jeudi 5 mars 2015

Texte de Nietzsche sur les martyrs - Eléments d'explication (4) et utilisation du travail en groupe


« Les martyrs furent un grand malheur dans l’histoire : ils séduisirent. » Après s’être situé sur le terrain épistémologique, puis éthique, Nietzsche évoque maintenant l’impact des martyrs sur l’histoire. Bien saisir ces différences de dimension, c’est percevoir le fond de la critique entreprise dans ce passage, car, en un sens, les martyrs ne peuvent précisément l’emporter que dans l’histoire et tout lecteur attentif saisit bien l’intention de l’auteur qui consiste à pointer cet écart incroyable entre l’évaluation authentique d’une thèse, c’est-à-dire l’examen rigoureux de sa pertinence, de « sa valeur » et sa puissance de persuasion, de nuisance dans l’esprit du peuple.  Dans l’histoire, c’est-à-dire dans le fil de ces évènements qui se manifestent toujours à l’échelle des peuples et des nations, n’importe quelle croyance peut, par le martyre, persuader, gagner en fidèles et en territoires acquis, mais ce sera toujours par « contagion », en appuyant sur les points faibles des hommes, à savoir la faculté de s’apitoyer, de prendre en pitié la souffrance, de se repentir, de se culpabiliser.
Nous devrions tous, selon Nietzsche prendre assez de recul à l’égard des grands martyrs pour réaliser à quel point la théâtralité de leur dévouement est inversement proportionnelle à la puissance de leur cause et dans ce recul, c’est tout aussi bien de l’histoire dont il s’agit de se défier : ce n’est pas parce que « ça marche » que cela « vaut ». Ce serait même le contraire : « L’humanité voit les gestes plus volontiers qu’elle n’entend les raisons. » Que le christianisme se soit répandu aussi rapidement et facilement dans l’histoire, cela prouve à quel point s’est insinuée dans l’histoire la logique désastreuse d’un retournement des valeurs au détour duquel la puissance d’affirmation a été discréditée au profit de la faiblesse, de telle sorte que c’est à l’aune de sa perversion sacrificielle qu’une idée sera bien jugée. L’histoire (par histoire, il faut comprendre ici événement et non récit ou étude historique) accrédite ce que l’examen philosophique révoque. « Ils séduisirent » est donc à prendre au même sens que « ils pervertirent ».
Il convient de bien saisir l’esprit de cette perversion pour comprendre le style de pensée et d’écriture à partir duquel s’exprime la pensée Nietzschéenne. Comment s’est développé dans les populations l’esprit du christianisme ? Par la célébration de la souffrance, du sacrifice par l’habileté des prêtres à faire rentrer dans l’esprit des fidèles qu’ils sont redevables à Dieu du martyr de son Fils qui rachètent nos fautes par sa mort volontaire. Etre fidèle, c’est contracter une dette à l’égard d’un créancier divin qui s’élève à un montant bien trop élevé pour que nous puissions jamais le rembourser. « Créditeur, créancier » : ces termes de finances ont étymologiquement la même origine troublante : « credo », croire
Dieu ne nous a pas fait don de l’existence, il nous l’a accordée comme un « crédit » et c’est de ce crédit, de cette dépendance existentielle fondamentale que naît la foi, la soumission du fidèle, sa perméabilité à des idéaux de faiblesse, de pitié et de sacrifice. Nous n’avons rien d’autre à faire dans cette vie que d’essayer pitoyablement de nous racheter de ce péché qu’est l’existence, étant entendu que nous ne pouvons pas être à la hauteur de ce don. Nous ne le pouvons pas « ontologiquement », c’est-à-dire que notre être est fondamentalement « peccable » (voué au péché) et que Jésus sur la croix en est la manifestation « évidente », d’où cette adoration du martyr, cette « honte » de soi, cet agenouillement devant la croix, ce « dégoût » d’avoir un corps, cette « infamie » d’éprouver des désirs sexuels, cette peur de s’affirmer », etc. Etre un fidèle, c’est entretenir en soi le poison du remords, c’est vivre en freinant tout ce qui pourrait faire croître notre joie, notre puissance, nos dons pour la vie. La religion, pour Nietzsche, et particulièrement la religion chrétienne, rassemble, dans son corpus dogmatique, tout ce qui est susceptible de nous  faire honte d’exister, de telle sorte que nous ne faisons que survivre. Le fidèle « vit » mais il n’existe pas (c’est d’ailleurs en ce sens que la religion préfigure la domination de l’Etat : quoi de plus facile à gérer qu’une population préalablement convaincue de sa faiblesse et de son indignité à exister ?)
Or que fait un martyr si ce n’est s’imposer à lui-même le châtiment ultime pour avoir osé prétendre à l’existence ? Peut-on incarner de façon plus ostentatoire ce renversement des valeurs par le biais duquel « être est une honte » ? Tout le propos de Nietzsche est ici de nous faire comprendre que nous ne sommes pas des esclaves parce que « nous vivons » mais parce que nous croyons que « vivre est une faute », parce que nous nous laissons persuader par cette pseudo logique du martyr : « Ils (les martyrs) tracèrent sur le chemin qu’ils suivaient des signes de sang, et leur folie enseignait que la vérité se prouve avec du sang. Mais le sang est le plus mauvais témoin de la vérité ; le sang est un poison qui change la doctrine la plus pure en délire, en haine des cœurs. » - « L ‘antéchrist - § 53 »
Il est difficile ici d’éviter le rapprochement avec notre actualité la plus récente. Ce que dit Nietzsche de l’histoire à propos des martyrs chrétiens l’est tout autant de l’actualité que nous vivons concernant d’autres formes de martyrs. Cela signifie que nous sommes confrontés au même problème que celui qu’il dénonce et peut-être pouvons-nous supposer que la subtilité dont il fait preuve dans la dénonciation de cette pseudo-logique ne s’exprime pas moins dans la solution qu’il préconise. Mais quelle est cette solution ? Libérer cette puissance consistant à faire taire en nous tout esprit de réaction. Il y a des martyrs parce qu’il y a des persécuteurs, mais si nous ne prêtons plus la moindre attention à ces délires sacrificiels, si nous ne leur apportons plus le support de notre violence répressive, les voilà soudainement démunis, privés de « son », de caisse de résonance, renvoyés au non-sens de la contradiction même dans laquelle consiste fondamentalement leur démarche. La thèse que Nietzsche défend, c’est qu’un martyr n’a rien à dire, sans quoi il ne se tuerait pas à le dire, mais il vivrait en le disant. Aucune vérité n’est définitive. La vérité d’une affirmation vient de ceci qu’elle exprime la plus haute valeur, c’est-à-dire puissance de vie. La vérité est donc affaire d’évaluation, pas de jugement, de force et pas de verdict. C’est en ce sens qu’heureusement, rien n’est jamais « tranché » et la bêtise du martyr, c’est finalement d’illustrer théâtralement cette illusion de « la vérité qui tranche », dans tous les sens du terme.

Il suffit aujourd’hui de penser à tous ces agitateurs tenant des propos provocateurs et insoutenables pour enregistrer les bénéfices du tollé médiatique en monnaie de notoriété. Nous sommes loin du martyr (encore que l’on parle souvent de « lynchage médiatique ») mais l’absurdité des forces réactives tombant dans le piège de la publicité des thèses qu’elles veulent dénoncer est ici évidente. On donne toujours de la force à l’idée que l’on critique parce que l’on lui fait droit de « paraître ». Nous lui accordons un droit de parution. Cela suppose que nous soyons assez lucides pour nous donner comme adversaires des idées suffisamment cohérentes pour qu’une discussion vaille la peine d’être tentée. D’une affirmation dépourvue de la moindre valeur, de la plus infime puissance d’affirmation, il n’y a vraiment rien à dire. Un négationniste ne dit pas quelque chose « d’énorme » en affirmant que les camps de la mort n’ont jamais existé. C’est tout le contraire, il dit quelque chose de « tout petit », de « faux » au sens de faible. Un tel discours manifeste une puissance d’affirmation proche de zéro, de minable mais pas tant d’un point de vue moral que d’un point de vue « vital ». Défendre une telle « idée », c’est forcément avoir déjà renoncé à exister par sa prise de parole, et c’est exactement cela qui définit avec le plus de pertinence le « mensonge », à savoir une déficience existentielle.

Finalement, en face d’une personne tenant des propos racistes, misogynes, homophobes, favorables à la peine de mort, etc. nous pourrions dire : « je vous écoute mais je ne vous ai pas entendu », parce qu’au-delà de notre capacité à comprendre un discours, il existe le filtre d’une autre sensibilité incroyablement plus subtile et capable de saisir la puissance d’une parole, son intégrité, c’est-à-dire son aptitude à se faire le porte voix d’une justesse, d’une adéquation,  d’une crudité, d’une précision, d’une densité existentielle assez forte pour que ce soit la vie qui en elle coule à plein régime. C'est exactement ce qui fait défaut à toute pensée faible et c'est aussi ce qui caractérise le martyr. Nous ne pouvons pas lui accorder la grâce de notre attention, tout simplement parce qu’il ne se l’accorde pas lui-même en se sacrifiant. Le martyr compte sur notre « réaction ». Sa cause ne contient donc, de son propre aveu, aucune puissance d’affirmation propre. Elle ne vaut rien par elle-même, en elle-même et c’est ce qu’elle nous dit en étant porté par l’efficience suicidaire d’une vie « contredite ». Comment pouvons-nous être assez stupides pour écouter ce qui se contredit en se donnant la mort ? Si une idée ne vaut pas la peine que je vive pour elle, elle ne vaut rien. De la cause défendue par un martyr nous pourrions dire, non seulement qu’elle est nulle, mais qu’elle s’illustre dans l’évidence de cette nullité. Qu’il nous vienne à l’idée que l’on puisse mourir pour défendre une affirmation devrait au contraire nous inciter à la méfiance, à la défiance. Cela pointe vers un potentiel idéologique, dogmatique éminemment suspect. Nous ne nous situons plus sur le terrain strict de son évaluation mais sur celui de sa diffusion, de sa publicité, de sa puissance contagieuse, autant dire ailleurs que dans la valeur en laquelle elle consiste.


Conclusion
C’est bien sur ce dernier point que s’articule finalement le fond de la critique nietzschéenne des martyrs : toute affirmation porte en elle une valeur propre, un indice de puissance qui la caractérise et l’histoire a malheureusement été le théâtre d’une telle perversion des valeurs, notamment sous l’influence des Religions, que plus cet indice est faible, plus l’affirmation se voit adoptée, vénérée, célébrée par le peuple. Devant une idée, une seule question se pose vraiment : « que vaut-elle? », c’est-à-dire que vaut-elle par elle-même ? Que peut-elle ? Dans quel chiffre de puissance vitale consiste-t-elle ? Ce que prouve le sacrifice c’est que ce chiffre est proche de zéro : « Et quand on irait traverser le feu pour sa doctrine – qu’est-ce que cela prouve ? Il est mieux en vérité que notre propre doctrine soit sortie de notre propre brasier. » Nietzsche exprime ici que le feu extérieur (celui des persécuteurs) que l’on est prêt à souffrir pour prouver la vérité de notre idée n’est rien en comparaison de cet autre feu (intérieur) qui nous a coûté tant d’énergie de pensée, de conception, de vie. Qu’une idée « coûte » à celui qui la conçoit, c’est vrai et nécessaire parce qu’elle manifeste de notre part (et de notre part seulement) une dépense, une force, une libération d’énergie existentielle considérable mais que nous ayons à en attester la pertinence et la profondeur aux yeux des autres en les intimidant par la théâtralité de notre sacrifice, c’est une attitude que nous pouvons assimiler à une erreur, à une faute ainsi qu’à une maladie douée d’une puissance virale et historique désastreuse. 

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