dimanche 15 février 2015

"Peut-on tout dire?" - Quelques indications de plan et des références


Finalement, dans la question : « Peut-on tout dire ? », ce sont probablement les sens différents que revêt le « peut-on » qui décident d’un plan possible, car, en un premier temps, nous pensons évidemment à la question de la sincérité. "Peut-on" signifie donc "avons-nous le droit" ou "est-il légitime, éthique de tout dire?" . Dans la plupart de nos discussions, nous mentons par omission, c’est-à-dire que nous ne disons qu’une partie de ce que nous pensons, parce que nous n’aurions pas d’amis si nous exprimions la totalité des nos jugements, de nos impressions. Peut-on libérer entièrement par l’expression ce que nous avons sur le cœur ? Est-ce souhaitable ? Pouvons-nous concevoir comme une sorte d’obligation, d’honnêteté, de  « devoir », de courage, le fait de tout faire savoir à notre entourage.

Le personnage d’Alceste dans la pièce de Molière : « le misanthrope » illustre parfaitement la réponse positive à cette question. Selon lui, il faut tout dire, y compris le plus désobligeant. Son « ami » Philinte lui oppose avec beaucoup de finesse qu’il y a, d’un côté, la vérité et, de l’autre, la bienséance. Selon lui, on ne peut pas tout dire parce qu’il est compris de façon implicite, c’est-à-dire cachée, qu’aucune vie sociale ne peut se concevoir sans non-dit, sans zone d’ombre.





PHILINTE

Mais quand on est du monde, il faut bien que l’on rende
Quelques dehors civils, que l’usage demande.

ALCESTE

Non, vous dis-je, on devrait châtier, sans pitié,
Ce commerce honteux de semblants d’amitié :
Je veux que l’on soit homme, et qu’en toute rencontre,

Le fond de notre cœur, dans nos discours, se montre ;
Que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments
Ne se masquent jamais, sous de vains compliments.

PHILINTE

Il est bien des endroits, où la pleine franchise
Deviendrait ridicule, et serait peu permise ;

Et, parfois, n’en déplaise à votre austère honneur,
Il est bon de cacher ce qu’on a dans le cœur.
Serait-il à propos, et de la bienséance,
De dire à mille gens tout ce que d’eux, on pense ?
Et quand on a quelqu’un qu’on hait, ou qui déplaît,

Lui doit-on déclarer la chose comme elle est ?

ALCESTE

Oui..
Pouvons-nous tout dire d’une situation sans nécessairement en trahir quelque chose du simple fait qu’entre ce qui s’est passé et ce que nous en disons s’insinue toute la distance du « rapport », du fait de « rapporter » un événement. Nous savons bien que le 14 juillet, la Bastille a été prise. C’est une vérité indiscutable mais en même temps nous savons bien qu’aucun récit historique ne pourra exprimer avec des mots, des analyses, la richesse de ce qui s’est effectivement produit. Le réel est nécessairement plus riche que ce que l’on en dit. Il aura toujours par rapport à son récit ce « petit plus » de s’être effectué. C’est exactement ce qui explique qu’après un échec dans tel ou tel domaine, nous repensions à ce qui s’est produit et envisagions que cela ne serait pas arrivé si… Mais aussi terrible que soit notre erreur ou notre manque de réussite, il aura toujours cet avantage par rapport à toutes les autres issues qui auraient pu s’effectuer d’être celle qui s’est réalisée.

Le deuxième sens de « peut-on » dans l’énoncé peut se concevoir dans une optique moins éthique. Il ne s’agit plus de s’interroger sur le devoir de sincérité, mais plutôt sur la question de savoir « ce que peut » l’acte de dire. Dans son ouvrage « quand dire, c’est faire », le philosophe John Austin évoque ces paroles dont l’énonciation crée ce qu’elles disent. Quand je dis « oui » à mon mariage, je fais advenir l’acte d’être marié. Lorsque je jure de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, etc. dans un tribunal, je m’engage à quelque chose qui tient d’un acte à l’égard duquel je suis susceptible de poursuites pénales s’il s’avère que je mens. Il est donc possible de dire de telle sorte que l’on fait tout advenir de ce que nous disons : je me marie en disant que je le suis.


Mais n’existe-t-il pas des messages dont le sens dépasse l’énonciation, c’est-à-dire dont le contenu véritable excède le contenu littéral ? Comprendre un message, c’est quasiment toujours saisir ce que la personne a voulu dire au-delà de ce qu’elle a formulé. Aucun message ne signifie exactement ce que son contenu littéral exprime parce que la compréhension se joue sur quantité d’autres codes : les intonations, les sens implicites, l’ironie, la répétition, etc. Dans la pièce de Shakespeare, Jules César, Marc-Antoine veut soulever la foule contre Brutus, qui vient de tuer Jules César, sans que cela ait l’air d’un appel à la révolte, il improvise donc un discours dans lequel les grands mérites de César, ses conquêtes, son charisme sont mis en rapport avec la seule « honorabilité » de Brutus : « Mais Brutus a dit qu’il fallait tuer césar et Brutus est un homme honorable.  » Au bout d’un moment, les romains finissent par comprendre et se soulèvent contre les conjurés.

Bien sûr, on peut ici invoquer le fait que la situation est particulière, mais après tout ce que fait Marc-Antoine ici consiste à utiliser la suggestion. On ne dit pas : « révoltez-vous ! », on le suggère et il y a dans cette puissance suggestive une subtilité que ne possède pas l’acte littéral de dire quelque chose, c’est que les romains ne répondent pas à une exhortation mais comprennent par eux-mêmes la nécessité d’un mouvement sur la piste duquel Marc-Antoine n’a fait que les aiguiller. Dans cette deuxième partie, il s’agit de s’interroger sur la question de savoir si l’on peut tout dire ou bien s’il ne vaut pas mieux suggérer, c’est-à-dire jouer de tous les registres de la compréhension pour faire pressentir un sens caché derrière le sens littéral.
La troisième partie peut se concevoir comme une réflexion sur la capacité des mots à exprimer la vérité de nos états d’âme, de notre vécu, de notre rapport au monde. Le texte de Bergson et l’explication que nous avons faite en cours nous permettent de poser clairement ce problème. 

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