peux absolument pas englober dans une pensée, dans une représentation « mienne ». Ma mort, c’est ce que je ne peux ni concevoir, ni imaginer, ni « être ». Elle est la marque de ce que Emmanuel Lévinas appelle dans un autre livre « autrement qu’être ». Ce n’est même pas que l’on ne puisse rien faire de sa mort, c’est surtout que mourir, être mortel, revient à pressentir en soi l’efficience d’une dimension au sein de laquelle ce n’est plus de faire, d’agir, de pouvoir dont il est question, et c’est cette même dimension qui s’élève lorsque, devant le visage de l’autre, j’éprouve l’évidence d’un non pouvoir absolu. Le visage de l’autre se situe au-delà de ma puissance de sujet. Je peux le tuer, l’agresser, l’humilier mais je percevrai bien en le faisant que j’outrepasse une limite, je dépasse « les bornes », au sens propre, je porte atteinte à une valeur qui me dépasse, à une transcendance.


Par conséquent à la question : « Que peut ma mort ? », Emmanuel Lévinas répond : « rien » mais sa réponse va plus loin que ça. La mort est cet événement dont la proximité (proximité toujours efficiente) éveille le sujet à une dimension au regard de laquelle il n’est plus un sujet, c’est-à-dire plus un être capable de dire « Je » et de faire advenir des actions voulues, planifiées, décidées : « La mort, c’est l’impossibilité d’avoir un projet. » La mort, c’est l’événement qui met fin à l’idée selon laquelle j’aurai un impact sur le monde ou sur les autres.

Il y a donc dans le martyr, à la lumière de ce qu’affirme Emmanuel Lévinas, un vice de procédure radical et profond. Il traduit le désir obsessionnel de « pouvoir pouvoir » « même là », dans la mort et devant elle. Ce que le meurtrier nie, face au visage de l’autre homme, à savoir son altérité, c’est exactement ce que le martyr nie de la mort, soit l’altérité même, la sensibilité à ce qui n’est pas nous, à ce qui nous dépasse, à l’infini. Et c’est bien en ce sens que le martyre désigne une attitude de renfermement sur soi qui est non seulement indéfendable d’un point de vue éthique mais surtout qui nie de façon tellement absurde l’existence même de la dimension éthique qu’il en devient profondément malhonnête.
Dans le film d’Alan Parker, « la vie de David Gale », un homme décide de faire de sa mort un argument à charge contre l’application de la peine de mort dans l’état du Texas. Lors d’un débat, il se voit dans l’incapacité de citer au gouverneur un seul innocent exécuté. Il décide d’être cet innocent. L’action de ce film nous décrit donc le martyr d’un homme s’efforçant de pouvoir par sa mort ce qu’il ne parvient pas à faire dans sa vie : convaincre. Mais il convient de relativiser la portée de cet exemple en réalisant à quel point cette aptitude d’un homme à pouvoir, mort, ce qu’il n’a pu prouver de son vivant repose sur une situation « viciée », intenable d’un point de vue existentiel et éthique, soit la peine de mort.

Ce que fait David Gale n’entre pas du tout en contradiction avec les thèses défendues par Emmanuel Lévinas : si l’on « peut pouvoir » par sa mort dans une société qui applique la peine de mort, c’est exactement parce que cette société s’exclue absurdement, tragiquement et irréfutablement de cette évidence existentielle exposée par Emmanuel Lévinas. Personne ne peut se donner des droits sur qui ce soit d’autre parce que justement il est « autre » et que cette altérité s’impose à moi par son visage. Que la législation d’un Etat se donne absurdement ce droit en condamnant à mort un autre être humain, c’est une absurdité que l’on ne peut combattre qu’en l’illustrant, un peu sur le modèle de ce que les mathématiciens appelle le raisonnement par l’absurde : « on suit le raisonnement d’une thèse dont on veut prouver l’erreur en démontrant qu’elle aboutit à une impasse ». 

La motivation insensée de David Gale : « c’est en tant qu’innocent que je veux être exécuté » ne peut se concevoir que sur le fond d’une législation gauchie qui, au sens propre, se donne le droit de faire de la mort d’un homme l’affirmation d’un pouvoir, voire d’un devoir, d'une "justice". Si David Gale est un martyr, c’est parce qu’agit inconsciemment au sein de toute société appliquant la peine capitale, la même fausse logique que celle du martyr. Là où le martyr veut « intimider », la peine de mort prétend « dissuader », mais c’est au même pathétique que nous avons affaire dans l’un et l’autre cas.

Finalement le mécanisme qui est à l’œuvre dans le martyre est celui-là même d’un délire narcissique, c’est-à-dire d’une personne qui ne parvient pas à sortir d’elle-même, à accepter la réalité sans la falsifier dans un sens qui accrédite ses préjugés. Que le spectacle de notre sacrifice puisse « pouvoir » quelque chose n’est pas seulement quelque chose qui contredit les évidences d’une éthique de la vie, mais c’est plus encore ce qui nie la notion même d’éthique. Le martyr est fondamentalement totalitaire. Il ne dialogue pas, il ne fait pas droit à cette confrontation avec « le non-moi », à cet effacement devant l’altérité, que ce soit celle de l’autre homme, du monde ou d’une manifestation supérieure du « sacré ».

Mais dans l’esprit de Nietzsche, le vice de procédure du martyr va encore bien au-delà des travers que nous venons d’évoquer. Ce qui s’y exprime, comme dans tout le christianisme selon lui, c’est la mortification de notre puissance d’affirmation de la vie. Cette religion se caractérise par l’inversion totale des valeurs : c’est la faiblesse qui est devenue la force et la force qui est devenue faiblesse, culpabilité, honte. Ce qu’il y a d’absurde dans le sacrifice, c’est tout simplement le fait que l’on y renonce à fonder une idée sur ce qui lui donne authentiquement sa pertinence, à savoir sa puissance, son efficience, son amplitude vitale. Le martyr est un « non » à l’instant présent et rien, pour Nietzsche, ne saurait se concevoir de plus juste, de plus nécessaire, ni de plus authentique et vrai que le « oui » : 
« Admettons que nous disions oui à un seul et unique moment, nous aurons ainsi dit oui, non seulement à nous-mêmes, mais à toute existence. Car rien n'est isolé, ni en nous-mêmes, ni dans les choses. Et si, même une seule fois, le bonheur a fait vibrer et résonner notre âme, toutes les éternités étaient nécessaires pour créer les conditions de ce seul événement et toute éternité a été approuvée , rachetée, justifiée, affirmée dans cet instant unique où nous avons dit oui. » - Nietzsche, «fragments posthumes».

jeudi 19 février 2015

Texte de Nietzsche - Eléments d'explication (2) et utilisation du travail en groupes


« Je veux montrer » dit Nietzsche dés la première phrase. Mais nous pourrions dire qu’en un sens, il veut plutôt « démontrer » que les martyrs, eux ne font que « se montrer » et qu’ils n’ont pas d’autre possibilité que de compter sur « ce coup de bluff » qui consiste à emporter « la mise », c’est-à-dire à entraîner l’adhésion du peuple en mettant tout ce qu’ils ont sur la table, à savoir leur vie, plutôt que de s’appuyer sur la force réelle de leurs cartes. Mais qu’est-ce qu’avoir un rapport vrai à la vérité ? La première condition à remplir consiste à ne pas avoir de « convictions ». Nous avons tous déjà entendu des hommes politiques, des intellectuels, des hommes de pouvoir affirmer avec fierté qu’ « ils ont des convictions ». Peut-être devrions-nous nous interroger sur cette entrée en matière : n’est-ce pas précisément tout le problème ? Dans quelle mesure peuvent-ils développer un esprit authentique de recherche de la vérité si dés le départ, ils sont sûr de la détenir « préalablement » ?
Dans un autre passage de l’Antéchrist,  Friedrich Nietzsche par de l’homme de conviction en ces termes : « Si l’on songe combien est nécessaire pour la plupart un idéal qui les lie et les immobilise du dehors, que la contrainte, dans un sens plus élevé l’esclavage, est la seule et dernière condition qui permette de prospérer aux hommes de volonté faible: on comprendra aussi la conviction, la « foi ». L’homme de conviction a son épine dorsale dans la foi. Ne point voir beaucoup de choses, n’être indépendant sur aucun point, être toujours d’un « parti », avoir partout une optique sévère et nécessaire — cela seul explique pourquoi, en général, une telle sorte d’hommes existe. Mais cela fait qu’elle est le contraire, l’antagoniste, de la véracité, — de la vérité... Le croyant n’a pas la liberté d’avoir une conscience pour la question de « vrai » et de « faux » : ici la probité serait sa perte. »

Avoir des convictions, c’est d ‘emblée se situer sur un autre plan que celui du vrai. Avant d’avoir des idées à défendre, encore faut-il avoir des idées, tout court, et cette démarche suppose précisément que nous n’ayons aucun préjugé, aucun préalable, aucun « principe », bref, rien à défendre. Toute conviction marque le désir de « s’enchaîner » à un idéal, de « servir » une cause, autant de termes qui se situent dans le registre lexical de la soumission. Ne pourrions-nous pas enfin nous accorder suffisamment de confiance pour libérer simplement, joyeusement, la pleine puissance de notre curiosité, de notre inventivité, de notre compréhension du réel ? Et qui, finalement, le fait mieux que le scientifique qui ne se fie ni à ses hypothèses, ni à ses intuitions, ni à ses conceptions anciennes mais toujours se confronte, avec humilité, à l’implacabilité du raisonnement, à l’épreuve de la réalité ? Le scientifique ne « croit » rien, il observe, déduit, conclue. Newton va jusqu’à affirmer : « je ne fais pas d’hypothèses. » La loi de la gravitation n’est pas une idée que l’on invente, mais simplement la mise en place d’un esprit de déduction que nous appliquons à l’observation stricte des faits.

La théorie de la falsifiabilité de Karl Popper insiste sur l’impossibilité pour toute théorie scientifique même confirmée par l’expérience de se présenter comme vraie, tout simplement parce qu’il est impossible d’un fait qui s’est produit « une fois », même s’il s’est répété plusieurs fois, devienne une loi générale certaine. Ce serait de l’induction (exactement comme le macho qui dit que les femmes ne savent pas conduire parce qu’il a vu, une fois, deux fois, dix fois, une femme ayant des difficultés à maîtriser sa voiture – pensons bien à cela quand nous tenons des propos « définitifs », tranchés : 99,9999 % des fois, c’est de l’induction, autant dire « rien » sur le plan de la démonstration rationnelle et raisonnable. Pensons aussi à tous ces partis politiques qui croient raisonner quand ils ne s’appuient que sur l’induction). Par conséquent, seul le faux est fiable : quand l’hypothèse est rejetée. Elle l’est pour toujours, d’où la notion de « falsifiabilité ». Plus nous avons des certitudes, plus nous sommes à côté de l’esprit scientifique de vérité, plus nous considérons comme seulement probables, plausibles des hypothèses qui sont validées par l’expérience, plus nous avons un rapport authentique avec l’exactitude. Finalement, avoir un rapport vrai avec le vrai, c’est renoncer au vrai et adhérer au « probable », à ce que Karl Popper a appelé le « véri-similaire ».


mardi 17 février 2015

Texte de Nietzsche sur les martyrs - Eléments d'explication (1) et utilisation du travail en groupes


Le martyre, c’est-à-dire l’acte par lequel un homme fait le sacrifice de sa vie pour défendre les idéaux auxquels il croit, a toujours imposé le plus profond respect. Nous ne voyons pas comment nous pourrions éviter d’être impressionné par le caractère ultime de cet engagement. C’est pourtant cette notion même de limite, de dévouement « ultime » du martyre qui pose ici question, car même si nous avons du mal à voir au terme de quelle autre énergie que celle de notre vie même nous pourrions aller pour défendre efficacement une cause, nous remarquons également que notre mort volontaire ne se situe d’aucune façon sur le terrain d’un raisonnement qui prouverait, par un travail rigoureux de déduction, l’exactitude d’une thèse ou d’une idée. Quoi de plus noble, quoi de plus courageux, difficile, que de donner volontairement sa vie pour une valeur ? Mais en même temps, quoi de plus « facile », et finalement « faux » que de faire de sa mort une preuve que l’on a raison ? Est-ce parce que l’on est allé « au bout de soi » que l’on serait nécessairement parvenu à franchir cet écart fondamental entre une vie physique, terrestre, sensible et la pertinence conceptuelle d’une thèse ? N’est-ce pas plutôt la marque d’un enfermement, d’une impossibilité à aller plus loin que « ça », et par ce « ça », il convient d’entendre une vie d’homme ? Le martyre séduit mais il se pourrait bien qu’il captive l’opinion avec une efficacité proportionnelle à son indigence (sa pauvreté) argumentative. C’est très exactement ce que Friedrich Nietzsche essaie de démontrer dans ce passage de « l’Antéchrist » : loin de fonder l’idéal au nom duquel ils se tuent, les martyrs le discréditent par le caractère ultime et narcissique de leur dévouement qui, en se situant sur le seul terrain de l’intimidation impressive, du pathétique manifeste leur incapacité à se prouver par la procédure d’une authentique démonstration.

Nous pouvons relever trois moments dans ce passage puisque l’auteur adopte d’abord un point de vue épistémologique (du grec épistémè : connaissance, science et logos: discours – l’épistémologie désigne la philosophie des sciences) en essayant de montrer que la démarche du martyr est tout simplement « fausse », irrecevable dans la perspective d’une recherche rationnelle du vrai. Mais elle n’est pas seulement invalide, elle est aussi malhonnête. Nous réalisons ainsi le deuxième moment de cet extrait qui se situe sur le plan de l’éthique. Enfin Nietzsche évoque l’histoire et la séduction que le martyr, malheureusement selon lui, exerce sur les populations. Trois plans se succèdent donc dans ce texte : épistémologique, éthique et historique.
Dans « la vie de Brian », film humoristique des Monty Python, nous voyons un commando suicide débouler sur le lieu du supplice du héros dont la vie est étrangement parallèle à celle du Christ et chacun des membres s’enfoncer son épée dans le ventre devant la croix de celui dont on pensait qu’ils étaient venus sauver la vie. Le décalage humoristique de cette scène repose sur le fait qu’un commando suicide composé de martyrs se doit d’abord d’être fidèle à son appellation avant de réussir sa mission. Si c’est bien d’un commando suicide dont il est question, il faut qu’il y ait suicide, mais s’il y a suicide, il n’y a plus vraiment de commando, et c’est exactement dans la contradiction même de cette absurdité que réside l’humour (noir) de ce passage. Brian assiste, impuissant, du haut de sa croix, au martyre de cette mission de « la dernière chance ». C’est précisément ce point qui mérite d’être évoqué, dans la perspective de ce passage, car c’est exactement le double sens que l’on peut donner au mot « dernière » qui permet de saisir la distinction radicale entre la logique du martyr et celle de la démarche authentique du vrai, selon Nietzsche.

Que ce soit la dernière, c’est précisément ce que les martyrs du commando ont respecté jusqu’à l’absurdité. De fait, ils n’en reviendront pas. Mais par « dernière », ce que chacun de nous comprend dans l’expression « dernière chance », c’est plutôt la notion de tentative, d’ultime recours. Il faut essayer tout ce qu’on peut, libérer toute la puissance d’initiative dont nous sommes capables en vue de réaliser la mission, quitte à en mourir, s’il n’y a pas d’autre solution. Le commando suicide des Monty Python a montré jusqu’où il pouvait aller, mais pas du tout pour accomplir sa mission. Ils ont choisi un sacrifice gratuit, inutile, spectaculaire, plutôt qu’une action efficace. En un sens, c'est bien l'absurdité du martyr telle que Nietzsche la dénonce qui est tourné en dérision par les humoristes anglais. On mesure à quel point il n’y a aucun rapport entre le martyr dénoncé par l'auteur  et la non-violence défendue par Mahatma Gandhi (voir extrait de film), tout simplement parce que le geste des indépendantistes est animé d’une force, d’une volonté positives. Il n’est pas question de se faire frapper pour que cela soit « vu » (même si le rôle des journalistes étrangers est ambigu de ce point de vue) mais pour que quelque chose soit éprouvé par les persécuteurs, quelque chose d’une force d’âme sans équivalent qui ira jusqu’à la mort s’il le faut, mais seulement s’il le faut, et ce quelque chose est la détermination ferme, sûre d’elle-même, d’être dans son droit en réclamant l’indépendance de l’Inde.

Ce qui se dit dans la nature ultime du sacrifice de soi, est-ce la limite interne par le biais de laquelle il s’agit de faire signe d’un idéal, par un acte de clôture, de fermeture de notre ego qui a pour sens : « j’ai voué ma vie à… », ou bien la limite externe qui manifesterait une cohérence propre à la valeur elle-même ? Cette notion de limite interne ou externe est décisive au regard de la question de savoir si le martyr est facile ou difficile. Se tuer ou chercher la mort est une démarche qui se trouve toujours à notre portée et si nous ne faisons que manifester la puissance d’adhésion intérieure à une idée par notre mort volontaire, la mettons-nous réellement à l’épreuve ? Prenons nous le risque d’avoir tort ou raison ? A quel moment sommes-nous sortis de nous-mêmes ?
C’est exactement le summum du paradoxe du martyr que de s’enfermer dans la solitude d’une mort volontaire en vue de renforcer une cause aux yeux des autres par le biais d’une manifestation qui n’exerce aucune autre puissance de persuasion que spectaculaire, démonstrative au sens de « expansive », « exubérante » (Il faut vraiment se méfier du double sens de « démonstration » : autant une démonstration mathématique est rationnelle, implacable, rigoureuse et fondée sur le raisonnement, autant une personne démonstrative est superficielle, soucieuse d’en mettre plein la vue et de jeter de la poudre aux yeux). Si le martyr ne donne que de lui-même, c’est paradoxalement parce qu’il n’aspire qu’à captiver et saturer le regard de l’autre. Il convient même de ne pas sous-estimer le pouvoir de fascination qu’exerce sur les populations, depuis toujours, le spectacle de la mort.

Nous percevons ici l’efficience d’un chiasme qui justifie parfaitement la comparaison entreprise par Nietzsche entre le martyr et la démarche rationnelle de recherche du vrai : autant le martyr, par son sacrifice, ne sort pas de soi pour faire impression aux autres, autant le scientifique n’avance que des propositions vérifiables et expérimentables par les autres pour valider son hypothèse en soi. C’est exactement sur ce point que nous pouvons expliquer la notion d’honnêteté intellectuelle, de modestie, d’absences de prétentions. Le propre d’un raisonnement scientifique, en effet, c’est de ne rien affirmer par lui-même. Un mathématicien ne « pense » pas, si par ce terme on entend affirmer idéologiquement sa position sur un problème. Ce que le scientifique pense, c’est ce qu’il ne peut pas ne pas penser. Si ces prémices sont admises, alors la conclusion logique que l’on peut en tirer doit l’être aussi. Il ne peut pas en aller autrement. Il en va de même pour l'expérimentation. Galilée a pratiqué un nombre incalculable d’expériences sur la chute des corps, notamment avec des billes dont il évaluait  la vitesse  le long d’une rampe avec un certain degré d’inclinaison (voir le texte de Kant). Il n’est pas question d’affirmer quoi que ce soit « par soi, de soi-même » mais toujours dans le rapport extérieur avec le langage universel des mathématiques ou avec le réel. Ce qui justifie qu’une proposition scientifique puisse être tenue, c’est précisément qu’elle ne soit par aucun biais contenue, enfermée dans les limites « d’un moi ». Au contraire, le martyr ne dit que cela : « MOI », jusqu’à cette mort que rien ne l’empêche de s’infliger.