mercredi 27 mai 2015

Le Langage - Introduction: la distinction Parole / Langage


La parole est un acte alors que le langage est une « faculté », mais ce terme manque encore de justesse car une faculté désigne une aptitude que je peux ne pas avoir alors qu’il y a dans la condition de l’être de langage la référence à un donné absolument préalable, soit une disposition à l’égard de l’existence dans laquelle l’homme est toujours déjà « structurellement » impliqué et qu’il ne dépend aucunement de lui d’avoir ou pas (parce que c’est peut-être à partir de cette disposition qu’il est homme).
Le linguiste Ferdinand de Saussure en distinguant la langue de la parole sépare « ce qui est social de ce qui est individuel et ce qui est essentiel de ce qui est accidentel, accessoire ». Peut-être pourrions nous trouver le langage en allant chercher encore plus avant dans la direction contraire de ce mouvement vers la parole, l’humain et, en amont de cet « essentiel » qui s’oppose à l’accidentel, au circonstanciel de la parole, un « absolu » de nécessité, un fait accompli, ce dans quoi l’homme est fait, comme tissé, ce qu’il est et non ce qu’il a. Le langage n’est plus alors une aptitude que l’être humain « a » mais une disposition existentielle, originelle et constitutive de ce qu’il est. « Etre ou ne pas être »…de langage, telle n’est pas la question de l’homme, puisqu’il se définit dans l’absence même de cette alternative, comme si nous atteignons ici une sorte de fond structurel humain. L’homme comme phénomène, c’est ce qui ne peut pas émerger ailleurs ni autrement que dans cet enveloppement de ses plus infimes manifestations dans du signifiant.

La parole, c’est ce que je peux ne pas émettre, le langage c’est ce que je ne peux pas ne pas émettre. Mais alors de quoi est-il question dans le langage ? De quoi se compose-t-il ? De signes plus que de mots, de « vouloir dire » plus que de « dit ». On comprend mieux ce qu’est le langage quand on réalise l’impossibilité pour l’être humain d’être à l’existence, au monde, autrement qu’« aux aguets », c’est-à-dire en situation perpétuelle de décryptage, d’interprétation et d’émission de signes. C’est ce que le philosophe allemand Heidegger appelle la « prévoyance » (ce terme ne désigne pas l’anticipation de l’avenir mais plutôt le fait donné, principiel d’une préoccupation, d’un intéressement au monde sous l’efficace duquel il n’y a pas d’insignifiant. Le langage est cette dimension préalable du parti pris de la toute signifiance des phénomènes, y compris celui de notre existence. Il est cette efficience par laquelle nous suivons le fil des évènements mondains « au sens », « au signe », au mot mais jamais « à la lettre », c’est-à-dire jamais dans l’instantanéité d’une hébétude littérale (le haïku est la tentative de cette hébétude).
En face d’une autre personne à laquelle je ne parle pas, l’absence de paroles n’est pas vide de sens. Elle en est, au contraire, incroyablement pleine et c’est pour occulter la nature presque insoutenable de cet effet de saturation du sens, à savoir que la haine ou le mépris ou l’indifférence ou l’amour imprègnent l’atmosphère d’une densité sans failles, que si souvent nous parlons. Nous ne nous exprimons pas alors pour briser le silence ou pour cacher que nous n’avons rien à nous dire mais, au contraire, parce que ce silence est trop plein de sens et que tout est dit. Il faut crever cette poche de justesse et d’authenticité où tout explose dans une lumière trop crue. Par conséquent, l’absence de parole est comme le squelette mis à nu de la toute présence efficiente du langage, de l’indéfectible permanence du vouloir dire.

Mais alors pourquoi ne pas s’abstenir de parler pour qu’enfin s’active l’authenticité de tous les signes, de tous les « vouloir dire » ? Si échanger des mots est justement ce qui nous empêche de vivre l’authenticité d’un rapport, pourquoi ne pas se taire ? Tout simplement parce que l’efficience d’un vouloir dire est si constante, si indéracinable qu’elle ne s’activera pas moins dans l’émission que dans l’absence de paroles. On peut trouver, dans la pièce de Shakespeare, « Jules César », une illustration particulièrement claire de ce constant détournement de la littéralité de ce qui est dit par l’exercice de la puissance toute à la fois insidieuse et en même temps constitutive de l’énoncé proféré d’un vouloir dire. Nous ne disons jamais que ce que nous disons. Quoi que l’on dise, ce n’est jamais cela que l’on veut dire. Une parole est inconcevable sans langage non seulement en ce sens qu’il faut un fond signifiant à un énoncé mais aussi d’un point de vue structurel c’est-à-dire dans ce qui fait d’une parole une parole. Ce que l’on dit donne à penser, prête à interprétation. Rien n’est à prendre à la lettre parce qu’il n’y a pas de « lettre », ni même de mot (au sens d’unité isolée) mais ce débordement constant du mot par le signe.

 Il convient donc de prêter à ce passage une attention particulière dans la mesure où la complexité et l’intensité dramatique de la situation dans laquelle Marc Antoine prend la parole ne le contraignent pas à faire un « certain usage » de la parole mais au contraire à jouer de ce qu’elle est vraiment, de sa fibre la plus authentique, celle-ci étant l’ambiguïté, le retour à cette donnée « toujours déjà cryptée » du message.
César vient d’être assassiné. Marc Antoine qui lui était très lié est terrassé par la nouvelle de ce meurtre. Il hait les conjurés et particulièrement Brutus mais il ne veut pas appeler le peuple à la révolte, d’une part parce que la situation politique est incertaine (sa propre vie ne tient qu’à un fil) et d’autre part parce qu’il ne veut pas d’une guerre civile. C’est en douceur qu’il convient de rendre Brutus odieux, injuste, au peuple de Rome, et, de la sorte, de l’évincer de l’exercice du pouvoir :

« Je viens parler, sur la dépouille de César. Il était mon ami, fidèle et juste,
Mais Brutus dit qu’il fut ambitieux. Et Brutus est un homme honorable.
Il a conduit bien des captifs à Rome. Dont la rançon remplit nos coffres publics :
Cela vous semble-t-il d’un ambitieux ? Quand les pauvres souffraient, César pleurait.
L’ambition doit être plus coriace.
Mais Brutus dit qu’il fut ambitieux. Et Brutus est un homme honorable.
Et tous vous avez vu qu’aux Lupercales, trois fois je lui offris la couronne royale,
Qu’il refusa, trois fois. Fut-ce par ambition ?
Mais Brutus dit qu’il fut ambitieux. Et Brutus est, bien sûr, un homme honorable. »

Bien sur, en prêtant attention à la structure de son discours, à l’effet de répétition de la ritournelle affirmant l’honorabilité de Brutus ainsi qu’au peu de poids de cette honorabilité comparativement à la grandeur des actes de César, on a envie de dire qu’il est habilement tourné mais il convient de ne pas se laisser aveugler par la maîtrise de l’orateur. Toute sa subtilité repose sur son aptitude à ne laisser agir de la parole que sa nature la plus profonde, étant entendu que cette nature est fondamentalement celle de la duplicité, du double sens. Nous n’adressons aucun message à qui que ce soit sans qu’il soit nécessairement précédé du « sous entendu » de son impossible littéralité : « Attention, ce que je te dis n’est pas seulement ce que je te dis. »
Mais alors qu’est-ce que c’est ? La dynamique sous jacente d’un fond de suggestion qui d’ailleurs n’agit pas seulement dans les mots mais dans tous les actes, les postures et les gestes humains. Cette impossible littéralité dont joue Marc Antoine est aussi ce qui s’active dans cette chape de plomb que fait peser sur les rapports sociaux l’efficience permanente d’une machine à interprétations. C’est d’ailleurs cette considération qui ne peut manquer d’éveiller un soupçon à l’égard des disciplines interprétatives comme la psychanalyse ou la sociologie : se construisent-elles finalement dans un autre espace que celui de cet échappement du dit de la parole par le vouloir dire du langage ? Si jamais je ne dis ou fais sans vouloir dire autre chose que ce que je dis ou fais, alors ni la psychanalyse ni la sociologie ne me révèle le fond vrai de quoi ce soit, le « fin mot », elles ne font que prendre en marche le mouvement interprétatif de ce qui n’a pas d’autre être que celui de cette évanescence du vouloir dire. On peut bien expliquer le fait qu’une fille soit anorexique, par exemple, par un problème « papa-maman », cette explication ne prendra jamais suffisamment en compte le fait que l’anorexie est déjà en elle-même un « vouloir dire », non pas ce par quoi la fille veut dire quelque chose, mais une certaine tournure de ce qui, de toute façon, n’a pas d’autre réalité que d’être une tournure. On croira avoir trouvé l’origine du dysfonctionnement quand on aura simplement « sur interprété » le fait que l’homme « parle ».

Dans son livre « la chevauchée sur le lac de Constance », l’écrivain allemand Peter Handke situe parfaitement, dans un dialogue entre deux femmes, tout ce que cette impossible littéralité des manifestations humaines recèle comme parti pris épuisant d’un fond préalable d’ambiguïté (nous sommes toujours au monde comme Œdipe à la sphinge : des déchiffreurs d’énigmes)
« Henny - « Quelqu’un est assis la tête baissée : est-il triste ?
Elisabeth - Non, il est simplement assis la tête baissée.
- Quelqu’un sursaute : se sent-il coupable ?
- Non, il sursaute simplement.
- Deux personnes restent assises sans se regarder ni s’adresser la parole ; sont-elles fâchées l’une contre l’autre ?
- Non, elles sont simplement assises sans se regarder ni s’adresser la parole.
- Quelqu’un frappe sur la table ; est-ce pour imposer sa volonté ?
- Ne peut-il simplement frapper sur la table ? » »
C’est peut-être exactement dans l’épreuve que nous faisons, à la lecture de ce passage, de notre hésitation entre le non et le oui pour répondre à la question d’Elisabeth, que se situe la dimension la plus problématique du langage. Non, il ne peut pas simplement frapper sur la table, parce que seuls les aliénés agissent de la sorte, parce que le propre de l’homme est de se dérober constamment à la verticalité d’un acte qui ne serait que ce qu’il est dans l’instantanéité de sa donne évènementielle (la science, la littérature, la religion ne se constituent pas autrement). Mais en même temps, n’est-il pas vrai qu’après tout, il n’a réellement fait que taper sur la table ? N’est-ce pas dans cette neutralité « a-signifiante » de l’acte que s’impose à nous, dans sa simplicité, toute la justesse de son « à propos », étant entendu que rien n’est ailleurs ni autrement qu’à propos ? Un homme peut-il être, plus encore qu’insignifiant (notion qui ne s’exclue pas de la référence à son contraire, à savoir, ici, le signe), en marge de cette dimension du « tout signifiant » dans laquelle consiste le plus authentiquement le langage ?  
                
                       

Pour en finir avec la formule: "ma liberté s'arrête là où commence celle des autres"


Les proverbes ne font pas bon ménage avec la Philosophie, en premier lieu parce qu’ils se réduisent à des formules toutes faites que nous appliquons aux circonstances lorsque nous avons l’impression qu’elles s’y prêtent. Prenons un exemple : nous avons un ami gourmand qui nous dit qu’il veut faire un régime mais quelques heures plus tard nous le voyons plonger sa cuillère dans un pot de crème glacée. Il se peut que nous nous trouvions intelligents en lui disant : « Chassez le naturel, il revient au galop. » Bon ! Quel est le sens d’une telle affirmation ? Tu es comme tu es, et tu ne peux pas échapper à ta nature qui est d’être gourmand. Indépendamment du fait que ce jugement a plutôt tendance à le plomber qu’à l’encourager, il manifeste une forme de puissance de réduction des situations aux formules non seulement fausse sur le fond mais aussi parfaitement malsaine dans sa forme.

Voilà en substance le sens caché de toute personne abusant de proverbes : « je ne suis pas né de la dernière pluie, j’ai une réserve considérable de maximes applicables à toutes les situations de l’existence, parce qu’il n’y a rien de la vie qui puisse vraiment dépasser de l’efficience réductrice des formules. » Quiconque a les bonnes formules ne sera jamais désarçonné, pris au dépourvu par une situation. C’est en cela que l’utilisation des proverbes nuit gravement à l’intelligence. C’est une forme de pensée non seulement fossilisée mais aussi sclérosante (en ce sens qu’il s’agit de tuer dans l’œuf la plus infime volonté de réfléchir). Ce n’est pas de la pensée du tout et c’est probablement le trait le plus remarquable du proverbe que de manifester une forme d’abrutissement, d’engourdissement de l’acte de penser là où l’utilisateur croit, au contraire, avoir fait preuve de « présence d’esprit ». C’est comme si le rappel à telle ou telle maxime révélait une « capacité » : celle de se souvenir des bons mots au bon moment, mais réfléchissons un peu à la démarche souterraine de cette considération du « bon moment », ce que les grecs appelait le « Kayros » (le moment opportun – Toute action politique efficace suppose un sens du Kayros).
L’utilisateur impénitent de proverbes a dans la tête un « grenier » plein de formules sentencieuses et poussiéreuses qu’il ressort quand cela lui semble adéquat à la situation. Cela signifie qu’il n’est rien de l’instant présent qu’il puisse percevoir comme l’occasion donnée de concevoir une pensée « présente », c’est-à-dire nouvelle, inédite. Il y a ici une considération de la philosophie qui se trouve négligée. Pour certains philosophes ainsi que certains professeurs de Philosophie, il s’agit de penser en acte : la pensée juste consiste à « juste penser », c’est-à-dire à penser maintenant. 

Nous avons tous subi les cours de professeurs qui étalent leur culture, montrent l’étendue de leurs connaissances mais les formules sortent trop facilement de leur bouche pour être autre chose que du « réchauffé ». Ils ne sont pas en train de penser ce qu’ils disent. De ce fait, aussi intelligent que puisse être leur discours, il ne recouvre aucune effectivité évènementielle. En d’autres termes, « il n’est pas en train de se passer quelque chose parce que l’orateur n’est pas pris dans le mouvement de nécessité pure qui caractérise toute réflexion instante. »
L’utilisation de proverbes constitue le paroxysme de « l’indigence référentielle ». C’est toujours au fil imprévisible de nos existences de susciter des pensées inédites, insoupçonnables. Se connaître soi-même implique que nous consentions de bonne grâce à laisser venir à la surface de notre expression des idées nouvelles même si elles sont suscitées par la lecture de livres anciens, car c’est maintenant qu’elles nous viennent à l’esprit.

L’épreuve de Philosophie du baccalauréat se rapproche. Nous pouvons appliquer ce que nous venons d’affirmer: utiliser un proverbe comme s’il constituait un argument est non seulement contre-productif mais très légitimement sanctionnable. Une dissertation ne peut pas se réduire à un exercice mémoriel. Prenons un exemple courant : de nombreux candidats pensent avoir émis une pensée très pertinente quand ils écrivent sur un sujet portant sur la liberté que « ma liberté s’arrête là où commence celle de l’autre. » Non seulement cette affirmation ne manifeste aucune réflexion effective sur la question mais elle se révèle complètement à côté de la plaque si nous essayons de l’approfondir un minimum. En effet, si ma liberté s’arrêtait là où commence celle de l’autre, alors cela signifierait que la liberté est comme un gâteau dont il s’agirait de se partager équitablement les parts.

Mais la conceptualisation d’une liberté spatialement limitée ne peut contredire l’évidence géométrique selon laquelle un petit peu moins de liberté pour l’autre ce serait un peu plus de liberté pour moi. On discute sur l’équité sans se rendre compte que l’on ramène la liberté à une notion quantitative, ce qui est non seulement discutable mais tout simplement impossible. La liberté ne peut se concevoir qu’en tant qu’inconditionnée, illimitée. Elle ne peut accepter la notion de degrés. Ma liberté ne commence pas là où s’arrête celle de l’autre parce que c’est qualitativement, fondamentalement la même. Personne ne peut être libre à l’exclusion de l’autre. La liberté d’une femme battue à porter plainte contre son mari violent est aussi la mienne. La vraie liberté consiste à réaliser pleinement l’absolue nécessité dans laquelle nous trouvons d’exister (et non de vivre) vraiment, seulement, absolument. Dés qu’une personne se voit contrainte par une autre et empêchée par elle de libérer sa puissance d’exister, c’est un certain style de vie qui se voit étouffé, réduit à un faible débit et cela ne peut que porter atteinte à l’affirmation de soi de la totalité des existants.

mercredi 20 mai 2015

Death Note de Tsugumi Ôba - Le Sens et les Dieux (2)


Death Note est un manga jouissant de toutes les caractéristiques du « genre », à savoir que l’atmosphère est toujours celle d’une forme de violence glacée et aseptisée. Les personnages ne font pas de sentiments et même lorsque l’un d’eux fait preuve de courage ou d’esprit de sacrifice, comme le père de Light à plusieurs reprises, cela se manifeste par des actes et non par des monologues intérieurs. Quand une voix off décrit les pensées de Kira ou de L, c’est plutôt pour décrire un « schéma tactique ». Chaque question de L a pour but de savoir si Light est bien Kira et se voit donc dédoublée par la rumination du questionneur et du destinataire, et chacun des duellistes reconnaît en l’autre un sens du double jeu et de la manipulation identique à la sienne. L et Kira sont donc les meilleurs ennemis du monde et ils enferment dans les entrelacs de la toile que tisse leur opposition tous les autres personnages, y compris les Dieux de la mort. Contrairement à la mythologie Grecque, ce ne sont pas les Dieux qui se servent des hommes pour mener à bien leurs desseins, ce sont les hommes qui font entrer les Dieux dans leur projet à titre de simples variables, de facteurs à prendre en compte.
Cette inversion des rôles est probablement l’un des présupposés les plus déterminants de la fiction. Elle fait signe d’une conception du divin tout-à-fait singulière. On peut peut-être avoir l’impression que les Dieux grecs s’ennuient, à voir toutes les mesquineries, les vengeances et les adultères commis par Zeus et ses semblables, mais cela ne remet nullement en cause leur perfection, leur beauté, leur omnipuissance. Les quelques « planches » représentant le monde des Dieux de la mort décrivent au contraire un univers de cendres et de destruction dans lequel des êtres profondément laids essaient péniblement de tromper leur ennui en jouant aux cartes. C’est comme si l’idée que la vie a un sens disparaissait précisément avec ceux dont nous attendons habituellement qu’ils lui en donnent un. Il n’y a rien à attendre de ce côté là : Ryuk est un « pomme rouge addict » qui ne lèvera jamais le petit doigt pour ou contre Light. Par conséquent la thèse religieuse très ancienne (religion égyptienne) selon laquelle nos actes seront pesés et décideront de notre séjour au paradis ou en Enfer est totalement invalidée. On ne peut pas s’empêcher de penser que cette révélation a un certain poids dans la décision de Light de tuer les « méchants ». S’il ne le fait pas, c’est la notion même de châtiment qui perdrait tout son sens, comme si tout se valait finalement, comme s’il était parfaitement indifférent que nous fassions le bien plutôt que le mal.
Si c’est aux hommes et seulement à eux de donner un sens à leurs actions et si on leur donne le moyen de trancher radicalement entre les comportements « bons », c’est-à-dire socialement acceptables et les « mauvais », incompatibles avec la collectivité, avons-nous une chance de voir émerger une société « clean », juste, cohérente et sensée ? La réponse est « Non » (il suffit, pour s’en convaincre, de penser à ce moment où Light demande à Rem, déesse de la mort, de confier le Death Note à un homme d’affaire sans scrupule, qui utilisera le cahier pour se débarrasser de la concurrence) c’est là le fond de la thèse nihiliste de ce manga : ce qu’il nous décrit se manifeste à nous comme un « divertissement », au sens existentiel du terme. La vie est un manga parce qu’il n’existe nulle part de quoi donner à nos vies une justification : pas davantage chez les Dieux que dans le fond passionnel de nos motivations. Rousseau affirme que « la Justice exige la transcendance de celui qui l’exerce » et Death Note nous donne à voir la folie dans laquelle ne peut manquer de sombrer l’humain auquel on donne par hasard le pouvoir de cette transcendance. 

Tous les mangas sont, en ce sens, les enfants du livre d’Albert Camus, « l’étranger », c’est-à-dire de la littérature de l’absurde. « Les hommes, dit Spinoza, sont conscients de leurs actes, mais ignorants des causes qui les déterminent. » Pour le philosophe hollandais, il y a néanmoins un sens profond, déterminé autant que déterminant à ses actions par le biais desquelles à chaque instant c’est l’unité d’un monde, d’une nature divine (Deus sive natura) qui s’accomplit, mais pour Death Note, il n’y en a pas. Les hommes, conscients de leurs actes sont ignorants des causes qui les déterminent et ces causes elles-mêmes ne convergent pas dans l’effectuation d’un être, d’une réalité « Une ». Deux adolescents immatures se livrent une lutte sans merci, et c’est tout. Est-ce pour sauver le monde ? Non, il n’y pas de monde à sauver : juste des cendres dans le monde des Dieux de la mort et des appétits de puissance dérisoires dans l’univers des hommes. Sous cet angle, l’esthétique gothique du manga est assez cohérente : il n’y a rien d’autre à faire devant l’évidence du chaos que de s’efforcer d’acquérir la lucidité de ce chaos sans s’effondrer, sans reculer devant ses implications. Ne serait-ce pas d’ailleurs le paroxysme même de la notion de « sens » : tenir à bout de bras la gageure d’une existence confrontée continuellement au désastre et vivre quand même, non pas malgré l’absence de sens mais AVEC elle.

mardi 12 mai 2015

Death Note de Tsugumi Ôba - Ecrire la mort des autres (1)


« Death Note » est un manga écrit par Tsugumi Ôba et dessiné par Takeshi Obata. Il fut publié de 2003 à 2006. Son succès immédiat lui a valu d’être adapté en amime par le studio Madhouse et diffusé en France en 2008. Plusieurs adaptations cinématographiques ont été tentées mais c’est à l’anime qu’il sera prioritairement fait référence dans cet article.
Ce manga pose apparemment une question philosophique simple : que se passerait-il si la puissance de donner la mort, par simple décret, tombait dans les mains d’un « humain » ? Il suffit d’écrire le nom de la personne que l’on veut tuer sur le « Death Note » en pensant à son visage et elle mourra six minutes plus tard par arrêt cardiaque, à moins que l’on ne décrive aussi les circonstances de son décès. La référence à l’écriture est cruciale, d’abord au regard de l’expression qui est parfois utilisée devant ce que nous appelons un coup du sort : « c’était écrit ». D’accord mais où et par qui ? Nous parlons habituellement du destin ou du hasard. Nous acceptons cette épée de Damoclès suspendue au-dessus de notre tête avec fatalité parce que nous savons effectivement que notre existence, en un sens, ne tient pas à grand chose. On raconte qu’à Rome, dans l’Antiquité,  il était d’usage qu’un esclave rappelle à un général victorieux qui venait de se couvrir de gloire la formule : « Memento mori » (« souviens-toi que tu vas mourir ! ») afin que le conquérant ne perde pas de vue la fragilité existentielle de sa condition. Tertullien soutient qu’il s’agissait en réalité de ces paroles : « Regarde autour de toi et n’oublie pas que tu n’es qu’un homme. »
Ce n’est pas que la mort en elle-même qui nous inspire un tel sentiment de vulnérabilité mais aussi le caractère dérisoire, brutal voire absurde de sa réalisation. Quoi que nous accomplissions dans notre vie, nous le faisons dans la chair d’une matière friable au sein de laquelle, en un sens, rien n’est définitivement gravé, comme un enfant dessine des figures sur la plage en sachant que la mer ne va pas tarder à effacer ces images. Aussi étrange que cela puisse paraître, cette proximité continuelle, structurelle de chaque instant de notre vie avec une mort absurde et toujours possible est constitutive de cette vie même, comme si la nécessité de donner du sens à ce que nous faisons s’actualisait sans cesse de cette menace perpétuelle d’un coup d’arrêt insensé, injustifiable. Ce n’est pas parce que nous pouvons mourir à tout instant que notre existence n’a aucun sens mais exactement le contraire : le fond de la nécessité à donner du sens vient de l’efficience toujours actuelle d’une mort possible.

Mais voilà que Ryuk, un Dieu de la mort, s’ennuie suffisamment « mortellement » pour faire une expérience dont l’enjeu métaphysique est considérable : offrir à un homme la puissance de tuer ses semblables par le simple fait d’écrire son nom dans un cahier. Il est ainsi confié à l’un de nous le pouvoir de donner du sens à la mort, de définir des critères de « mérite » au regard desquels l’existence de tel ou tel être humain vaut ou pas la peine d’être poursuivie. Quels seront ces critères ? La puissance de donner la mort en donne-t-elle le droit ? Comment donner du sens à nos actions quand nous savons que notre « sort » ne dépend plus de « choses qui nous dépassent » mais au contraire de la volonté de l’un de nos semblables de construire un monde débarrassé de ces éléments « impurs », car tel sera bien l’objectif que se fixera Light Yagami, lycéen brillant obsédé par la justice ?
L’un des points fondamentaux de « Death Note » consiste dans le choix de l’auteur de ne jamais décrire les détenteurs humains de ces cahiers (car il y en aura plusieurs dans le manga) comme des personnes  soumises à des cas de conscience. Il n’est aucunement question de ne pas utiliser ce pouvoir, de telle sorte que jamais l’action ne s’interroge sur le pourquoi de la mort infligée mais plutôt la question du « comment ? ». Posséder un tel cahier définit une condition qui fait entrer le propriétaire dans la complexité d’une infinité de questions tactiques au fil desquelles l’objectif n’est finalement pas du tout d’être le plus vertueux mais le plus habile, et la nature de l’intérêt que nous prenons à suivre le fil de ces intrigues très compliquées tient du « jeu » plus que de l’attente d’une morale de l’histoire.

De fait, il n’y pas vraiment de « gentils » dans « Death Note ». Aucun événement, aucun mouvement ne semble revêtir d’autre sens que celui de créer une nouvelle configuration dans la partie d’échecs qui oppose Light Yagami ou Kira à « L », l’enquêteur « absolu », pure machine à démêler les énigmes, à trouver les coupables en suivant les ressorts d’une logique pure, froide et débarrassée de toute affectivité. Ces deux adolescents n’ont d’exceptionnels que leur intelligence, contrairement aux super-héros américains comme Spiderman ou Superman qui sont « fondamentalement », c’est-à-dire dans « leur être même », « surnaturels ». Dans « Death Note », on pourrait dire que c’est plutôt la situation qui est hors norme et les héros vont hausser leur niveau de jeu  au fil de l’intensité croissante de l’imbroglio créé par la situation, étant entendu qu’à aucun moment « Kira » ou « L » ne vont se retrancher derrière des « principes », une fois que l’objectif de chacun d’eux est clairement établi. C’est ainsi que Kira, aussi cynique soit-il, a choisi de tuer « les méchants » pour créer une société humaine chimiquement pure, constituée exclusivement de membres « autorisés », comme une secte dans laquelle tous ceux qui ne posséderaient pas les bons codes comportementaux seraient « radiés » mais il n’hésite absolument pas à tuer tous ceux qui essaient de contrecarrer ses projets.
Il est absolument impossible de suivre l’action de ce manga sans être, à tout instant, assailli de questions philosophiques et celle qui vient en premier lieu par rapport au projet de Kira consiste d’abord à s’interroger sur sa nature éminemment contradictoire : « Comment se fixer à soi-même le projet d’éliminer tous les meurtriers de la société sans réaliser qu’il faudra bien, en toute logique, s’imposer tôt ou tard à soi-même la même sentence ? » C’est comme si la solution du problème soulevé dans Death Note, à savoir quelle attitude devons nous adopter face au mal,  apparaissait en contrepoint d’une action toujours visible, toujours « tueuse », à visée socialisante. Ce n’est pas un pouvoir qu’il faut opposer au pouvoir du mal mais plutôt une résistance et celle-ci ne saurait se concevoir comme une action sur la société mais sur soi. Lutter contre le mal, cela commence ici et maintenant mais juste « en soi ».