lundi 2 février 2015

Traité Théologico politique (extrait du chapitre 20: "Dans une libre république chacun a toute latitude de penser et de s'exprimer")


« Nul ne saurait, de son propre chef, non plus que contraint, transférer à qui que ce soit la totalité de son droit naturel (1), ni son aptitude à raisonner et juger librement en toute circonstance. Par suite, une Autorité politique qui prétend s’exercer jusque dans les esprits est qualifiée de violente ; une majesté souveraine, d’autre part commet une violation de droit et se rend coupable d’usurpation à l’égard de ses sujets quand elle tente de leur imposer les notions qu’il leur faudra accepter pour vraies ou rejeter pour fausses, ainsi que les croyances dont devra s’inspirer leur vénération de Dieu. En effet, tout homme jouit d’une pleine indépendance en matière de pensée et de croyance ; jamais, fût-ce de bon gré, il ne saurait aliéner (2) ce droit individuel. Je ne nie point que sans subir directement l’autorité d’un autre, bien des hommes ont l’esprit embarrassé de si nombreux et de si incroyables préjugés que leur pensée reproduit, sans essayer de les comprendre, les paroles d’un autre : au point que l’on semblerait tout-à-fait fondé à dire qu’ils ont aliéné leur indépendance intérieure. Si loin toutefois que certains arrivent, en usant d’artifices variés, à pousser une influence de ce genre, on ne saurait empêcher que les hommes ne découvrent un jour ce fait d’expérience banale : chacun de nous préfère à toute autre sa propre manière de voir et les pensées sont sujettes à autant de variations que les goûts (…)

Si considérable que soit donc le droit, dont une souveraine puissance dispose en tous domaines (…), jamais cependant les sujets ne pourront être empêchés de porter des jugements de tout ordre, à leur gré, ni de ressentir tel ou tel sentiment à titre individuel. Il est bien entendu que la souveraine puissance a le droit de considérer comme ennemis les hommes qui ne partageraient pas absolument sa propre manière de voir dans tous les cas (…) Nous ne contestons pas qu’elle puisse légalement exercer le règne le plus violent et faire mettre à mort les citoyens pour un motif futile ; mais une telle conception de son rôle, de l’avis unanime, heurte le jugement raisonnable. Cette appréciation n’est même pas assez forte : comme la moindre manifestation violente ne manquerait pas de mettre en danger tout l’Etat, nous pouvons affirmer que la personne souveraine ne dispose pas de la puissance ni, par conséquent, du droit de l’accomplir. Car on se rappelle que le droit du souverain est à la mesure de sa puissance. »

(1)    Droit naturel : chez Spinoza, comme chez Hobbes, le droit naturel désigne le droit dont jouit naturellement tout être vivant de libérer toute la puissance qu’il est capable de dispenser ;
(2)    Aliéner : arracher à une personne son aptitude au libre-arbitre, sa capacité à décider d’elle-même par elle-même.


 Questions :
1)    Pourquoi le droit naturel d’une personne ne saurait-il être cédé à une autre ?
2)    Comment Spinoza définit-il la violence d’une autorité politique ?
3)    Selon l’auteur, qu’est-ce qui doit nous permettre de résister à toutes les tentatives de conditionnement et d’embrigadement de notre pensée ?
4)    Pour Spinoza, la violence d’un régime politique est-elle condamnable en elle-même ? Comment peut-on la qualifier ? Pourquoi la démonstration de l’auteur est-elle plus convaincante qu’une condamnation morale ?

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