mardi 17 mars 2015

"L'oeuvre d'art nous fait-elle oublier la réalité?" - Problématisation et plan


Pour reprendre l’exemple de Phèdre, la question est finalement de savoir si Racine a écrit cette œuvre en créant de toutes pièces un personnage improbable dont les aventures, en l’occurrence les drames, nous permettent de décoller du « sol du réel », de jouir du spectacle de ce qui n’a aucune chance de se produire « en vrai ». Ce qui caractérise la réalité, dans un premier temps, c’est probablement la routine, l’ennui, le banal et le « commun ». De fait, il semble difficile de remettre en cause le fait que l’histoire de Phèdre est «  hors du commun », elle nous sort de « l’ordinaire ». L’œuvre d’art est, au sens propre, extraordinaire mais comment se produit cette « sortie », cette « extraction » ?

La tragédie de Racine, par exemple, nous raconte une histoire. Nous sommes donc d’emblée pris dans le cours d’une intrigue qui, au gré des dialogues, nous fait rentrer dans un contexte totalement différent de celui de nos vies. Or, cette histoire ne s’est jamais déroulée en réalité. Nous sommes donc embarqués dans le déroulement d’une trame qui « se tient » (sans quoi elle ne retiendrait pas notre attention), mais, en même temps, qui demeure une fiction. L’artiste peut s’autoriser tout ce qu’il veut dans la mesure où il se situe dans un contexte qui n’a plus à composer avec les faits, avec les données imposées par la réalité. Mais la question se pose de savoir si c’est exactement dans ce détachement à l’égard de l’ordinaire de nos vies que, par exemple, Phèdre exerce sur nous cette capacité de fascination et de trouble ?

Aussi différents que nous soyons de cette héroïne, aussi distinctes que soient les réalités que nous vivions, nous ne serions pas aussi captivés par cette histoire si quelque chose d’elle n’entrait en « résonance » avec nous. Elle sort du « commun » mais étrangement quelque chose de commun se manifeste d’elle à moi dans sa façon même d’être « hors du commun », mais quoi ? Phèdre explore les limites de la passion amoureuse. Son histoire décrit la vérité de ce que c’est qu’ « aimer », et ce qui est « extraordinaire » dans ce drame, c’est qu’il nous fait sortir de cet ordinaire de nos existences dans la mesure où nous n’osons jamais explorer dans la vie « réelle » l’absolu de sentiments dont nous pressentons la nature ultime et catastrophique.

En d’autres termes, nous pourrions dire que c’est exactement parce que la passion de Phèdre est « vraie » qu’elle n’est pas « réelle ». Personne, ou presque, ne se comporte comme elle dans « la vie » mais chacun pressent qu’il le ferait s’il allait au bout de ce qu’il éprouve. Nous pourrions en dire autant d’Antigone, de Madame Bovary ou de Dom Juan : ils décrivent des « personnages » qui vont au bout de ce qu’ils sont, c’est-à-dire qui assument totalement « l’angle d’attaque » de la vie dans lequel ils consistent : l’amour pour Phèdre, la justice pour Antigone, le romantisme pour Emma Bovary, l’impiété pour Dom Juan. Une vérité profonde s’exprime donc toujours dans le théâtre et la littérature, c’est de nous donner à voir et à ressentir ce que serait : « être » si nous osions vraiment « essayer », si nous tentions le coup, mais cela ne nous donne pas forcément envie d’essayer.
Il est assez troublant de réaliser le paradoxe dans lequel réside toute œuvre d’art : « elle ne nous invite pas à une action et s’impose donc à nous comme une incitation à la contemplation, à la rêverie, peut-être à la réflexion. Elle sort donc du réel tout simplement parce qu’elle suspend le cours de notre intervention sur le réel. Mais en même temps, elle use de cette gratuité, de ce suspens qu’elle impose à notre activité, à notre humanité si par « homme », nous entendons, comme Bergson, Homo Faber, pour exprimer de la réalité « pure », nue, efficiente. Ce à quoi l’art nous confronte, c’est à un monde dépouillé de tout intérêt humain : Phèdre n’a aucun intérêt à aimer Hyppolite, le ready made de Duchamp est fondamentalement « hors d’usage », la Sainte-Victoire de Cézanne révèle une multiplicité grouillante de « petites sensations », de touches de couleurs qui ne sont plus assignables à des « objets ».

« Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l'histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l'homme et de l'intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber. En définitive, l'intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils et d'en varier indéfiniment la fabrication."
Si par « réalité », nous désignons cette instance ultime, dure et incontournable de la vie réduite à l’expression la plus nue du « besoin », de la fatalité : « c’est la dure réalité », nous ne voyons pas, en effet, comme l’œuvre pourrait se concevoir sans se détacher d’elle puisque elle manifeste, au contraire, une forme de légèreté, de gratuité, mais en même temps cette gratuité, ce suspens dans l’ordre du besoin et de la nécessité rend possible l’émergence d’une réalité « pure », « désintéressée ». L’affirmation selon laquelle l’œuvre nous fait oublier la réalité dépend donc de ce que nous entendons par « réalité ». Or nous pouvons formuler, pour le moins, trois conceptions différentes de ce que nous entendons par ce terme.

La réalité, c’est d’abord « l’ordinaire », la routine de chaque jour qui imperturbablement suit son cours. Nous sommes dans la réalité quand « on ne se raconte pas d’histoires », étant entendu qu’en un sens, il ne nous arrive jamais rien de nouveau, pas d’inattendu, que du « très attendu ». L’œuvre d’Art nous fait-elle oublier la « grisaille » du quotidien ? Nous fait-elle sortir de ce sentiment de faire toujours la même chose, de voir toujours les mêmes gens, de mener une existence fade, ordinaire et répétitive ? L’œuvre d’art désigne-t-elle ce décalage grâce auquel nous oublions une réalité toujours quelconque et identique par l’émergence de l’originalité et de l’inattendu? Ce sera notre premier axe de recherche.


Mais la réalité, c’est aussi la notion que nous invoquons pour justifier nos échecs, un drame imprévisible et incontournable, le dénouement d’une affaire qui n’a pas tourné à notre avantage : « C’est la réalité. Il faut bien s’y faire. De toute façon, c’est « comme ça ». Dans cette seconde perspective, ce qui est réel, c’est ce qui revêt un caractère inéluctable, irrévocable, fatal, en ce sens qu’une fois réalisé, l’événement est là et nous ne pouvons pas faire comme s’il n’était pas là. De ce point de vue, le réel, c’est l’impossible, mais non pas au sens de « ce qui ne peut arriver » (au contraire). Le réel est l’impossible parce qu’il détruit tous les possibles. Rien ne peut se produire d’autre que ce qui s’est effectivement réalisé. La réalité décrit donc l’expérience que nous faisons de la limite de notre pouvoir, de notre liberté. Elle est ce à quoi, ou contre quoi nous ne pouvons rien changer. Dés lors, nous nous interrogeons sur la question de savoir si l’œuvre d’art nous fait oublier l’impossible du réel. L’art ne décrirait-il pas tout ce qu’un peintre, un musicien, un plasticien peut mettre en œuvre pour « créer des possibles »

Quand nous lisons un roman ou quand nous assistons à une pièce, nous sommes transportés dans un contexte fictif. Le « il était une fois » du conteur est une autre façon de nous dire : « Envisage la possibilité qu’un jour, un Prince, etc. ». Pouvons nous définir l’œuvre d’art comme une alternative à la réalité ou comme une réalité alternative, c’est-à-dire une réalité « autre » mais néanmoins réelle (après tout l’œuvre d’art suppose bien une manifestation physique réelle) ? La réalité tombe comme un couperet, une sentence, une épreuve qui nous met en face de notre impuissance. L’œuvre d’art pourrait peut-être se concevoir comme la tentative humaine visant à nous libérer de cet étau, autant que cela est « possible », libérer les forces de l’imaginaire contre la fatalité de la réalité.

En troisième lieu, la notion de réel désigne tout simplement le « fait », ce qu’ « il y a » maintenant. Ce qui est réel c’est ce qui présent. Par opposition l’œuvre d’art pourrait nous apparaître comme ce qui est « re »-présent (représenté). Il convient en effet de s’interroger sur la nature de ce « re ». Représenter : est-ce présenter une seconde fois ? On nous présente quelqu’un quand on nous met en face d’une personne que nous n’avions jamais rencontré avant, mais on nous représente une pièce. Devant le tableau de Magritte, nous ne sommes pas devant une pipe, mais devant une représentation de pipe. Ce « re » semble donc signifier le décalage de cette perception de l’œuvre avec celui de la confrontation présente avec un motif « réel ». Une œuvre d’art nous détourne-t-elle de ce qui est « maintenant » en nous embarquant, grâce au décalage propre à toute « re »-présentation dans ce qui n’est pas présent ? Mais un problème se pose ici car c’est bien maintenant que je vois la pièce se dérouler, c’est bien en ce moment que je vois ce tableau ou que j’entends cette musique. « Il y a une minute du monde qui passe, dit Cézanne. La peindre dans son éternité. » Dans quelle durée se manifeste la rencontre avec une œuvre d’Art ? Celle-ci nous fait-elle oublier le temps qui passe, ou nous fait-elle entrer dans une autre conception de la temporalité, différente de celle que nous concevons habituellement ? Dans quel présent l’œuvre s’impose-t-elle à nous telle qu’elle est, c’est-à-dire « artistique » ?


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